L’écriture musicale #2 : des neumes à la notation blanche

 In Musicologie

Dite « noire », tout simplement probablement parce les notes sont figurées par des signes plus directement visibles, la nouvelle notation musicale est aussi appelée « notation carrée », par analogie avec la forme de ses signes les plus courants. Ces signes nouveaux rappellent certains des précédents, au moins pour les principaux, qu’on en juge :

Comme on peut le constater, la variabilité est bien moindre dans le cas de la notation noire : la notation va clairement dans le sens d’une uniformisation. De même que les neumes représentaient parfois des groupes de notes, les « ligatures » représenteront diverses possibilités de groupements. L’utilisation de la plume d’oie permet au copiste musicien de les réaliser d’un seul trait, sans lever la plume du manuscrit sur lequel il travaille. Selon le nombre de notes, on appelle la ligature binaria, ternaria ou quaternaria… La notation demeure pourtant parfois relativement imprécise quant à la durée des notes et les transcriptions sont souvent des propositions, assumées comme telles par les chercheurs qui doivent opérer des choix, notamment pour la restitution de la polyphonie :

Pérotin, Salvatoris hodie à trois voix (Wolfenbüttel, Herzog-August Bibliothek, 1206, f. 31r – manuscrit très probablement copié à Paris entre 1240 et 1260)

Pérotin, Salvatoris hodie à trois voix (Wolfenbüttel, Herzog-August Bibliothek, 1206, f. 31r – manuscrit très probablement copié à Paris entre 1240 et 1260)

Ici, un conduit [1] à trois voix de Pérotin (actif entre ca 1185 et après 1220), l’un des maîtres de l’école dite « de Notre-Dame », copié dans l’un des manuscrits les plus importants contenant ces polyphonies conçues à Paris restitué ci-après par l’ensemble Diabolus in musica : https://www.youtube.com/watch?v=pXYEM6Yr8qQ

Dans la monodie – ce sont alors les chansons de troubadours puis de trouvères –, la notation ne rend que très rarement un rythme précis. C’est le plus souvent celui de la prosodie qui dicte le rythme musical, comme dans cette chanson du troubadour Bernart de Ventadorn, actif durant le troisième quart du XIIe siècle (ca 1147-ca 1170) et qui a peut-être suivi Aliénor d’Aquitaine outre-Manche lors de son remariage avec Henri Plantagenêt :

Bernart de Ventadorn, Can l’erba frescha (Paris, BnF, fr. 22543, f. 57vb - Manuscrit probablement copié dans le sud de la France, ca 1300)

Bernart de Ventadorn, Can l’erba frescha (Paris, BnF, fr. 22543, f. 57vb – Manuscrit probablement copié dans le sud de la France, ca 1300)

Le texte évoque, sur fond de décor printanier, un amour désespéré et inassouvi, archétype de l’amour courtois (fin’amors) chanté par les trouveurs – troubadours puis trouvères :

Can l’erba fresch’ e.lh folha par
E la flors boton’ el verjan,
E.l rossinhols autet e clar
Leva sa votz e mou so chan,
Joi ai de lui, e joi ai de la flor
E joi de me e de midons major !
Daus totas partz sui de joi claus e sens,
Mas sel es jois que totz autres jois vens.

Ai las com mor de cossirar
Que manhtas vetz en cossir tan :
Lairo m’en poirian portar,
Que re no sabria que.s fan.
Per Deu, Amors be.m trobas vensedor :
Ab paucs d’amics e ses autre senhor.
Car una vetz tan midons no destrens
Abans qu’eu fos del dezirer estens

Meravilh me com posc durar
Que no.lh demostre mo talan.
Can eu vei midons ni l’esgar,
Li seu bel olh tan be l’estan :
Per pauc me tenh car eu vas leis no cor.
Si feira eu, si no fos per paor,
C’anc no vi cors melhs talhatz ni depens
Ad ops d’amar sia tan greus ni lens.

Tan am midons e la tenh car,
E tan la dopt’ e la reblan
C’anc de me no.lh auzei parlar,
Ni re no.lh quer ni re no.lh man.
Pero elh sap mo mal e ma dolor,
E can li plai, mi fai ben et onor,
E can li plai, eu m’en sofert ab mens,
Per so c’a leis no.n avenha blastens.

