La découverte des asperges : Entretien avec Akosh S. à propos de Nakama Terek, son nouveau disque

 In Discomanie

Marseille, 6h26. Bonjour, Akosh [1]. Nous t’avons souvent vu ou entendu créer au temps présent (je pense à l’immédiateté de l’improvisation) et là nous découvrons avec Nakama Terek (Nakama Spaces) une œuvre dont l’enregistrement s’étire entre 2004 et 2015, c’est-à-dire onze ans, pour une sortie cinq ans plus tard. Peux-tu nous raconter un peu la temporalité si particulière de ce disque (très uni, par ailleurs) ? Quel a été le cheminement de cet opus au fil du temps ?

Budapest, 21h16. Salut Laurent, alors il est vrai qu’à partir des années 2000, j’ai ressenti le besoin d’aller vers de plus en plus de liberté, de libérer la musique, les instrumentistes, de leurs rôles archaïques, de cultiver l’improvisation ou – comme je préfère l’appeler – le « non prévu ». Ceci m’a permis de rencontrer des gens extraordinaires, des improvisateurs hors pair, où en gros, à mon sens, il s’agit d’être en accord avec la vibration du monde en constant mouvement, d’aller vers l’autre, et ensemble vers l’inconnu, sans rien prévoir [2].

Parallèlement, je travaillais avec des compagnies de nouveau cirque, ou de danse contemporaine : il s’agissait de proposer et trouver des choses – composer – qui participent à la construction des pièces, leurs sujets – non pour les accompagner, mais pour faire partie inséparable de l’expression de l’ensemble, sous forme de spectacle vivant. Ces approches différentes ont créé une sorte d’équilibre entre cette nécessité de liberté et ma veine de compositeur, en cherchant chaque fois consciencieusement à garder une grosse part d’improvisation afin d’éviter l’enfermement dans l’interprétation d’une œuvre figée. J’ai souvent construit mes disques à partir de prises contextuellement différentes, j’y ai chaque fois découvert une richesse innée (Imafa, Kebelen…).

Lors de la création de Eden, la première pièce créée avec le chorégraphe Josef Nadj (6 autres ont suivi) en 2004, j’ai dû écrire en quelques semaines – une semaine au Havre et deux semaines à Magyarkanizsa (Serbie) – la musique pendant les répétitions avec les danseurs – autant dire à un rythme très soutenu (on avait peu de moyens financiers), pour un orchestre de 8 musiciens que je connaissais à peine, tous venus d’horizons relativement différents. Pour trois scènes, Josef voulait utiliser des morceaux qu’il connaissait de mes disques précédents ; j’ai choisi d’écrire des nouveautés à partir de bases anciennes (ce qui était un exercice difficile, mais réjouissant, à refaire à l’occasion !) pour deux d’entre eux (« Baràtvér » et « A lovakat is ? »), et d’écrire quelque chose de nouveau pour le troisième (« Lakni »), tout en gardant l’esprit de la composition d’avant. À l’occasion de la première à Budapest, nous avons enregistré la musique du spectacle, en faisant quelques prises en plus sans les danseurs, en mode « musique totale », hors format du spectacle, en nous libérant des contraintes de la durée, en changeant l’instrumentation, etc. plus dans l’idée d’archiver, en tout cas sans idée préconçue. Finalement la vie de la pièce n’a eu qu’une courte durée, et peu de temps après nous sommes passés à autre chose.

Bien des années plus tard – en 2009, je crois – tout en arpentant mes archives, je suis tombé sur ce dossier, j’ai eu envie d’en faire quelque chose, d’en faire une œuvre complète musicale. Mes enfants ont grandi, j’ai eu envie de les faire participer (Vito avait 11 ans, il commençait à peine à jouer de la trompette ; depuis il est devenu musicien aguerri ; Oskar a fait aussi quelques petits sons, aujourd’hui il s’occupe des visuels de mes albums). En gros j’ai commencé un long plongeon (finalement, la phase la plus longue de la création de l’ensemble), en prenant mon temps – quand j’en avais – pour créer de nouvelles parties, des extensions, des parties de solo, puis pour mixer, faire de la post-production.

Une fois tout cela terminé (courant 2010), je suis passé à autre chose – tant qu’il s’agit d’avancer en création, je jubile, mais le démarchage n’a jamais été mon fort, et de toute façon je n’avais pas le temps, donc je n’ai guère trouvé de label – je l’ai mis de côté, j’ai commencé à bosser sur le montage d’autres disques. C’est en 2016, après avoir fini plusieurs travaux, que j’ai décidé de financer moi-même les masterings de tout ça en studio, chez David Mascunan – un mec rare, fabuleux – comme pour mes autres disques.

La phase d’après, celle qui est un peu douloureuse, et qui continue aujourd’hui, c’est le silence, le manque d’intérêt, ou l’incapacité financière des labels susceptibles de sortir ce genre de musique, la quasi-disparition des médias traditionnels, que sais-je… par moment l’hésitation de ma part – pardon, mais justifiée – de vouloir sortir dans des conditions minables un disque où j’ai tout fait de A à Z, artistiquement et financièrement.

Là-dessus arrive le Covid. Plus de possibilité d’exercer son activité de musicien, d’où l’idée de sauter le pas et de faire sortir le disque sous forme numérique sur Bandcamp, n’ayant plus tellement d’autre choix.

