Maldoror à l’Athénée

 In Scénopathie

Benjamin Lazar est Maldoror : des chants habités

Benjamin Lazar est sur deux fronts à l’Athénée ces jours-ci, où il (re)donne vie à deux textes-monde que tout semble opposer, jusqu’au siècle qui les sépare. L’autre monde est un roman que l’on pourrait qualifier de « science-fiction » avant l’heure, les Chants de Maldoror pourraient être appelés surréalistes avant l’heure. Les deux spectacles mettent en jeu la musique, mais si dans L’autre monde elle est sur scène, jouée par deux des musiciens de l’ensemble La Rêveuse, pour Maldoror, il s’agit de créations sonores enregistrées et spatialisées à l’aide de haut-parleurs placés sur scène et dans le public, œuvres de Pedro Garcia-Velasquez et Augustin Muller. En revanche, ce qui rassemblerait ces deux univers serait peut-être leur étrangeté, à la limite du cocasse chez Cyrano, plus volontiers inquiétante chez Lautréamont.

Benjamin Lazar est un gourmand. De mots, de musiques. Il les entend, leur fait place au miroir des paroles qu’il incarne, les mêle, les savoure, les aime. Et les mots d’Isidore Ducasse (comte de Lautréamont), qui sont musique autant que texte, il faut les savourer et les aimer pour en exprimer toute la saveur. Chez ce poète tôt disparu, les chairs sont lambeaux, les ongles griffes, les corps lépreux ou écorchés. L’amour y est affamé. Dans ces « pages sombres et pleines de poison » (aux dires du poète) qui ne rechignent pas à dire la cruauté et la violence, les hommes sont animaux et les animaux hommes, inextricablement mêlés, accouplés parfois.

Benjamin Lazar est un magnifique caméléon, aussi. Il se glisse en Maldoror et en ses personnages, créations inventées au fil des chants – qui ne sont pas dits dans l’ordre : le comédien a choisi de se réapproprier le texte et d’en extraire certains passages. Il est la famille du chant 1, l’hermaphrodite du chant 2, la femme de la maison de plaisir, les nonnes dansant grotesquement autour du jeune homme et le cheveu se plaignant de sa chute (moment, rare, d’humour) dans le chant 3. Le comédien est le « vieil océan » et celui qui l’invoque (chant 1), les chevaux et leurs cavaliers (chant 3). Il est le poète qui prend son lecteur-auditeur à parti dans le chant 6 : « sachez que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de l’homme à la figure de canard ». Il dit la beauté des serres rétractiles de l’aigle, celle de la femelle du requin en qui il a enfin trouvé âme à sa ressemblance, celle de l’hermaphrodite qui s’assoupit sur le « gazon mouillé de ses pleurs »…

Ce gourmand caméléon évolue dans un décor simple (un lit décoré de fleurs, un pupitre, un vague drapé dans le fond – qui se teintera de cuivre –, quelques luminaires). Fendant la scène, un voile sert, à l’envi, de support aux belles images mouvantes de Joseph Paris : images de nature, de villes, intemporelles comme le sont les chants eux-mêmes, rapides ou lentes, suivant le rythme induit par la parole. Comme il le fait du texte, le comédien s’approprie ce décor, se saisit d’un accessoire, imprime un mouvement de balancier à une lampe, se couvre le visage d’une feuille noire, projette rageusement des fleurs. Sa voix épouse remarquablement le texte et ses méandres, diction parfaite révélant somptueusement la musique des mots. Pour soutenir ces mots, les enrober, les accentuer parfois, une partition diffusée, composée de sons instrumentaux (cordes, piano au son volontairement aigrelet, lointain, irréel) et électroniques, qui entoure parfois les spectateurs en ne permettant jamais que soit oublié le texte.

Rêve et réalité s’imbriquent : rêve du poète et réalité – réalisme, plutôt ? – des images saisissantes qu’il propose à tous nos sens, à l’image de ce corridor sale qui « sentait la cuisse humaine » ou de ces chevaux qui « galopaient le long du rivage, comme s’ils fuyaient l’œil humain ». Très vite, on ne sait plus distinguer l’un de l’autre, on se laisse envahir par cette poésie absolue qu’on aimerait vouloir se prolonger jusqu’au « crépuscule du matin ». Et on est ému, simplement.

Suivez donc l’exhortation du poète à la fin de son dernier chant et « allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire ».

Maldoror au théâtre de l’Athénée – Louis Jouvet à Paris | du 2 au 5 puis du 15 au 19 octobre 2019 | www.athenee-louisjouvet.com | d’après Les Chants de Maldoror du comte de Lautréamont | mise en scène et interprétation Benjamin Lazar |  création sonore et musicale Pedro Garcia-Velasquez & Augustin Muller


Photographies : © Jean-Louis Fernandez

pochette blanche avec un dessin de la Pirinaca chantant assise sur une chaise de bois