S’eu saubes la gen enchantar,
Mei enemic foran efan,
Que ja us no saubra triar
Ni dir re que.ns tornes a dan.
Adoncs sai eu que vira la gensor
E sos bels olhs e sa frescha color,
E baizera.lh la bocha en totz sens,
Si que d’un mes i paregra lo sens.

Be la volgra sola trobar,
Que dormis, o.n fezes semblan,
Per qu’e.lh embles un doutz baizar,
Pus no valh tan qu’eu lo.lh deman.
Per Deu, domna, pauc esplecham d’amor !
Vai s’en lo tems, e perdem lo melhor
Parlar degram ab cubertz entresens,
E, pus no.ns val arditz, valgues nos gens.

Be deuri’om domna blasmar,
Can trop vai son amic tarzan,
Que lonja paraula d’amar
Es grans enois e par d’enjan,
C’amar pot om e far semblan alhor,
E gen mentir lai on non a autor.
Bona domna, ab sol c’amar mi dens,
Ja per mentir eu no serai atens.

Messatger, vai, e no m’en prezes mens,
S’eu del anar vas midons sui temens.

Quand paraissent l’herbe fraîche et la feuille,
que les fleurs bourgeonnent au verger
et le rossignol, haut et clair,
élève sa voix pour chanter,
j’ai joie de lui et j’ai joie de la fleur,
joie de moi-même et joie plus grande de ma dame !
De toutes parts je suis entouré de joie,
mais elle, elle est la joie qui surpasse toutes les autres.

Hélas, pourtant, je meurs de désespoir
et maintes fois je suis tellement en peine
que des voleurs pourraient m’emporter
sans que je le sache.
Par Dieu, Amour tu me trouves bien vulnérable,
dénué d’amis et sans autre seigneur que toi.
Pourquoi ne tourmentes-tu pas ma dame à son tour
avant que je ne meure de désir ?

Je m’étonne de pouvoir supporter si longtemps
de ne pas lui révéler mon désir.
Quand je vois ma dame et la contemple,
ses beaux yeux si bien accordés à son visage,
à peine puis-je me retenir de courir vers elle.
Et je le ferais sans la peur qui m’étreint,
car jamais je ne vis corps aussi bien fait
pour l’amour être si froid et si lent.

J’aime tant ma dame, je la chéris tant,
je la crains et la redoute tant
que jamais je n’ai osé lui parler de moi
ni rien lui demander ou lui écrire.
Pourtant, elle connaît mon mal et ma douleur
et quand il lui plaît, elle me fait du bien et m’honore ;
et quand il lui plaît, je me contente de moins
afin qu’elle n’en soit pas blâmée.

Si j’étais un enchanteur,
mes ennemis deviendraient des enfants
et pas un seul ne saurait dire
une chose capable de nous nuire.
Alors je sais que je verrai la plus gracieuse de dames
et ses beaux yeux et sa fraîche couleur ;
et je baiserais sa bouche en tous sens,
si bien que durant un mois y paraîtrait la marque.

Je voudrais bien la trouver seule,
endormie ou feignant de l’être,
pour lui voler un doux baiser
que je n’ai pas le courage de lui demander.
Par Dieu dame nous échouons en amour !
Le temps fuit et nous perdons le meilleur,
nous devrions parler à mots couverts
et ruser, puisque la hardiesse ne nous vaut rien.

On devrait bien blâmer une dame
qui fait trop attendre son ami,
car les long discours d’amour
sont d’un grand ennui et paraissent tromperie.
On peut aimer et feindre ailleurs
et mentir gentiment quand on est sans témoins.
Bonne dame, si seulement tu daignais m’aimer,
je ne serais jamais accusé de mensonge.

Va, messager, et ne m’en veuille pas
si je crains d’aller vers ma dame.

On transcrit, sans rythmer, en respectant seulement les ligatures ou groupements de notes :

Le reste est le travail d’interprétation des musiciens… Les restitutions qui suivent permettent d’appréhender certains aspects très divers de ce volet interprétatif, notamment du point de vue de l’instrumentation possible de ce genre de restitution :