Akosh à la Mesón (Marseille) | © Anabel Serna Montoya

Marseille, 5h43. « Plus tellement d’autre choix », je ne sais pas comment ça se dit en hongrois, mais ça pourrait être le titre d’une autre pièce musicale, en résonance à « Azértis » [3], ton fameux morceau avec ton ancien groupe, Akosh S. Unit, qui signifiait, m’avais-tu dit à la radio il y a longtemps, « outre cela » ou « malgré tout ». Plus tellement d’autre choix et malgré tout continuer… Malgré tout, faire que cette musique existe… IN SPITE OF IT ALL / A PESAR DE TODO… Mais avant d’aborder ce genre de question plus philosophique, pourrais-tu brièvement nous présenter les musiciens qui jouent sur ce disque et leurs instruments ? Vito, ton fils, joue de la trompette, nous as-tu dit, et les autres paraissent tous avoir des noms hongrois (alors que du temps de l’Unit, c’était plus international, j’ai l’impression). D’où viennent donc ces artistes qui t’accompagnent, qui, par leur énergie, leur souffle, font exister ce mot crucial et compliqué « ensemble » (együtt, együttes en hongrois, me dit Google) ? S’agit-il de musiciens rencontrés sur la scène des musiques improvisées de Budapest (celle qui te fera rencontrer par la suite Áron Porteleki, avec qui tu joues en ce moment) ?

Budapest, 15h45. Oui, effectivement ça pourrait être un titre, mais ça a un côté un peu prétentieux, qui me déplaît, dont je me méfie. Après, cet aspect est là, toujours sous-jacent, mais en fait, cette fois-ci, ce n’est que dans le sens de la dégringolade des possibilités de sortie de disque que je l’entendais. « Azértis » en effet veut dire « malgré tout » (« outre cela » est la traduction d’un autre morceau « Ezenkìvül ») [4] ; c’était une manière de dire « malgré tout on va être heureux », en partie par rapport à la tristesse qui englobait ma jeunesse, causée partiellement par la petitesse de l’abus de pouvoir, l’étroitesse d’esprit… qui perdure, bien sûr, et qui me révolte, mais je suis beaucoup plus pour une affirmation d’une foi en la vie, de l’amour de sa complexité et de sa richesse insondable que pour m’installer dans une amertume guerrière revancharde…

Alors, pour répondre à la « vraie » question, Robert Benkö, le contrebassiste et Tamas Geröly, le batteur font partie de la génération d’avant, j’ai grandi en les écoutant, quand ils jouaient avec Mihály Dresch. Robert joue sur Èlettér [5] aussi. On a tourné en duo, puis je l’ai invité sur d’autres projets (Entracte avec Nadj). Eux deux jouaient à cette époque dans un groupe monté par trois saxophonistes venus du sud de la plaine hongroise, que j’ai rencontrés grâce à eux. En 2000, j’ai eu la charge de proposer des groupes pour l’année culturelle hongroise en France, et lors d’un concert à double programmation dans ce cadre-là à La Villette, je leur ai proposé qu’ils se joignent à mon groupe, le Akosh S. Unit, au pied levé. À la suite de ça, en 2001, j’ai fait une création autour d’un film intitulé Elégia de Zoltàn Huszàrik [6], j’avais besoin de monde pour réaliser ce que j’entendais, donc je les ai invités pour cela (2 batteurs, 2 bassistes, 5 saxophonistes, une vielle à roue). D’ailleurs le disque tiré de ça est fini, masterisé aussi.

Ayant eu vent de cela, Nadj – lui-même originaire du sud de la plaine – est venu me voir pour qu’on fasse une création ensemble, d’où l’idée pour la réalisation d’Éden. L’orchestre est complété par Andràs Vìgh, vielle à roue, rencontré en France, qui faisait partie de l’Unit à ce moment-là et par le joueur de basson et de zurna, Žorž Grujić qui s’est retrouvé là « par hasard » : étant donné que la création avait lieu en Serbie, dans une ville de minorité hongroise, Magyarkanizsa (la ville de naissance de Nadj) pour avoir l’autorisation il fallait qu’il y ait au moins un artiste serbe dans le groupe, par chance ça a été lui ! Belle rencontre.

Avec les trois saxophonistes, nous sommes de la même génération, et à part ces quelques occasions nous n’avons pas beaucoup fait d’autres choses ensemble, en partie du fait que j’habitais en France. Les gens avec qui je joue en ce moment, comme Áron Porteleki, Peter Ajtai, ou Szilveszter Miklòs, ont 18-20 ans de moins que moi, et le rapport est différent, ils sont au cœur de ce que je fais actuellement [7]. Mes enfants étaient petits au moment de l’enregistrement, mais j’avais très envie de les intégrer dans cette aventure, même avec des petits sons (Vito ne joue que quelques notes de trompette, un peu de percus, et Oskar des klaxons, percus). Aujourd’hui, avec Vito, nous jouons dans plusieurs formations (Qiyan entre autres [8]) et Oskar s’est orienté vers l’architecture et les arts visuels.

Marseille, 6h26. Merci Akosh pour la précision de ta réponse. Pourrais-tu maintenant nous parler du titre du disque ? Nakama Terek, un mot japonais et un mot hongrois liés par le son occlusif « k » (son que j’apprécie beaucoup en poésie, par ailleurs) ? Sans, bien sûr, nous donner la clé d’interprétation de ce mystère, peux-tu tout de même nous suggérer quelques pistes ? L’idée d’espace présente dans « terek », si l’on en juge par la traduction anglaise sur Bandcamp, était déjà présente dans le titre « Èlettér » (« espace vital »). Est-ce un emploi (très) différent ici, d’après toi ? Comment ce titre s’est-il posé sur la musique ? En cours de route, au début, à la fin ?

Budapest, 20h09. Effectivement, « Èlettér » peut se traduire par espace vital (consonance sale) – autre traduction possible : bio-sphère (mais comme titre ça ne sonne pas pareil du tout, et Ornette  – le plus grand parmi les poètes – l’a utilisé à sa belle manière…), donc la notion d’espace est effectivement présente dans les deux titres.

La première différence, c’est que tér est au singulier, terek est au pluriel, donc en français ça donnerait : « Nakama Espaces ». Par un cheminement long, dont la racine du titre se trouve dans la pièce « Éden », où l’idée de départ était le destin du poète exilé, qui rêve longtemps de retourner dans son pays natal, et quand son désir se réalise, il se fait coffrer, puis plus largement la question de la vulnérabilité de l’homme en face de l’oppression, MAIS aussi de la possibilité de transformer cet enfer en éden, grâce à ses capacités et sa soif de liberté. (Autant dire que le topo m’était proche – comme pour les autres pièces par la suite… on ne se disait rien, on actait.)

