L’Italie de la Renaissance s’invite en Tarentaise

 In Scénopathie

À Conflans, l’ensemble Lirum Li Tronc chante les nuits napolitaines du seicento

Un des attraits majeurs du Festival Baroque de Tarentaise est sa réjouissance diversité : non seulement les concerts permettent de faire (re)découvrir un grand nombre de lieux différents, témoins de la multiplicité de l’art baroque tarin, mais ils s’attachent à des esthétiques musicales elles aussi d’une prodigieuse variété. Récitals solistes ou ensembles, musiques sacrées ou profanes, danses, chansons, esthétiques populaires ou savantes déroulent un panorama aux couleurs chatoyantes, qui sait se renouveler quotidiennement afin de répondre aux attentes d’un public lui aussi divers.

Le contraste est parfois délicieusement surprenant. Ainsi, après l’ensemble Près de votre oreille, qui proposait avant-hier un programme de musiques anglaises à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, Lirum Li Tronc emmenait les spectateurs au cœur de la nuit napolitaine. Au cadre intimiste de l’église de Villargerel succédait celui, plus imposant, de l’église de Conflans. Contrairement à ce que l’on pourrait penser – la « cité » de Conflans, qui surplombe Albertville, possède d’importants restes architecturaux du Moyen Âge – il ne reste rien de l’église médiévale, reconstruite plusieurs fois depuis l’incendie qui la ravagea en 1632. L’édifice actuel date des premières années du XVIIIe siècle et atteste de la richesse de la ville – retable majeur entièrement doré, chaire délicatement sculptée –, comme d’un goût moins « italien ». Le premier est l’œuvre de Claude Marin et associe les désormais traditionnelles colonnes travaillées – plus sages toutefois que dans les églises visitées ces derniers soirs – à des versions munies des cannelures et des feuilles d’acanthes caractéristiques d’une esthétique française annonçant déjà le néoclassicisme. La seconde est due à Jacques Clérant, à l’origine de nombre d’autres réalisations de la vallée parmi lesquelles le retable de l’église Saint-Sigismond (Champagny-en-Vanoise) qui avaient abrité les rêves du Gran Teatro del Mundo.

Chaire de l’Église Saint-Grat de Conflans (Albertville) | détail

La nuit napolitaine possède un son très caractéristique. Des sons, devrait-on dire. Ceux d’instruments typiques – la sordellina, cornemuse à clés probable ancêtre de la muse de cour, le buttafuoco, psaltérion à percussion qui se joue accompagné d’une flûte à trois trous (deux instruments littéralement habités par Goffredo Degli Esposti, à l’origine de leur redécouverte) et le colascione, sorte de luth à manche long décliné en diverses tailles. Ceux d’une musique résolument dansante, jusque dans ses chansons qui en épousent les rythmes parfois irréguliers alternant binaire et ternaire et les changements de tonalités souvent abrupts et recourent aux mêmes types de structures en sections contrastées. Les textes des villanelle et des moresche – le terme désigne ici non pas la danse mais une sorte de villanelle plus précisément chantée en temps de carnaval – parlent « populaire » : il y est question de poules (« Haveva ’na gallina »), de coqs et de grillons (« ’No gallo con ’o grillo »), on y imite des cris évocateurs (« O Lucia miau miau », « Chichilichi »). On y chante aussi l’amour (« Son morto e moro »), souvent avec une certaine nostalgie (« Quando penso allo tempo passato », « Ombrosa valle »). Et le rêve – nocturne ou éveillé – accompagne souvent l’amour (« Stanotte m’insognave », « Dormendo mi sonniava ». Les danses instrumentales, de leur côté, témoignent d’un art musical à ses débuts permettant d’entendre par exemple l’une des premières chaconnes « italiennes » – la danse est originaire d’Espagne – attestées, œuvre de Giovanni Lorenzo Baldano, surtout connu pour sa contribution au répertoire de la sordellina. Elles montrent aussi les interpénétrations entre les esthétiques italienne et espagnole : Alphonse d’Aragon puis son fils Ferdinand firent de Naples la capitale du royaume des Deux-Siciles, dépendance de la couronne d’Aragon. Outre la chaconne, quelques pièces portent cette double trace dans leurs titres (canario, spagnoletto) comme dans certaines de leurs caractéristiques instrumentales, parmi lesquelles le rasgueado, technique – superbement maîtrisée par Marcello Vitale – consistant à donner, de la main droite, des coups sur plusieurs cordes à la fois de manière à isoler la mélodie principale, encore utilisée dans le flamenco.

Les auteurs des textes ne sont généralement pas connus mais parmi les compositeurs figurent Roland de Lassus, Emilio De’ Cavalieri, auxquels s’ajoutent Giovanni Lorenzo Baldano, déjà cité, ou Gian Leonardo dell’Arpa, harpiste et chanteur napolitain particulièrement prisé de ses contemporains pour ses talents d’improvisateur. Les mélodies sont simples et empruntent des ambitus peu étendus mais donnent lieu à quantité de variations parfois infimes d’inflexions – la voix souple d’Enea Sorini combine naturel et expressivité avec une évidence rare – ou de textures – grâce à un accompagnement instrumental qui combine un infini de possibles, jouant sur les crescendos et les decrescendos, les entrées successives ou les choix de tessitures des colascione joués avec une virtuosité qui sait remarquablement se faire oublier par Mauro Squillante. Les couleurs changent ainsi à l’envi, parfois agrémentées de percussions qui pimentent le discours et invitent au mouvement, rappelant que villanelle et moresche sont aussi des danses. Purement instrumentaux, passamezzi et chaconnes jouent sur les variations parfois virtuoses à l’extrême de leurs basses obstinées tandis que les balle donnent lieu à des épisodes improvisés (Ballo di Sfessania). On regrette d’être assis, on se prend à vouloir se lever et danser à l’appel de ces musiciens engagés.

L’heureux – ô combien – résultat de cette soirée était une musique incarnée, au sens propre du terme, par des artistes qui en possèdent le langage au plus profond d’eux-mêmes – trois d’entre eux sont napolitains – rendue grâce à un heureux parti pris convoquant recherche musicologique et reconstruction organologique. Progressivement tombés dans l’oubli jusqu’à disparaître de l’instrumentarium européen, la sordellina et le buttafuoco doivent notamment aux membres de Lirum Li Tronc leur récente remise à l’honneur : de nouvelles découvertes iconographiques – dont j’ai eu l’occasion de parler avec Goffredo Degli Esposti après le concert – devraient marquer une nouvelle étape des recherches menées par l’ensemble. À suivre, d’urgence !

(Et avant cela, pour aider à patienter, il est peut-être encore possible de se procurer le CD Lirum Li Tronc : Sordellina, Colascione & Buttafuoco in Renaissance Naples sorti en 2009 chez Stradivarius)

« Nuits de Naples – Danses, villanelles et mauresques à la fin du XVIe siècle » : Lirum Li Tronc en concert

Goffredo Degli Esposti, sordellina, buttafuoco col siscariello

Mauro Squillante, colascione, colascione piccolo

Enea Sorini, chant, castagnettes, tambourin, colascione

Marcello Vitale, guitare battente

Lundi 12 août | 20h30 | Église Saint-Grat | Albertville (Conflans)

Festival baroque de Tarentaise


Photographies : @ Festival de Tarentaise | Bruno Berthier