Par l’ensemble Céladon (Paulin Büngen, voix ; Gwénaël Bihan, flûte à bec ; Nolwenn Le Guern, vièle à archet ; Ludwin Bernaténé, percussion ; Florent Marie, luth médiéval) : https://www.youtube.com/watch?v=-j4uFTdfTn8
Par Brigitte Lesne (voix, harpe) et Pierre Hamon (frestel) : https://www.youtube.com/watch?v=-l6H8tnTbMM
Par les mêmes, parce qu’en ce domaine la variance est de mise : https://www.youtube.com/watch?v=IdrrTR5uLr0
Par Gérard Zuchetto et le Troubadours Art Ensemble : https://www.youtube.com/watch?v=ZIhj9W8PFBs
Par la Camerata Mediterranea (dir. Joel Cohen), précédée de la vida du troubadour : https://www.youtube.com/watch?v=ABiRPQUFfUs

La notation se précisera toutefois de plus en plus grâce aux écrits des théoriciens, qui laissent des indications assez précises sur les rapports entre les valeurs des notes et des silences, les groupements de notes, les figures d’ornementation, toutes notions nécessaires dès lors qu’il s’agit de chanter à plusieurs… Trois théoriciens ont particulièrement compté :

    • Jean de Garlande, actif vers le milieu du XIIIe siècle, est l’auteur du traité De mensurabili musica (ca 1240), qui donne un aperçu de la notation, des formes de notes, des ligatures, des silences, des pliques – il s’agit de figures ornementales –, et des consonances ; il est le premier à expliquer la notation du rythme et dénombre six modes rythmiques – diverses manières d’arranger des successions de notes brèves et de notes longues ; il définit en outre quelques notions de déchant – le contrepoint de l’époque.
    • Peu de temps après, un certain Lambert dont on ignore à peu près tout donne dans son Tractatus de Musica les mêmes genres de renseignements que Jean de Garlande, auxquels il ajoute diverses indications supplémentaires sur les brèves et les notes d’ornement ; l’ensemble renseigne sur l’état de la notation avant 1270.
    • Enfin Francon de Cologne prend la suite avec son Ars cantus mensurabilis (vers 1280), dernier des traités importants de ce que l’on appelle aujourd’hui l’ars antiqua et qui qualifie la musique du XIIIe siècle.

Plus on avance dans le XIIIe, plus les rythmes deviennent donc – toujours en ce qui concerne la polyphonie – précisément notés. Certains copistes demeurent tout de même plus au fait que d’autres des avancées de la notation. Deux manuscrits de polyphonie profane, copiés à Paris environ dans le troisième quart du XIIIe siècle proposent une écriture claire et dont la transcription en notation moderne pose peu de difficultés aux chercheurs. Dans cet exemple de motet [2], la différenciation nette entre les notes longues (munies d’une hampe) et les notes brèves (dépourvues de hampe) rend la transcription – et donc la restitution – aisée :

Motet Ne sai que je die / JOHANNE (Montpellier, Bibl. interuniversitaire, fac. Médecine, H 196, f. 235r – Section du manuscrit copiée à Paris ca 1270-80)

Motet Ne sai que je die / JOHANNE (Montpellier, Bibl. interuniversitaire, fac. Médecine, H 196, f. 235r – Section du manuscrit copiée à Paris ca 1270-80)

Le texte est une diatribe contre quelques défauts humains majeurs : vilenie, orgueils, félonie, hypocrisie, avarice…

Ne sai que je die,
tant voi vilanie
et orgueil et felonie
monter en haut pris.
Toute cortoisie
s’en est si fouïe,
qu’en tout ce siecle n’a mie
de bons dis ;
quar ypocrisie
et avarice, s’amie,
les ont si seurpris,
ceus qui plus ont pris.
Joie et compaignie
tienent a folie,
més en derriere font pis !

Je ne sais que dire
tant je voi vilenie,
orgueil et félonie
devenir de plus en plus estimés.
La courtoisie
vient si loin derrière eux
qu’en ce monde il n’y a plus
de nobles paroles ;
car l’hypocrisie
et son amie l’avarice
ont pris l’ascendant
sur ce qui était le plus valeureux.
Elles considèrent la joie et l’amitié
comme des folies,
mais font bien pire par derrière !

L’ensemble Anonymus 4 en propose deux versions successives, la première énonçant la voix supérieure seule (que l’on appelle, dans ce répertoire des motets, duplum ou motetus), la suivante déroulant l’ensemble de la polyphonie : https://www.youtube.com/watch?v=0U7X5NgUWxk

On note toutefois une difficulté : les voix ne sont parfois pas écrites l’une au-dessus de l’autre, mais l’une à la suite de l’autre, voire en colonnes, ce qui laisse supposer de la part des chanteurs des connaissances musicales étendues :

Motet S’on me regarde / Prennés i garde / HÉ, MI ENFANT (Montpellier, Bibl. interuniversitaire, fac. Médecine, H 196, f. 375 (373) va – Section du manuscrit copiée à Paris à la charnière des xiiie et xive s.)

