Numéro 5 | 2020 : Spice Opera

 

Un numéro coordonné par Nathalie Labrousse-Marchau

Avec la participation de Anouk Arnal | Ugo Bellagamba | Anthony Boulanger | Kalo Brêmes | Françoise Breton | Simon Crab | Pablo Cueco | Pascal Dandois | Thomas Dell’Aiera | DOL | Carole Duguy | Charles Duttine | Laurent Genefort | Vincent Jourdan | Christian Lambert | Joëlle Laurencin | Jean-Marc Ligny | Maïpo | Ramuntcho Matta | Ketty Steward | Jean-Paul Terranova | Natacha Wagner | Jason Weiss | Nausica Zaballos ~~~~ Et aussi de Francis Berthelot | Ophélie Bruneau | Nath Ceryan Dau | Emmanuel Desestré | Ephrem | Noé Gaillard | Gemme | Dominique Gobeaut | Corinne Guitteaud | Orianne Hurstel | Kazhnuz | Coralie Marchau | Romain Marchau | Danielle Martinigol


Mise en bouche (compotée de concepts sauce imaginaire)

L’art, dont la littérature, le cinéma, la musique et tout un pan de la gastronomie font partie, est une activité de création. Cela rend souvent bien difficile l’identification des courants et des genres qui la constituent. En tant que créateur, un artiste authentique rentre rarement dans le rang et ses œuvres ne sont donc pas forcément identifiables comme relevant de tel ou tel domaine. Aussi le néophyte a-t-il tendance à juger d’une œuvre en fonction d’une imagerie qu’il croit propre à tel ou tel genre. Si cela parle des rois du passé ou de personnages réels ayant agi sur notre réalité, c’est un roman historique ; s’il y a des meurtres et des enquêtes, c’est un policier ; s’il y a des extraterrestres, de la technologie futuriste et des voyages intergalactiques, c’est de la science-fiction ; s’il y a des dragons, des elfes et des princesses en string, c’est de la fantasy ; s’il y a des manifestations surnaturelles inquiétantes, c’est du fantastique. Évidemment, cette méthode ne fonctionne pas très longtemps : on peut très bien concevoir un meurtre dans un vaisseau spatial, ou réécrire l’histoire de manière fantaisiste.

La tendance actuelle de la critique consiste à réunir la science-fiction, la fantasy et le fantastique sous la catégorie générique de « genres de l’imaginaire ». C’est bien pratique. Cela permet de passer outre la diversité de thèmes et d’inspirations et de réduire tout le champ de la création à une
opposition entre deux types de praxis artistiques — deux, et deux seulement. D’un côté, une création référentielle, en forme d’image du monde, qui certes, inventerait des histoires, mais les peuplerait de personnages, d’objets, de sentiments, d’activités immédiatement identifiables, car mimant le monde réel. De l’autre, une création non-référentielle, non-mimétique, qui ne serait plus une image du monde mais un monde des images, des images « faisant monde », car ne renvoyant à aucune réalité extérieure : les dragons de la fantasy, les apparitions spectrales du fantastique, les vaisseaux spatiaux de la science-fiction. Face aux créateurs d’histoires, les créateurs d’univers.

Si, pour vous, cette opposition fait immédiatement sens, vous aurez sans doute du mal à comprendre l’intérêt de consacrer un numéro spécial aux « genres de l’imaginaire » dans une revue traitant de gastronomie et de musique. Bien entendu, on peut s’amuser, comme le font certains des articles et nouvelles que vous lirez ici, à spéculer sur les mœurs musicales ou alimentaires du futur, ou de l’ailleurs. On ne compte plus les ouvrages traitant de la cuisine de Star Trek, de la musique de Star Wars, de l’alimentation des androïdes ou des vampires. Mais nous sommes là, estimerez-vous en bons aristotéliciens, dans le divertissement et non dans l’analyse, puisque ces mondes ne sont pas une image du nôtre et ne nous apprennent donc rien.

Toutefois, vous vous en doutez, si Le ventre et l’oreille a choisi de traiter ce thème, c’est qu’il y a là bien davantage à penser. Car si tout étiquetage conceptuel est pratique, au sens où il crée des catégories qui permettent de classer la réalité, rien ne garantit que ce classement présente la moindre légitimité. Y a-t-il vraiment un sens à opposer « imaginaire » et « non-imaginaire », « non-mimétique » et « mimétique » ? Commençons par dire que la littérature censément mimétique ne l’est pas tant que ça. Comme le montrait si bien l’émission Myth Busters, un pirate qui tenterait de descendre d’une voile en se laissant glisser avec son poignard serait immédiatement éjecté à la première couture, même si les romans de flibusterie utilisent à l’envi cette image. Quant aux grands héros tragiques, s’ils se comportaient ainsi dans la vie réelle, ils n’auraient sans doute pas besoin de se suicider : ils seraient tués par l’exaspération de leurs proches… ou par une occlusion intestinale, puisqu’ils ne vont jamais aux toilettes. À l’inverse, les genres non mimétiques fourmillent de scènes familières, qui confèrent un « effet de Réel » aux univers inventés. Une œuvre vise toujours un public, et il faut bien que le lecteur ou le spectateur puisse adhérer — ce qui implique de créer une connivence par la référence à des éléments communs. Vous verrez dans ce numéro que la nourriture et la musique jouent fréquemment ce rôle dans la science-fiction et la fantasy.