J’aurais pu garder le titre Eden, ou ça aurait pu être « Terek » mais au fur et à mesure que j’avançais, le disque devenait de plus en plus autonome… Et puis il y a autre chose : comme nous le savons, un des aspects, une des armes du pouvoir est l’incitation à la haine par la peur – entre les peuples, entre les classes sociales, pour pas dire plus de sa race ! – tandis que mon expérience du monde – avec toute sa complexité – est d’avoir – ou en tout cas, pouvoir avoir – des frères et des sœurs partout, des gens de toutes sortes, et pas que des gens. C’est ce que les titres des morceaux de l’album évoquent.

Au moment, donc – relativement récent – où j’ai découvert le « concept » Nakama, mot japonais englobant camarade, compagnon (voire frère, ami), en tout cas liaison, ça m’a tout de suite fait vibrer, mais à vrai dire – et je pense que c’est là, l’autre, ou une autre différence de taille – sans l’aspect cosmologique, le risque est conséquent, il me semble, de s’engluer dans une sorte d’idéalisme ridicule, ou même dans du romantisme puéril, qui peut être aussi dangereux que des idéologies non fondées de ceux qui croient fermement que la Terre et l’Humanité ont été créées par Dieu il y a dix mille ans. Je comprends que ce soit rassurant, et je ne les blâme pas, mais quand même, messieurs… !?

Je m’explique : ma scolarité était assez problématique, c’était franchement infernal (je ne croyais guère à ce qu’on me racontait), particulièrement en physique et en géographie, et ça aurait pu en rester là. Pourtant, aujourd’hui, une grosse partie de mes lectures se concentre sur ce qu’on découvre par les concepts de la physique quantique, et inséparablement, de l’astrophysique, grâce auxquels on découvre des phénomènes – ne serait-ce que l’intrication, aujourd’hui prouvée, ou la théorie des multivers, qui – à part me dévisser la tête tout en m’ouvrant l’esprit – me donnent plein de satisfaction philosophique.

Le titre « Nakama Terek » s’est donc imposé – ou il s’est composé – au tout dernier moment, juste avant la publication, englobant toutes ces pensées concernant le rapport entre les vivants, tous les vivants, et même le « non-vivant » – nous savons aujourd’hui que la frontière entre les deux est extrêmement ténue – donc entre tous les objets de l’Espace, ou le lien entre les espaces.

Marseille, 16h33. Merci Akosh, pour ce développement sur le titre. « Des frères et des sœurs partout, des gens de toutes sortes, et pas que des gens », dis-tu. Je trouve cette précision « et pas que des gens » cruciale, dans la mesure où tu me parais dépasser l’humanisme à proprement parler pour intégrer aussi dans ton cercle de préoccupations (ton cercle musical au sens large, devrais-je dire), ce qui n’est pas humain, à savoir le monde animal, végétal, minéral. Est-ce aussi ce qui t’a poussé à choisir cet ossement impressionnant comme illustration ? L’os est souvent associé à la mort, à la disparition, à l’extinction, mais c’est aussi la persistance d’une manière (nota. coquille : je voulais dire « matière » et pas « manière », mais peu importe) naturelle après la vie. C’est aussi ce qu’on retrouve dans la terre… Souhaites-tu parler un peu de cet ossement ? Souhaites-tu évoquer un court instant sa vibration ?

Budapest, 4h21. Je risque d’être un peu long, là, pardon d’avance. La plupart des gens doivent me prendre pour un taré, avec tous les bouts de bois, cailloux, ossements, pétales et bouts de trucmuche – je ne m’étale pas – secs chez moi. Pas de trophée – oh que non ! – juste des choses trouvées. J’ai des potes qui m’en veulent après des années, parce que lors d’un déménagement, une fois l’appart vidé – boulot terminé –, il restait encore toutes mes pierres et cailloux à descendre (qu’eux ils ne voyaient pas, comme des choses à déménager), donc la partie la plus dure…

Tu connais les immenses tournesols de Kiefer ? [9] J’ai les originaux chez moi ! Enfin comme si…

Il y a des choses que je garde un temps, puis je les remets dans la nature, des bouts de bois que je brûle finalement pour la chaleur ; d’autres restent longtemps, longtemps ; certains font partie des objets de valeur que j’aimerais avoir près de moi au moment de ma mort (voire qu’on les enterre avec moi). Bref, cet objet en fait partie, mais pour répondre à ta première question « … Est-ce aussi ce qui t’a poussé à choisir cet ossement impressionnant comme illustration ? »

Oui, c’est tout à fait ce qui m’a fait décider de l’utiliser, et c’est au moment même où je l’ai trouvé qu’il s’est imposé, et j’ai immédiatement senti que ça allait être la pochette de ce disque, l’image phare de ce travail, et j’oserais même dire que le fait de l’avoir trouvé m’a poussé à me mettre à bosser là-dessus, d’en faire enfin quelque chose. Bien sûr, ça aurait pu être autre chose, et tôt ou tard je l’aurais fait ce boulot, mais cette trouvaille a eu son importance. Je me sentais, je me sens privilégié – pas comme un quelconque avantage par rapport à qui que ce soit, juste par le fait de pouvoir le voir, le toucher (très peu, ça impose un tel respect ! et c’est si fragile), franchement ça me sidère qu’un truc pareil existe, que ce soit comme ça (?!)… mais bien sûr l’émerveillement ne se limite pas à ça : n’importe quel objet de l’Univers – ou plutôt du minuscule tronçon de l’Espace palpable par nous, d’ici – peut avoir cet effet. Je me rappelle à quel point m’a blessé la réaction des journalistes (?) il y a des années de cela, quant à la question : « Quelles sont vos influences ? » (J’adore !), j’ai – très franchement – répondu : « Parmi les dernières, la découverte des asperges ». C’était juste la vérité, mais ils croyaient que je me foutais de leur gueule, à tous les coups, il fallait que ce soit un saxophoniste de leurs catalogues à eux, ou n’importe qui, quoi, comme si par exemple la naissance d’un enfant n’était pas l’événement le plus extraordinaire du monde, pas plus important que la sortie du dernier disque de tel ou tel… merde, quoi.