Motet S’on me regarde / Prennés i garde / HÉ, MI ENFANT (Montpellier, Bibl. interuniversitaire, fac. Médecine, H 196, f. 375 (373) va – Section du manuscrit copiée à Paris à la charnière des XIIIe et XIVe s.)

La pièce, particulièrement élaborée, met en parallèle deux textes (celui du triplum – la voix la plus aiguë – et celui du duplum immédiatement au-dessous d’elle) qui se répondent à la fois poétiquement et musicalement, sur une partie inférieure appelée teneur, elle aussi en langue d’oïl et non en latin comme souvent (mais nous sommes ici au tournant du XIVe s., ceci expliquant cela) :

Triplum

S’on me regarde,
s’on me regarde,
dites le moi ;
trop sui gaillarde,
bien l’aperchoi.
Ne puis laissier, que mon regard ne s’esparde,
car tes m’esgarde,
dont mout me tarde
qu’il m’ait o soi,
qu’il a en foi
de m’amour plain otroi.
Mais tel ci voi
qui est, je croi,
(feu d’enfer l’arde !)
jalous de moi.
Mais pour li d’amer ne recroi,
car par ma foi
pour nient m’esgarde,
bien pert sa garde :
j’arai rechoi !

Si l’on me regarde,
si l’on me regarde,
dites-le moi ;
je suis trop audacieuse,
je m’en rends compte.
Je ne puis m’empêcher de laisser mon regard errer,
car un certain ami me regarde,
dont il me tarde
qu’il m’ait avec lui
et reçoive en bonne foi
le plein don de mon amour.
Mais j’en aperçois un autre ici
qui est, je le crois bien,
(qu’il brûle en enfer !)
ja loux de moi.
Mais je refuse de cesser d’amer pour lui
car, ma foi,
cela ne lui fait aucun bien de me regarder ainsi,
il perd son temps :
je trouverai un moyen de lui échapper !

Duplum

Prennés i garde,
s’on me regarde ;
trop sui gaillarde,
dites le moi,
pour Dieu vous proi.
Car tes m’esgarde,
dont mout me tarde
qu’il m’ait o soi,
bien l’aperchoi
et tel chi voi
qui est, je croi,
(feu d’enfer l’arde !)
jalous de moi
Mais pour li d’amer ne recroi,
pour nient m’esgarde,
bien pert sa garde :
j’arai rechoi,
et de mon ami le dosnoi !
Faire le doi,
ne serai plus couarde.

Prenez garde
si l’on me regarde ;
je suis trop audacieuse,
dites-le moi,
par Dieu, je vous en prie.
Car un certain ami me regarde,
dont il me tarde
qu’il m’ait avec lui,
j’en suis consciente
et j’en aperçois un autre ici
qui est, je le crois bien,
(qu’il brûle en enfer !)
ja loux de moi.
Mais je refuse de cesser d’amer pour lui,
cela ne lui fait aucun bien de me regarder ainsi,
il perd son temps :
je trouverai un moyen de lui échapper
et d’obtenir l’amour de mon ami !
Je dois y parvenir,
je ne serai plus lâche.

Teneur

Hé, mi enfant

Hé, mon enfant

La restitution de la pièce est… ébouriffante ici, par le Early Music Consort of London (dir. David Munrow) : https://www.youtube.com/watch?v=3hcA834OVnc ; et très différente (toujours la variance), par l’ensemble De Amore (dir. Katia Carré), précédée du rondeau monodique de Guillaume d’Amiens sur le texte du duplum : https://www.youtube.com/watch?v=ecv2r0S2weg

Dans certains manuscrits comportant à la fois des chansons monodiques et des pièces polyphoniques, la même imprécision est de mise, preuve que le scribe musicien n’était pas nécessairement spécialiste des deux types d’écriture… Une comparaison de divers témoins est alors nécessaire pour restituer une polyphonie précise. Les deux manuscrits ci-dessous illustrent bien cette différence : le premier est un chansonnier de trouvères copié vraisemblablement en Artois, peut-être à Arras, entre 1265 et 1275 ; il renferme aussi quelques pièces polyphoniques mais le copiste, à l’évidence peu familier des notations rythmiques, ne différencie pas les valeurs des notes :