La volonté d’opposer « imaginaire » à « non-imaginaire », mimétique à non-mimétique semble davantage fondée sur un besoin de démarcation que sur une véritable différence conceptuelle — avec pour conséquence malheureuse une catégorisation paralysante, qui explique en partie la difficulté que peuvent avoir les « mauvais genres » à apparaître comme une littérature sérieuse et digne d’intérêt. La science-fiction, la fantasy et le fantastique — au même titre que la littérature « traditionnelle » — nous parlent du monde réel. Simplement, ils le font de manière plus métaphorique, en se plaçant d’emblée sur le mode de la distanciation. Elles sont, pour parler comme Jean-Claude Dunyach, des littératures de la métamorphose. Simplifions. Un balai, soudain, se met à voler. Des chevaliers chevauchent des dragons. Un chat vous adresse la parole. Si vous découvrez en cours de route que tout cela est lié à des avancées technologiques (le balai cache un dispositif anti-G, les chats et les dragons sont issus de l’ingénierie génétique, d’une créature extraterrestre baptisée par analogie, d’une évolution alternative), alors, vous êtes dans la science-fiction. Si au contraire c’est comme ça parce que c’est comme ça, sans explication particulière, et que tout le monde considère cela comme normal, alors vous êtes dans la fantasy. Si la scène terrifie les protagonistes et que nul n’en comprend le pourquoi, si le monde consensuel semble s’effondrer sans explication, vous voilà embarqué dans l’univers du fantastique.

Il faudrait bien sûr de plus amples développements pour définir avec précision les différences et les liens entre le possible de la SF, l’imaginaire culturel de la fantasy et l’inquiétante étrangeté du fantastique. Mais ce n’est pas le lieu. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’idée de métamorphose. Imaginer, comme l’ont montré de nombreux philosophes, de Husserl à Sartre, c’est bien moins former des images que les déformer : on ne peut pas inventer de toutes pièces, on recombine des éléments déjà connus, ou perçus, pour en faire autre chose. Et voilà l’autre intérêt de la nourriture et de la musique, que vous aurez l’occasion de découvrir dans nombre d’articles et nouvelles : en plus de l’effet de Réel, elles permettent de faire naître un sentiment d’étrangeté. On mange — mais autrement, autre chose, selon d’autres rituels. On joue de la musique, on chante, on psalmodie — mais pour d’autres raisons, en harmonie avec une planète sentiente, ou par nécessité politique. Tout l’intérêt des genres de l’imaginaire est de dissiper l’illusion universaliste dans laquelle nous tombons si souvent, dans notre orgueil ethnocentrique, ignorant des autres cultures : dans d’autres circonstances, sous d’autres cieux, dans une réalité alternative, tout ce que nous connaissons, tout ce que nous sommes prendrait une tournure subtilement différente.

Gilbert Hottois, dans un article intitulé La SF ou l’ambiguïté d’une littérature vraiment contemporaine, paru dans la revue de l’Université de Bruxelles consacré à « Science-fiction et fiction spéculative » (1985), disait très justement que « la science-fiction est toujours une méditation dramatisée sur l’homme dans l’espace-temps techno-scientifique ». On pourrait ajouter que la fantasy et le fantastique sont respectivement une méditation dramatisée sur l’homme dans un univers mythico-magique et dans un Réel en plein effondrement logique. Comme le disait Merleau-Ponty, l’imaginaire, loin d’être une échappée hors du monde, ou plutôt précisément parce qu’il en est une, peut être « comme la doublure du réel, l’invisible, l’envers charnel du visible » et c’est alors que « surgit la valeur de l’art : pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession ». On ne sait rien d’un édifice dont on ne peut sortir, on discerne mal les saveurs et la musique du quotidien. En étant terre-à-terre, on ne voit pas que la planète est ronde — chose que l’on découvre immédiatement en voulant décrocher la lune. Ce numéro se veut donc à la fois ludique et sérieux. Il explorera aussi bien les bizarreries musico-culinaires des mondes imaginaires, qu’ils soient fantaisistes ou futurs, littéraires ou cinématographiques, que les liens entre la SF et certains courants musicaux, ou encore la manière dont les auteurs exploitent les deux thèmes de prédilection de la revue Le ventre et l’oreille pour donner leur vision de l’humain, incarner une thèse philosophique, spéculer sur le futur. Et parce nous avons choisi un prisme artistique, vous constaterez que la revue donne une place de choix aux créations en tout genre : photographies, nouvelles, textes courts…

Voici donc le menu ! Vous pouvez choisir de le savourer à la manière des savanturiers de Boris Vian, en voguant au fil des plats aux noms alléchants qu’il vous propose, sans idée préalable du contenu, ou bien de manière plus classique, à la carte, en vous référant au sommaire thématique. Quoi qu’il en soit, nous espérons que l’aventure sera belle et nous vous souhaitons une bonne dégustation.

Nathalie Labrousse-Marchau