C’est triste, je trouve… Enfin, j’arrive à en rire, mais je trouve ces carcans assez barbants quand même. Il n’y avait pas d’asperges en Hongrie du temps de mon enfance. Ni d’huîtres… Point.

Précédemment ici a été évoquée la question de la vie, et le reste des phénomènes et des existences, et la soi-disant frontière qui les sépare, mais y en a-t-il vraiment ? Peut-on définir ce qu’est la vie ? S’émerveiller de la complexité, ça oui…

Évidemment, je préfère voir, sentir (ou tout simplement savoir qu’ils existent) les animaux en vie, vivants (et manger des asperges fraîches quand c’est la saison), mais je trouve tellement magnifique aussi ce qui en reste, en l’occurrence les os, qui a effectivement un autre rapport à la durée, comme tu dis la persistance d’une manière (matière) naturelle après la vie.

Les fruits fanés, pourris, on les jette, mais la moisissure – une manifestation de vie différente – que l’on peut y observer peut-être magnifique aussi. Le travail de Farhad Ostovani [10] en témoigne avec un détachement émotionnellement exemplaire, cédant l’espace au poétique. En revanche, ce n’est pas parce que je trouve les os magnifiques que je tuerais un animal, ou je couperais une branche parce qu’elle a une belle forme, comme je ne pourrais pas être médecin légiste…

Il y a un endroit où je retourne chaque fois quand je peux, c’est un endroit de la forêt que les hérons ont élu pour y faire leurs nids – donc déjà c’est peu banal – vers le sommet des arbres très hauts. Tu sens nettement que tu es sur leur territoire, tu es chez eux, et moi, ça m’interpelle… Par terre, j’y ai trouvé les coquilles de leurs œufs, qui sont bleues, d’un bleu pâle rare. En y trouvant cet ossement – en plus on dirait que c’est un crâne, une icône – ce que j’ai senti – presque imperceptiblement – c’est que j’étais moins séparé, moins enfermé dehors (en dehors de quoi ? est-ce possible de l’être ?), peut-être moins isolé. Difficile à dire, et il ne s’agit pas de fabuler. Mais de là à essayer de le décrire… C’est tellement ténu en plus. La possibilité de la musique (la possibilité d’une musique) est énorme pour ça.

Mais même ce très peu est déjà énorme, bouleversant, et ça m’accompagne (je tiens à dire merci à Jean-Christophe Bailly pour ses magnifiques écrits sur les animaux) et j’ai un peu moins mal, pour ainsi dire. En tout cas, ça résonne avec une des histoires d’amour/amitié déterminantes de ma vie, je l’ai vécue – vers l’âge de 7 ou 8 ans – avec une grenouille (s’il vous plaît, ne riez pas !). On a passé ensemble juste une semaine dans un jardin, où je l’ai choyée, puis au moment où je devais repartir je l’ai ramenée dans le lac, dans son lieu à elle, à l’endroit même où on s’est croisés et où je l’ai apprivoisée. J’ai rarement pleuré autant qu’au moment de cette séparation – nécessaire – et ce n’était pas des larmes de gosse de fin d’été. J’ai vécu une histoire forte avec elle, si différente de moi. Différente ? Je n’en suis pas si sûr. J’en pleure encore. Et il y en a eu tant d’autres… La tortue des marais (Emys orbicularis) dont la carapace était transpercée par une balle perdue, ou le hérisson blessé que j’ai sauvé, le rapport de mes fils avec les chats… Juste encore une image qui me vient par rapport à tout ça – après j’arrête –, c’est un peu comme la différence entre nager dans une piscine – s’amuser à l’aqua-parc – ou entrer dans un fleuve vivant, où tout le cercle de la vie et de la mort se déroule. On n’y va pas pour y jouer à la baballe avec des enceintes diffusant ce qu’on a sur Spotify… On y va humble (en tout cas moi). Attentif. On y va avec du respect, on y ressent tellement de choses… On est un minuscule et peureux objet vivant que la nature peut avaler avec indifférence, et si on est accepté (d’ailleurs pourquoi pas ?), on en fait un peu partie. Tout dépend de mon approche, de mes rapports avec elle. J’y plonge, ça m’éclate, mais avec cette conscience… Bon, j’en suis arrivé à ça, là, mais je ne pouvais pas m’arrêter.

Je me couche à l’heure où tu te lèves, presque, saludos à toute cette circulation aussi, c’est à relire tout ça, de toute façon… Akosh.

Marseille, 6h13. Merci beaucoup, Akosh, d’avoir rappelé l’importance de l’humilité face à l’élément naturel, dans cet univers infini, sur cette terre. D’ailleurs, un des titres du disque est « Kisember » / « Little men » : « petits », bien sûr, « muy pequeños » comme des grenouilles… (Le verbe « carry » au début, à la fin du disque, rappelle aussi cet effort de tes amis éreintés lors du déménagement – enfin, ce n’est qu’une des interprétations possibles, parmi des dizaines d’autres…) Quant à la distinction entre l’aqua-parc et un fleuve vivant, je crois possible de tisser un lien entre cette phrase que tu as écrite et l’absence d’instruments ou d’effets électroniques sur le disque – sur tes disques, je pourrais dire. Pas de samples ni d’effets de delay ou de distorsion, pas de réverbération artificielle, ou peut-être que je me trompe, mais je ne crois pas… Un fleuve vivant (pas d’aqua-parc), c’est-à-dire une musique jouée sans médiation « machinique », au plus près de l’acoustique essentielle, celle qui connecte le corps à la production du son de la manière la plus directe possible ?

