Berlin Paradise au Bal Blomet

 In Scénopathie

Un paradis berlinois dans un « bal » à Montparnasse

Avant que d’être un cabaret, le Bal Nègre, né durant les « années folles », servait de QG de campagne au candidat député martiniquais Jean Rézard des Wouves. Plus doué pour la programmation musicale que pour la politique, il renonça à la dernière pour se dédier à la première et le lieu devint réputé pour ses soirées exotiques — Desnos, Beauvoir l’évoqueront et le Tout-Paris s’y pressera —, avant de s’orienter vers le jazz, puis de fermer définitivement dans les années 2000. Récemment réhabilité, renommé Bal Blomet après diverses controverses, il ambitionne de retrouver le panache originel en proposant une programmation éclectique à une audience très sage et bien choisie (amis, critiques, gens « du milieu », quelques jeunes, mais guère, malheureusement). Sont convoqués jazz, musiques afro-américaines et, si rarement qu’on se demande un peu ce qu’elle vient faire là, musique classique. Quelques « événements culturels » s’y déroulent parfois en journée. On peut y boire un verre et y grignoter légèrement en écoutant la musique.

Un programme qui joue le jeu de l’histoire…

Ce 26 février, le programme était parfaitement en lien avec le lieu et son histoire. Berlin Paradise propose en effet un voyage dans les textes et les musiques du Berlin d’entre-deux-guerres, Berlin émigré aux Amériques, puis revenu sur le continent. Une boucle, en quelque sorte. Le programme, qui vient de faire l’objet d’un enregistrement, est conçu autour d’une chanteuse, Marion Rampal, d’un quatuor à cordes, le quatuor Manfred et de l’éclectique Thomas Savy qui jouera ce soir la seule clarinette basse en remplacement du saxophoniste Raphaël Imbert.

Du côté instrumental, des pièces pour quatuor seul — Schulhoff, Kurt Weill, Berg [Die Nachtigall], Hindemith revisitant le Fliegender Hollander en 1925 dans son Ouvertüre avec moult fausses notes volontaires — et de très belles improvisations à la clarinette basse. À la fois individus et ensemble, les musiciens jouent avec une grande fluidité, en un parfait équilibre ; pas un ne tire la corde à lui : voilà de la vraie musique de chambre.

Des extraits du Drei Groschenoper de Kurt Weill — dont la fameuse Ballade de Mackie Messer —, le célèbre tango Youkali, témoin du passage de Weill à Paris, montrent la diversité de registres de la chanteuse, qui passe aisément du parlé au chanté. Das lila Lied (Lavender Song) de Mischa Spolianski fait entendre l’hymne du Berlin gay et lesbien. On entend Brecht, mis en musique par Hanns Eisler (Nein) en un hommage du poète à un ami tombé dans la drogue. On surprend le Berlin vu par Billy Wilder dans A foreign Afffair (La Scandaleuse de Berlin) en 1948 avec les chansons de Frederick Hollander, Black Market, The Ruins of Berlin, créées par Marlene Dietrich. Elles sont ici plus « chantées » que ce que l’on pourrait attendre, certes, mais l’idée est, à l’évidence, de se démarquer de « la » Dietrich, comme d’Ute Lemper, qui a magnifiquement repris ces titres.

… dans un cabaret très poli par le temps

La voix, naturelle, bien placée, est, chose rare, belle et souple dans toute l’étendue de sa tessiture. La diction précise, mais sans outrance permet de tout entendre. Musiciens et chanteuse jouent sur les nuances, les textures vocales et instrumentales en un bel ensemble où tous savent trouver leur place sans paraître vouloir la chercher ou, pire, l’imposer. Les rôles se distribuent sans y penser dans le plaisir de jouer ensemble. La complicité des musiciens va, on le constate avec plaisir, au-delà de la musique. Quelques brèves traductions et quelques explications suffisent à renseigner les auditeurs.

Le spectacle tient parfaitement ses promesses : reprendre des titres connus sans pasticher ses premiers interprètes. Mais malgré les qualités du programme, celles des instrumentistes et de la chanteuse, j’ai ressenti comme un manque. Tout cela était peut-être un peu trop sage (quelques rares gestes, un sifflement à la fin de Black Market), trop timide, trop contenu. À l’image du lieu et de son nouveau public, qui ont peut-être contaminé les artistes. J’aurais aimé y percevoir des failles, sentir un léger déséquilibre… qui laisseraient la vie éclater, avec ses failles et ses déséquilibres, justement. J’aurais attendu un grain de folie supplémentaire, écho de ces années qui firent la célébrité du lieu et dont je me suis sentie, finalement, trop loin. Il faudra suivre cependant, ensemble ou séparément, ces musiciens, ou encore les écouter au disque : ils ont des choses à nous dire.

Berlin Paradise au Bal Blomet le 26 février 2020 : Marion Rampal (chant), Thomas Savy (clarinette basse) et le quatuor Manfred (quatuor à cordes).

Au disque : Bye-Bye Berlin | Marion Rampal (voix), quatuor Manfred (quatuor à cordes), Raphaël Imbert (saxophone) | Harmonia Mundi HMM902295 (1 CD)


Illustration : Fritz Haase, Sibylle Haase pour le ministère fédéral des finances et Deutsche Post AG – Timbre commémorant le 100e anniversaire de Kurt Weill