Les Indiens de Cogitore

 In Cinéphagie

Le son et les corps

Clément Cogitore, jeune réalisateur, a bâti un film autour d’un extrait des Sauvages, quatrième entrée de l’opéra Les Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau [1]. Sur le plateau, une tribu à première vue inhabituelle sur une scène d’opéra. Une troupe de jeunes danseurs… de Krump, danse née dans les ghettos de Los Angeles. Ils s’affrontent en gestes, en expressivité faciale. Ils s’affrontent en battles au centre d’une foule réunie en cercle. Tour à tour, femmes et hommes se succèdent, la danse montant en puissance et en expressivité. La caméra suit de près certains, embrasse largement aussi ce creuset de violence. Regards concentrés, corps opulents et sveltes, geste brutal, les doigts signent dans l’air des codes fugaces. On se prend au visage une lame de fond, on ressort plus séché que par un uppercut. Rameau dansé ainsi, nous n’avions jamais vu.

Les danses de la pipe et du tomahawk de la tribu des Chippeway © NY Public Library, digital collections

Les danses de la pipe et du tomahawk de la tribu des Chippeway © NY Public Library, digital collections

L’exotisme transcendé : Rameau aujourd’hui

Dans un article du 7 décembre 2017, Télérama avait présenté la chose sous l’angle d’une opposition des genres. L’auteur de l’article arguait que « Clément Cogitore (…) [faisait] se rencontrer deux mondes que tout oppose radicalement ». En regardant et regardant encore ces « sauvages » dansant sur la musique de Rameau, on se dit que rien n’oppose le Krump et la « danse du Grand Calumet de la Paix » de Rameau. La seule différence que nous pourrions concéder serait la volonté de réalisme qui sous-tend cette chorégraphie — même si la totalité du film n’est pas une danse spontanée —, là où Rameau exprimait le fantasme d’altérité de son temps en composant une danse de sauvages imaginaires. Parce que ces sauvages sont bien réels, ils sont là tels qu’il improvisent leur danse, le Krump. Ils exorcisent dans une chorégraphie chaotique et tressautante une grande violence. Mais ils sont « nos » sauvages, ceux que l’on regarde de loin et que nous craignons de voir à nos portes urbaines. C’est là le talent de Clément Cogitore, mais aussi des chorégraphes Bintou Dembele, Grichka et Brahim Rachiki, celui de mettre en scène une figure d’altérité qui n’est plus l’Indien supposé d’alors, ni l’Apache de la Belle Époque, mais l’habitant des ghettos, des quartiers, de la rue d’à côté.

Qui est le sauvage ?

Rien n’oppose le Krump et Rameau disais-je, mais peut-être n’aurions-nous pas voulu voir sur scène ceux que nous ne tolérons pas dans la salle ? L’opposition, s’il y en a une, serait entre « eux » et « nous », opposition que Cogitore nous invite à dépasser — tout comme il balaie l’exotisme du XVIIIe siècle —, après le saisissement initial. Les regards, le sens du mouvement, le grondement de la foule. Tous ont compris Rameau jusque dans sa moelle, mieux que le metteur en scène mièvre qui, à quelques années de cela, faisait danser des Indiens emplumés en Égyptiens de pacotille.

Et si les Indes Galantes disaient plus du regard de l’Europe des Lumières que des Indiens eux-mêmes, ce court métrage saisissant en dit long sur le nôtre. Car enfin, paraphrasant Claude Lévi-Strauss, les sauvages, c’est nous, nous qui voudrions rejeter hors de l’humanité ces capuches et ces corps. Cette compréhension fine infuse depuis le réalisateur jusque dans chacun des protagonistes : qui pourrait nier que ces jeunes danseuses et danseurs ont Rameau chevillé au corps ?


[1] La pièce jouée ici est la « Danse du grand calumet de Paix exécutée par les Sauvages », issue de la scène 6 de l’entrée intitulée « Les sauvages ». Cette entrée a été ajoutée par Rameau dans la version de 1736 de son opéra.

Clément Cogitore, Les Indes Galantes, 2018
Vidéo HD – couleur – 6 min
Production 3e Scène, Opéra National de Paris – Les Films Pelleas

 

 

Johannes Bedyngham, Gentil madona (Paris, BnF, Rothschild 2973 [dit « Chansonnier de Jean de Montchenu »], f. 3v – Manuscrit copié en Savoie ca 1470-1477)