 

Motet Puisque bele dame m’aime / FLOS FILIUS (Paris, BnF, fr. 1265, f. 180v – Manuscrit copié ca 1255-80)

Motet Puisque bele dame m’aime / FLOS FILIUS (Paris, BnF, fr. 1265, f. 180v – Manuscrit copié ca 1255-80)

 Le second est le manuscrit conservé à Montpellier, souvent bien plus précis :

Motet Puisque bele dame m’aime / FLOS FILIUS (Montpellier, Bibl. interuniversitaire, fac. Médecine, H 196, f. 259r – Section du manuscrit copiée à Paris ca 1270-80)

Motet Puisque bele dame m’aime / FLOS FILIUS (Montpellier, Bibl. interuniversitaire, fac. Médecine, H 196, f. 259r – Section du manuscrit copiée à Paris ca 1270-80)

Le texte du duplum revendique l’amour loyal et se plaint des médisants :

Puisque bele dame m’eime
destourber ne m’i doit nus ;
quar j’ere si loiaus drus
que je n’iere ja tenus
pour faus amans ne vantanz.
Ja li mesdisant n’en seront joiant,
car nul mal ne vois querant
mes qu’ami me cleime
je ne demant plus.

Puisqu’une belle dame m’aime,
nul ne doit m’en détourner ;
car j’ai toujours été un amant loyal
et jamais on ne m’a accusé
d’être infidèle ou vantard.
Les médisants ne pourront plus se réjouir
car je ne cherche d’autre mal que de l’entendre
me proclamer son ami,
je ne demande rien de plus.

Le motet est chanté ici par l’ensemble Gilles Binchois (dir. Dominique Vellard) : https://www.youtube.com/watch?v=YnCqorFSSj4
Et ici par l’ensemble Anonymus 4 : https://www.youtube.com/watch?v=9WHYwAzm8EA

Au fur et à mesure du temps, la musique se densifie et, en quelque sorte, s’accélère : on ajoute des valeurs de plus en plus courtes. Le langage lui aussi devient plus complexe… et les manuscrits de plus en plus beaux et élégants. Un nouveau terme émerge et s’oppose à l’ars antiqua, celui d’ars nova. C’est ainsi que les compositeurs du XIVe siècle, conscients d’agir en novateurs par rapport à des prédécesseurs plus balbutiants et dédaignant la musique « archaïque » du siècle précédent, désignent leur propre musique. Le nom fait référence à deux traités à peu près contemporains l’un de l’autre – autour de 1320 – et contenant les termes en leur titre. L’un est de Jehan des Murs (Ars nove musicæ), l’autre est de Philippe de Vitry (Ars nova). Celui de Jehan des Murs est probablement légèrement antérieur, mais c’est celui de son contemporain qui a donné le nom que l’on connaît. Pour la petite histoire, Jean des Murs n’était pas actif comme compositeur, mais mathématicien et astronome. La division n’est plus, comme précédemment, seulement ternaire et le binaire fait son apparition… Les combinaisons deviennent de plus en plus complexes.

Un manuscrit en particulier témoigne de ce nouvel élan. Il est symbolique à bien des égards, reflétant les temps troubles qui s’annoncent ou ont déjà commencé. En 1300, le pape Boniface viii organise un grand jubilé, afin de proclamer la suprématie papale et de tenter de réaffirmer une image affaiblie. On constate néanmoins la ruine complète des tentatives de la papauté pour constituer un état prépondérant par rapport aux royaumes. En 1305 commence une période de grandes difficultés pour la papauté : la « captivité de Babylone » – le siège de la papauté est déplacé de Rome en Avignon – dure jusqu’en 1378 et fera place au Grand Schisme (jusqu’en 1417). Entre 1338 et 1459, la Guerre de Cent Ans endeuillera l’Europe. Sans parler de l’épidémie de peste qui en décimera une grande partie. Pour autant, on fait toujours de la musique… et des livres de musique. Au début du XIVe, pour en revenir là, un livre témoigne à la fois des dernières avancées musicales et des mélodies plus archaïques, des difficultés de la papauté et du pouvoir royal – c’est l’épisode de l’extermination des templiers, de la fin du règne de Philipe le Bel, des difficultés financières de la cour royale – en même temps que d’une recherche de symbolique à travers une décoration particulièrement somptueuse. Il mérite que l’on y jette un coup d’œil :