Budapest, 21h59. Plusieurs de ces titres évoquent des questions comme l’exploitation de l’homme par l’homme, l’existence même du travail, l’abus de pouvoir que ça engendre, ou plus globalement le pouvoir (« Az Udvar » / « La Cour ») et les « petites gens » (« Kisember » / « Petit homme »), la plupart des gens, tous ces braves gens qui mènent (« Vinni »/ « Porter » ou « Mener ») une vie souvent pénible en travaillant pendant des dizaines d’années dans des conditions déplorables (au profit de quoi, déjà ?) en fermant leurs gueules, en gagnant tout juste de quoi survivre (« Lakni » / « Habiter »), voire des millions de gens qui n’ont même pas vent de ces questions, mais qui luttent pour avoir quand même une existence, une existence heureuse éventuellement, tous ces phénomènes qui sont pris pour naturels et non changeables sont, ou devraient être parmi les questions cruciales de notre époque, et de nos sociétés… tandis que la notion même du travail est apparue il y a relativement peu de temps, et qu’on aurait parfaitement la possibilité de s’en passer, comme on devrait se passer du capitalisme, et de la hiérarchie ridicule tôt au tard. Va-t-on y arriver, ou tout ça va nous sauter à la gueule avant, à cause de X raisons causées par nous-même ? On ne sait pas, et je n’ai pas la prétention d’avoir la réponse, j’ai juste ma manière d’y participer… Ma manière de les évoquer ne peut pas être scientifique, sociopolitique, ou analytique, je ne peux exprimer mon admiration et respect pour eux que par mon travail musical – qu’ils n’entendent pas –, sauf quand il peut se manifester par la proximité et l’amitié qui nous lie, lors de nos retrouvailles.

Autrement dit, je salue la caissière de la même manière que le directeur… En fait non. Le bonjour adressé à elle a quelque chose de différent, va savoir pourquoi.

Je ne peux pas renier ni oublier les années où je travaillais pour ne pas être obligé de gagner ma vie en jouant des musiques auxquelles je ne crois pas, dans différents lieux – notamment dans une imprimerie, où – ayant les mains occupées – j’imaginais, « composais » plus de musique que si j’avais un de mes instruments dans la main. Comme je ne peux pas renier et oublier les gens avec qui je travaillais. Moi, je partais au bout d’un moment, eux non.

Mais pour parler de l’acoustique essentielle – comme tu dis – il est vrai que, dans la plupart de mes réalisations, je n’utilise que des instruments acoustiques, je trouve une valeur à produire des sons avec l’effort physique humain. Dans la nature – au bord d’un fleuve par exemple – les sons sont acoustiques, cela va sans dire. Quant à ces questions de « pas de réverbération artificielle » ou « d’effets électroniques », il faut tempérer. On peut effectivement cultiver une musique sans l’utilisation de l’électricité, ce choix dit pas mal de choses sur notre rapport au monde ; en revanche il n’y a pas d’enregistrement, mixage, ou production de disque – ni même concert, à moins que ce soit VRAIMENT acoustique – sans médiation « machinique ». La plupart des disques sont enregistrés en multipistes, avec plusieurs micros par instrument, qui du coup ne reflètent pas ce que l’on entend avec deux oreilles. C’est au mixage et mastering qu’on recrée l’acoustique, qu’on finalise la stéréo et l’espace, etc. artificiellement. Tout dépend du dosage, donc du goût, ce qui n’est pas secondaire. Si j’étais un puriste, je n’utiliserais pas ces outils, ou je ne ferais pas de disque. Mais ce train est parti il y a très très longtemps. En musique classique, ils travaillent avec l’acoustique des lieux, et en schématisant un peu, c’est le domaine de l’art. Nous – les musiciens difficiles à cataloguer –, on a accès à des salles – même si on cherche ailleurs, mais les occasions sont rares – qui sont gérées par le show-business, ce qui ne simplifie pas l’affaire. Pourtant…

Mais il y a des choses plus importantes que cela, au-delà de ces questions esthétiques. Même si mes formations sont acoustiques, ce n’est pas pour autant que je ne joue pas avec des gens qui utilisent des instruments électriques. On bouge, tout bouge, bordel ! Il y a un tas de facteurs qui font qu’une personne choisit tel ou tel instrument, et dans les musiques dites « vivantes » il y a toujours un homme derrière un instrument, il y a un créateur derrière l’outil qu’il utilise, et c’est justement l’interaction entre les gens qui est intéressante, vivante. Bon, on va dire qu’on en est là culturellement, et au niveau de nos inventions, capacités, technologies, etc. Parmi les disques réalisés récemment, dont j’attends avec impatience la sortie, il y en un par exemple avec un jeune gars qui n’a jamais eu aucun instrument de musique physique entre les mains – il est en musique électronique, dans la même promo que Vito à l’Académie de musique de Budapest –, ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas de musicalité, et qu’on n’a pas fait quelque chose d’extraordinaire, j’ose même dire que c’est parmi les trucs, étymologiquement les plus extraordinaires que j’aie faits avec des gens, beaucoup plus que les trucs sous ma direction, avec mes idées, avec ma constitution personnelle restreinte, je veux dire que ça la dépasse… et là, on touche à quelque chose de primordial. Récemment, j’ai rencontré des gens lors de concerts de musique punk, qui m’ont vraiment touché, avec qui on a prévu de faire des choses, sans les codes, sans scrupules, on verra ce que ça donne. Bien sûr, tout ceci n’est pas très commercial…