Le début du Roman de Fauvel (Paris, BnF, fr. 146, f. 1r – Manuscrit copié à Paris ca 1316-1317)

Le début du Roman de Fauvel (Paris, BnF, fr. 146, f. 1r – Manuscrit copié à Paris ca 1316-1317)

Détail du charivari du Roman de Fauvel (Paris, BnF, fr. 146, f. 36v)

Détail du charivari du Roman de Fauvel (Paris, BnF, fr. 146, f. 36v)

…Et qu’on écoute quelques exemples des pièces qui y sont enchâssées, ici par le Clemencic Consort (dir. René Clemencic) : https://www.youtube.com/watch?v=HjpvGikKrzs

Le livre devient de plus en plus proche de l’objet d’art et les « trouveurs » font peu à peu place aux « compositeurs » qui, parfois, s’investissent personnellement dans la copie de leurs œuvres. Guillaume de Machaut (1300-1377) en est un des exemples les plus connus, qui décide d’agencer ses pièces selon un ordre qu’il définit à l’avance et dont il avertit son destinataire. Le compositeur avait l’habitude de superviser les manuscrits qu’il faisait parvenir à ses mécènes et amis ; il a même indiqué dans un de ces témoins (Paris, BnF, fr. 1584) l’ordre de ses œuvres, de fait classées par lui chronologiquement, au moins en ce qui concerne les poèmes les plus importants :

Table des œuvres de Guillaume de Machaut (Paris, BnF, fr. 1584, f. Av – Manuscrit vraisemblablement copié à Reims ca 1372-1377)

Table des œuvres de Guillaume de Machaut (Paris, BnF, fr. 1584, f. Av – Manuscrit vraisemblablement copié à Reims ca 1372-1377)

Une innovation de plus, pour les notations de ses pièces : la différenciation des couleurs des notes. Les notes noires participent d’une division en trois (mesure ternaire), et les notes rouges d’une division en deux (mesure binaire), ce qui complexifie la pensée, mais la rend aussi bien plus aisée à chanter…

Guillaume de Machaut, ballade Biauté qui toutes autres pere (Paris, BnF, fr. 1584, f.455v)

Guillaume de Machaut, ballade Biauté qui toutes autres pere (Paris, BnF, fr. 1584, f. 455v)

On voit aussi apparaître le cercle et le demi-cercle pour figurer respectivement les mensurations ternaire (cercle dit « parfait ») et binaire (cercle ouvert, donc « imparfait »). Ce cercle ouvert donnera d’ailleurs la mesure à C (4/4) que nous connaissons :

Guillaume de Machaut, ballade Biauté qui toutes autres pere (Paris, BnF, fr. 9221, f. 152v - Manuscrit copié à Paris ca 1380-1395)

Guillaume de Machaut, ballade Biauté qui toutes autres pere (Paris, BnF, fr. 9221, f. 152v – Manuscrit copié à Paris ca 1380-1395)

La ballade – qui chante l’amour malheureux – inclut comme toutes les pièces de ce genre, un refrain à la fin de chacune de ses trois strophes :

Biauté qui toutes autres père
Envers moy diverse et estrange,
Douceur fine à mon goust amere,
Corps digne de toute loange,
Simple vis à cuer d’aïmant,
Regart pour tuer un amant,
Samblant de joie et response d’esmay
M’ont ad ce mis que pour amer morray.

Beauté égale à toutes les autres,
Envers moi changeante et étrangère,
Fine douceur amère à mon goût,
Corps digne de toute louange,
Simple visage au cœur dur,
Regard capable de tuer un amant
Semblant de joie mais répondant durement,
M’ont mis en tel lieu que je mourrai d’amour.

Detri d’ottri que moult compere,
Bel Acueil qui de moy se vange
Amour marrastre et nompas mere,
Espoir qui de joie m’estrange,
Povre secours, desir ardant,
Triste penser, cuer souspirant,
Durté, desdaing, dangier et refus qu’ay
M’ont ad ce mis que pour amer morray.

Lent à consentir que je doive payer,
Bel Accueil qui de moi se venge,
Amour amer comme aucune mère,
Espoir qui m’ôte toute joie,
Rare secours, désir ardent,
Triste pensée, cœur soupirant,
Dureté, dédain, danger et refus
M’ont mis en tel lieu que je mourrai d’amour.