Je pense qu’il est plus important de faire des choses avec toutes sortes de personnes très différentes, produisant toutes sortes de sons, que de s’enfermer dans une quelconque bigoterie, et ce serait dommage de passer à côté des gens qui ont des choses à dire, parce qu’ils viennent de milieux différents du nôtre, et là, je ne parle pas que de musique, bien sûr. Il me semble que c’est bien le manque de communication qui cause une bonne partie des problèmes, c’est ça qui est réellement dangereux. Ce serait con que je ne joue pas avec le groupe Dorota, parce que ce n’est pas acoustique, ni jazz, ni improvisé… et puis il ne faut surtout pas oublier que le rock n’existerait pas sans ces inventions, et un monde sans Hendrix, Led Zepp, ou Zappa (la liste est longue), alors là, je dis non ! Enfin, sans fleuve baignable encore moins…

Marseille, 6h35. Merci Akosh, pour cette réponse nuancée refusant le dogmatisme et cherchant plutôt à saisir la complexité des choses et des points de vue sur les choses. Hendrix, Led Zepp, Zappa, dis-tu, effectivement, sacrés musiciens ayant fait quelque chose d’extraordinaire avec cette invention humaine appelée « électricité » (On pourrait mentionner Serge Teyssot-Gay aussi, guitariste électrique essentiel, ainsi que le son de Noir Désir jadis, puissant). Dorota, groupe de rock hongrois actuel, me semble très intéressant aussi (notamment pour leurs clips [11], mais pas que). Cette ouverture d’esprit qui te maintient en vie en tant qu’artiste explorateur t’a aussi emmené récemment vers l’univers du hip-hop avec Marc Nammour, Mike Ladd, ou encore Vîrus. Qu’est-ce que ta musique a ressenti aux côtés de ces rappeurs maniant le verbe rythmiquement, puissamment ?

Budapest, 15h52. Avant tout, c’est simplement en tant qu’être humain que ça me maintient en vie (je sais que c’est une phrase de merde, mais je l’assume).

J’ai rencontré Marc et Mike grâce à Serge Teyssot-Gay, lors d’un de ses projets multidirectionnels appelé « Kit de survie » [12]. Je pense que ce sont des gars qui ont écouté « L’Europe », le long morceau réalisé avec Noir Désir à l’époque [13], donc ils savaient où ils mettaient les pieds, et le faisaient avec plaisir. À la suite de ça, avec Marc on a fait 3 créations différentes, l’une avec le guitariste de son groupe, utilisant très peu de samples, jouant essentiellement des instruments sur scène, créant des boucles en direct avec des percus et trouvant l’orchestration adéquate pour chaque morceau.

La deuxième était avec quelques membres du groupe Touareg Tinariwen, et Imarhan, et le batteur de son groupe, où on cherchait des ponts entre les textes entre autres rap et la musique du désert (« Je prends acte » [14]), puis la troisième avec La Canaille – le groupe de Marc – et cinq rappeurs, où nous nous sommes rencontrés avec Vîrus, avec qui par la suite nous avons entamé une sorte d’adaptation de « Schtilibem » de Georges Arnaud (Henri Girard), où on est juste tous les deux, rencontre entre musique improvisée et lecture… [15], puis on va sûrement créer des choses à partir des textes de Vîrus. On est dessus, c’est en cours.

Tout ça, juste pour dire, qu’on n’est pas enfermés dans du texte rythmé ou pas rythmé, les questions sont ailleurs, et que, pour chaque création, il faut inventer une sorte de méthodologie, trouver l’angle d’attaque, de la même manière que lorsque l’on travaille avec des danseurs, des chorégraphes, chaque pièce demande une différente approche.

Étant un grand fan de Public Enemy – chaque sortie d’un nouveau disque était attendu et était un événement –, l’influence de ces pratiques créant des sons groove à partir de samples est palpable sur certains de mes albums, et c’est vraiment réjouissant de chercher à trouver des solutions dans le monde de l’esthétique rap avec mon arsenal, tout en apportant autre chose. Faire des musiques en utilisant des instruments avec des gens qui n’ont jamais eu la chance, la possibilité de pouvoir travailler autrement qu’avec des samples est assez extraordinaire, on se découvre, on est comme des enfants, et franchement qui connaît mieux que ça ? Tout ceci m’a poussé jusqu’à utiliser la voix d’Albert Jacquard sur mon nouvel album en trio, que je suis en train de terminer, comme il y a des traces de ça sur le nouveau disque (« Kohò ») en duo avec Gildas Etevenard (en attente de sortie également).

Tu dis de Dorota que c’est un groupe de rock, mais on vient de réaliser une vidéo de 25 minutes en reprenant quelques morceaux de leur dernier album avec des instruments acoustiques, et des percus traditionnelles, des chants, et le batteur, Àron Porteleki, fait partie de mon trio. Les vraies choses, valeurs sont en dehors des étiquettes et des formes.

Et bien sûr, au-delà de ces questions stylistico-esthétiques, il y a la dimension humaine, sans laquelle tout ça resterait une vaste rigolade superficielle. Qui aurait cru pouvoir prévoir que j’allais trouver encore des frères venant du rap, et d’ailleurs, ou que des jeunes gens me contacteraient aujourd’hui en découvrant des musiques que j’ai réalisées grosso modo au moment de leur naissance ?

C’est très élevant et réconfortant, tout ça, et possible tant qu’on peut se rencontrer. En fait, nous, ça va, c’est le reste qui grince…

Marseille, 6h53. Importance des rencontres, bien sûr, chargées d’affects, de puissance. Tout cela fait que le monde continue à vivre, malgré les assassinats, les désastres (je rédige cette question alors qu’un professeur a été décapité en France à cause d’un de ses cours…). J’ai rencontré ta musique pour ma part en 1996 (j’avais quinze ans) lors d’un concert de Noir Désir au Transbordeur à Lyon, pour la première partie de la tournée 666 667 CLUB. Je t’ai vu ensuite en concert deux fois dans un petit endroit sur les pentes de la Croix-Rousse qui s’appelait le [[Kafe Myzik]], où travaillait précisément le flûtiste Emmanuel Desestré qui se trouve être aujourd’hui la personne qui va publier cet entretien dans sa revue en ligne Le ventre et l’oreille. Tout se tient…

Alors deux questions, pour finir, par rapport à ça : premièrement, que penses-tu – et penses-tu quelque chose ? – de la thématique de cette revue, Le ventre et l’oreille, c’est-à-dire de ce lien qu’ils tissent entre les saveurs culinaires, gastronomiques et les saveurs auditives, musicales ? Accordes-tu une place importante au fait de faire à bouffer, d’explorer la bouffe, dans ta vie, et connectes-tu ça à ta musique par moments ? Je me souviens par exemple d’un de tes morceaux qui s’appelait « Paprika », si je ne me trompe pas trop… Il y a « So » aussi (« Sel ») qui me fascine.