Si vueil bien qu’à ma dame appere
Qu’elle ma joie en doleur change
Et que sa bele face clere
Me destruit, tant de meschief sen je,
Et que gieu n’ay, revel ne chant,
N’einsi com je seuil plus ne chant,
Pour ce qu’Amour, mi oueil et son corps gay
M’ont à ce mis que pour amer morray.

Aussi je veux qu’il soit clair à ma dame
Qu’elle change ma joie en douleur
Et que son beau et clair visage
Me détruit, tant ai-je mauvaise fortune,
Et que je n’ai joie ni goût de chanter
Et que je ne chante plus comme je le faisais naguère
Parce qu’Amour, mes yeux et son corps
M’ont mis en tel lieu que je mourrai d’amour.

Ici une très belle version de la pièce, par le Ferrara Ensemble : https://www.youtube.com/watch?v=uGnxYu7mIfk

Une reconstitution avec transcription, en provenance de l’université d’Exeter et du projet Machaut, dirigé par la musicologue Yolanda Plumley, une des spécialistes de ce sompositeur : https://www.youtube.com/watch?v=1iddV_D-_Pw

Et une version instrumentale, par le trio Subtilior : https://www.youtube.com/watch?v=jfgUMUtb7DU

De complexe, on devient subtil, et le scribe se doit alors d’être un parfait dessinateur, en même temps qu’un expert dans l’art de la musique… Quelques expériences font état d’une recherche particulière de maniérisme, que l’on qualifie aujourd’hui d’ars subtilior. Un manuscrit en conserve de nombreux exemples, parmi lesquels deux pièces somptueuses à bien des égards, d’un compositeur qui se nomme lui-même Baude Cordier.

Baude Cordier, Belle, bonne, sage (Chantilly, musée Condé, ms. 564, f. 11v – Manuscrit probablement copié pour la cour de Foix, à l’extrême fin du xive siècle)

Baude Cordier, rondeau Belle, bonne, sage (Chantilly, musée Condé, ms. 564, f. 11v – Manuscrit probablement copié pour la cour de Foix, à l’extrême fin du XIVe siècle)

Le texte suit la structure du rondeau, avec un refrain énoncé au début et à la fin et dont une partie vient s’insérer dans le cours de la pièce :

Belle, bonne, sage, plaisante et gente,
A ce jour cy que l’an se renouvelle,
Vous fais le don d’une chanson nouvelle
Dedans mon cœur qui a vous se presente.
De recevoir ce don ne soyés lente,
Je vous suppli, ma doulce damoyselle.
Belle, bonne, sage, plaisante et gente,
A ce jour cy que l’an se renouvelle,
Car tant vous aim qu’aillours n’ay mon entente
Et sy scay que vous estes seulle celle
Qui fame avés quez chascun vous appelle
Flour de beauté, sur toutes excellente.
Belle, bonne, sage, plaisante et gente,
En ce jour-ci ou l’an se renouvelle,
Je vous fais don d’une chanson nouvelle
Dedans mon cœur qui à vous se présente.

Belle, bonne, sage, plaisante et gente,
En ce jour-ci ou l’an se renouvelle,
Je vous fais don d’une chanson nouvelle
Dedans mon cœur qui à vous se présente.
À recevoir ce don ne soyez lente,
Je vous en prie, ma douce demoiselle.
Belle, bonne, sage, plaisante et gente,
En ce jour-ci ou l’an se renouvelle,
Car tant vous aime qu’ailleurs rien ne me tente
Et je sais bien que seule vous êtes celle
Que par votre réputation chacun appelle
Fleur de beauté, plus que toutes excellente.
Belle, bonne, sage, plaisante et gente,
En ce jour-ci ou l’an se renouvelle,
Je vous fais don d’une chanson nouvelle
Dedans mon cœur qui à vous se présente.

Et une version musicale, par l’ensemble Organum (dir. Marcel Perès) : https://www.youtube.com/watch?v=LNKiFrMMSlQ

La pièce Tout par compas se présente comme un cercle. Les entrées musicales sont en canon, expliquées dans le corps même tu poème : « Trois temps entiers par toi posés Tu peux me conduire joyeusement ». L’auteur se nomme dans le cercle inférieur gauche : « Maistre Baude Cordier se nomme Cilz qui composa ceste ronde », et il affirme crânement que sa musique est connue de Reims jusqu’à Rome.