Et puis, deuxièmement, pour refermer la boucle… gardes-tu un souvenir, plus ou moins précis, des concerts dans ce lieu sur les pentes de la Croix-Rousse avec l’Unit ? Je me souviens que je t’avais demandé avant un des concerts (j’étais intimidé de te parler… je n’avais que seize ou dix-sept ans…) : « Bonjour, Monsieur Akosh, vous allez jouer quoi ce soir ? » et tu m’avais répondu sérieusement : « J’en sais rien… Ça va être un concert improvisé… » (Question plus large : qu’est-ce qui a changé, au niveau des espaces musicaux en vingt ans ? Quelle évolution a connu tout ça ? Qu’est-ce qui se passe aussi en Hongrie et en Chine où tu as joué il n’y a pas longtemps ?)

Budapest, 22h42. Ah ok, Manu, oui, je me souviens bien de tout ça, comme tu dis tout se tient. Je me souviens d’avoir défoncé mes lèvres au [[Kafe Myzik]], plafond bas (heureusement, du coup, je pouvais jouer vers le plafond pour m’entendre, les cymbales bouffant tout l’espace sonore), tout petit… Super lieu. Il me semble y avoir joué avec mon groupe et avec Mosq.

Alors… je pense que le fait d’avoir évoqué les asperges (et les huîtres) un peu plus haut donne quelques pistes sur ce que j’en pense… Bien sûr qu’il y a un lien très fort entre le monde culinaire et le monde sonore ! J’ai commencé à cuisiner en improvisant, en sentant !! (Pas en y mettant n’importe quoi !… tout comme en musique) – je ne regarde que très rarement des recettes et, même si je le fais, je m’en écarte rapidement – et je me souviens d’un de mes premiers plats dont j’étais, nous étions contents. C’était presque « normal » qu’il soit réussi : j’écoutais Le Sacre du printemps de Stravinski en le concoctant (après, on peut être un piètre cuisinier et bon musicien, et vice-versa). Écouter Charles Ives en cuisinant fait naître des merveilles aussi. Il a toujours été très important pour moi de cuisiner pour ma famille des bons plats, mais surtout d’aller chercher les bons produits, connaître les légumes, fruits de saison, et je suis content, car j’ai réussi à transmettre à mes enfants l’intérêt, l’importance de ces choses-là. J’adore découvrir des nouveautés (je rentre du Japon ou de Chine – entre autres – avec la tête dévissée, et pleine de nouvelles idées), je peux avoir une satisfaction philosophique en mangeant certains plats thaï ; déguster des plats chez des gens aimant, sachant cuisiner me lance sur de nouvelles pistes pour des semaines ; c’est un art – quand on le soigne – extrêmement vivant. J’ai parfois eu des conflits avec des organisateurs de concert à cause des produits de merde qu’ils nous mettaient dans la loge… Et si on faisait la même chose sur scène ? Bordel… Il y a bien sûr l’aspect financier, mais on peut faire vraiment des bonnes choses avec peu, il suffit d’être sensible et inventif. Face aux problèmes de l’alimentation industrielle planétaire, à un moment donné je me suis mis à me renseigner sérieusement, puis quand j’ai commencé à croire que j’avais toutes sortes de problèmes de santé en lisant la littérature spécialisée, j’ai arrêté, tellement c’est alarmant. Je préfère trouver le temps d’aller chercher les produits frais, me soigner de l’intérieur, que d’acheter au supermarché des aliments douteux emballés dans du plastique, puis essayer de me soigner avec des médicaments chimiques. Il faut – bien sûr – avoir le temps pour ça, et ce n’est pas évident pour tout le monde. Disons que j’ai tout fait pour avoir ce temps… et du temps pour le pinard aussi, mais là, c’est vraiment un trop vaste sujet pour ici.

Alors, bien sûr, on peut faire des plats d’après des recettes, comme faire des concerts en prévoyant le programme à l’avance, mais c’est quand même plus excitant de découvrir, d’avoir les ingrédients – les données, mais alors toutes les données – et voir ce que la rencontre fait naître, que de débarquer et à tout prix réaliser un truc qu’on a (souvent) prétentieusement prévu. Ce n’est pas qu’il y ait antinomie entre écrit et non-écrit, ou qu’il ne faudrait jamais composer, les deux ne reflètent pas la même nécessité, ils se complètent, juste qu’on réserve plus de place à la circulation innée de la vie en ne prévoyant pas tout, en ne sachant pas tout à l’avance, voire en ne sachant rien du tout.

Mais ce n’est même pas ça. C’est la hiérarchie dédaigneuse, la mentalité qui en découle qu’il faudrait changer. D’ailleurs, je ne « sais » du verbe « savoir » rien du tout.