Baude Cordier, Tout par compas suy composés (Chantilly, musée Condé, ms. 564, f. 12r)

Baude Cordier, rondeau Tout par compas suy composés (Chantilly, musée Condé, ms. 564, f. 12r)

En voici le texte et sa traduction :

Tout par compas suy composés,
en ceste rode proprement
pour moy chanter plus seurement.
Regarde com suy disposés
compaing, je te pri chierement.
Tout par compas suy composés,
en ceste rode proprement.
Trois temps entiers par toy posés;
chacer me pues joyeusement,
s’en chantant as vray sentiment.
Tout par compas suy composés,
en ceste rode proprement
pour moy chanter plus seurement.

Tout au compas je suis composé
Sur ce cercle exactement ;
Pour me chanter plus sûrement,
Regarde comme je suis disposé,
Compagnon, je t’en prie cordialement ;
Tout au compas je suis composé
Sur ce cercle exactement.
Trois temps entiers par toi posés
Tu peux me conduire joyeusement
Si en chantant tu as vrai sentiment.
Tout au compas je suis composé
Sur ce cercle exactement ;
Pour me chanter plus sûrement,

Ici, chanté par l’ensemble Organum (dir. Marcel Perès) : https://www.youtube.com/watch?v=xhBRJdg2vzI

Après les années 1430-50, la notation devient blanche. On se rend compte que l’on perd du temps à noircir les notes. On pratique alors, au sens strict du terme, le dénigrement. C’est le temps de la Renaissance… et la boucle se boucle avec, encore une fois, le chansonnier cordiforme de Jean de Montchenu qui commençait l’épisode précédent :

Johannes Bedyngham, Gentil madona (Paris, BnF, Rothschild 2973 [dit « Chansonnier de Jean de Montchenu »], f. 3v – Manuscrit copié en Savoie ca 1470-1477)

Johannes Bedyngham, Gentil madona (Paris, BnF, Rothschild 2973 [dit « Chansonnier de Jean de Montchenu »], f. 3v – Manuscrit copié en Savoie ca 1470-1477)

Gentil madona de non m’abbandonare.
Haime, deb’io sempre in questo ardore stare?
O pretiosa gemma, o fiore di margarita,
Tu sei colei che tien sempre mia vita
In amorosa fiamma ; de non me far penare.

Dame gentille, ne m’abandonne pas!
Hélas, dois-je brûler d’amour pour toujours ?
Ô précieuse gemme, ô fleur de marguerite,
Tu es celle qui tiens ma vie
Dans les flammes de l’amour ; ne me fais plus souffrir !

Cette Gentil madona de la première moitié du xve siècle – Johannes Bedyngham, compositeur anglais, est mort entre 1459 et 1460, peut-être à Westminster – la voici chantée par les membres de l’ensemble Florilegio : https://www.youtube.com/watch?v=FdoC_C-3j0A

Au début de la Renaissance, la notation musicale ressemble donc de plus en plus à celle que nous connaissons et l’essentiel de ses figures (carrée, ronde, noire, croche, double croche) est désormais en place. La suite ne sera qu’ajout de précisions diverses – nuances, autre type de différenciation des silences, indications de mesure et de tempo – jusqu’aux nouvelles expérimentations qui verront le jour durant le second xxe s. et qui feront l’objet… d’un épisode 3 !


[1] Les conduits sont des poèmes latins n’appartenant pas à la liturgie. Ce sont des pièces polyphoniques syllabiques mesurées, conçues pour des circonstances particulières. On trouve parmi ces pièces des textes semi-liturgiques commémorant une fête particulière, des chants de procession (peut-être l’origine du terme), des poèmes faisant allusion à des événements politiques, des pièces moralisantes ou satiriques…
[2] Initialement liées à certaines pièces liturgiques dont elles constituaient des commentaires (le terme vient du latin motetus = petit mot) ces pièces s’en sont petit à petit affranchies pour devenir l’expression majeure de la polyphonie profane du XIIIe siècle. Originellement à deux voix, elles sont construites à partir d’une teneur (la voix la plus grave) qui est le plus souvent un fragment de plain chant. Les premières compositions à trois et quatre voix porteront un seul texte, puis apparaîtront des pièces polytextuelles. Certains motets, bilingues, associeront latin et langue d’oïl.