À l’époque (années 1990, début 2000), il m’était important de travailler en groupe, avoir un groupe et approfondir un travail, et c’était possible. Puis c’est devenu de plus en plus difficile : un programmateur ne reprenait jamais un groupe qu’il avait déjà programmé, quelle qu’en soit l’évolution interne, il fallait toujours autre chose – sans pour autant donner les moyens pour ce que ça existe. Pour contourner le système, on pouvait jouer dans des bistros. Aujourd’hui, il n’y a pas une salle où ce genre de musique peut être joué dans Paris, et ailleurs ce n’est pas beaucoup mieux. La réalisation d’un disque se faisait par une maison de disque ou un label qui le produisait, la sortie était un événement, et c’était distribué. Aujourd’hui, très souvent il faut le produire soi-même, et le mettre sur une plate-forme où on peut l’écouter gratuitement, et éventuellement le télécharger – si les personnes intéressées sont au courant, ce qui n’est pas gagné. Ces transformations sont dues en grosse partie à l’apparition d’Internet – Spotify, YouTube sont des plateformes où il faut être présent pour exister, mais on n’y touche que dalle pour son travail – et ce sont aussi les miroirs d’un monde de plus en plus mercantile. Le nivellement, l’homogénéisation des lieux de concerts possibles par l’instauration des SMAC ne faisant aucune différence artistique, où les cachets sont tellement bas que ça ne me permet même pas de payer le voyage, dépendent du show-business et ne reflètent qu’une fausse gérance et ce manque absolu de la capacité et de la volonté de l’État de gérer quoi que ce soit sur ce plan. Ou si. L’argent consacré à ça est bouffé par l’administration, il n’en reste pas pour nous, ou bien en danse, souvent il y en a pour créer des pièces, mais pas du tout pour que ça tourne, que ce soit vu. C’est tout le système qui ne marche plus du tout. Ces derniers temps j’ai eu quelques concerts dans des lieux privés lancés par des gens à la campagne, c’est formidable, et c’est une des directions possibles dans l’avenir, mais il va falloir être sacrément inventif pour que ça continue…

Depuis quelques années, je suis actif à Budapest aussi. J’ai découvert une vie musicale alternative foisonnante, avec un tas de musiciens créatifs, qui a donné naissance à des formations de grande valeur. On ne peut pas dire que ces gens – moi y compris – fassent ça pour l’argent, pour la simple raison qu’il n’y en a pas. Il y a un public pour ça, qui ne grandit pas, ça reste assez restreint, et il faudrait une tout autre visibilité, une autre image, moins faussée par les médias, pour que ce soit plus reconnu (précisément : non connu, mais reconnu !), mais pour ça il faudrait des moyens qu’on n’a pas, et la plupart des gens continuent à recevoir l’info de ce qui est bon pour eux par les médias dominants et politiquement orientés. N’ayant reçu aucune aide de la part du gouvernement dans le contexte des restrictions dues à la Covid, plusieurs de ces lieux – de rencontre littéraire, d’expo ou de musique – ont disparu, ce qui compromet la survie de ces formes d’expression. Il faut aller complètement ailleurs, en Chine – par exemple – pour avoir la reconnaissance qu’on a connue autrefois. À Shenzhen, la ville où je suis allé avec mon trio, on nous a accueillis avec une salle bondée de 700 personnes, un public jeune, enthousiaste qui veut tout rattraper, qui écoute la musique, qui achète des disques. Et tandis que le disque que nous avons enregistré à Budapest des mois avant ce concert n’est toujours pas mixé, et que j’attends depuis des années des réponses de labels différents concernant d’autres disques prêts à sortir, le CD/DVD et le vinyle de celui-là sort de l’usine dans quelques semaines. Presque au même moment que Nakama Terek, fini depuis des années.

Bon, j’espère que ça répond à tes questions, j’ai essayé de ne pas être trop long, mais c’est tellement vaste, tout ça…

Marseille, 8h06. C’était tout simplement génial de pouvoir parler de tout ça avec toi, Akosh. Bon courage pour tout à toi, à vous, bonne journée, bon automne (malgré le Covid et le monde actuel en général) et, comme on dit en hongrois, köszönöm.

Laurent, c’est moi qui te dis merci !

Propos recueillis par Laurent Bouisset

L’album d’Akosh S. Nakama Terek (Nakama spaces) est disponible sur Bandcamp à l’adresse suivante : https://akoshs.bandcamp.com/releases

Musiciens :
Akosh Szelevényi : clarinette, clarinette basse, saxophone soprano, saxophone ténor, kalimba, percussions, composition
Zorz Grujic : zurna, flûte, percussions
Béla Àgoston : saxophone alto, clarinette basse, percussions
Béla « Pöcök » Buràny : saxophone baryton, saxophone soprano, kalimba, percussions
Balàzs « Dongò » Szokolay : vielle à roue, kalimba
Ròbert Benkö : contrebasse
Tamàs Geröly : batterie, gardon, percussions
David Mascunan : mastering

Invités :
Vito Szelevényi : trompette, klaxons
Oskar Szelevényi : klaxons, création graphique


[1]  https://fr.wikipedia.org/wiki/Akosh_Szelev%C3%A9nyi
[2]  https://www.youtube.com/watch?v=dWrk–5TsPc
[3] https://www.youtube.com/watch?v=JyIfxH2xIGs
[4]  https://youtu.be/y69r2dhXwuM
[5]  https://www.youtube.com/watch?v=akOu8d_iAuk
[6]  https://www.youtube.com/watch?v=UOPeqPTH684
[7]  https://youtu.be/8Rrbg-fNtt8
[8]  https://qiyan.bandcamp.com/album/qiyan
[9]  https://www.guggenheim-bilbao.eus/fr/la-collection/oeuvres/tournesols
[10]  http://farhad-ostovani.net/
[11]  https://www.youtube.com/watch?v=VLnZH4NcoIo
https://www.youtube.com/watch?v=1JlBo7qMZn0
[12]  https://www.youtube.com/watch?v=TWd_8FMjCQ8
[13]  https://www.youtube.com/watch?v=tchJ2vHz_nM
[14]  https://www.youtube.com/watch?v=a3_XtR3ppTk
[15]  https://www.youtube.com/watch?v=VhqxYWuEfXg

Le pianiste lors de son concert salle Cortot à Paris