Nouveauté ou intelligence du réemploi

 In Chroniques

Serge Gainsbourg répondait à ses détracteurs l’accusant d’avoir l’art du réemploi facile et un tantinet symptomatique, voire de proprement et simplement plagier, qu’il ne composait que de la « musiquette qui rend hommage à la grande musique ». Outre qu’il a su fondre des airs plus ou moins connus en leur temps en des hits entêtants des années 1960 à 1990, remixant jusqu’à la patriote Marseillaise, Gainsbourg / Gainsbarre n’a de loin pas été le seul à procéder de la sorte. Le souvenir d’une mélodie chaloupée m’a donné envie de creuser plus avant, de m’interroger sur les raisons, les fondements, l’honnêteté créative de ce type d’hommage.

Intelligence du message

M’est ainsi revenue mémoire la surprise amusée et admirative de l’adolescente musicienne à l’écoute de Russians de Sting : ce mouvement lent, majestueux et sombre à la fois, était en réalité une reprise du premier mouvement de la suite orchestrale Le Lieutenant Kijé de Sergueï Prokofiev[1]. Mais c’est au-delà du réemploi, de l’inspiration, de l’hommage, que se situait la beauté de l’exercice commis par le sieur Gordon Sumner. Sur ces sonorités, dont il a intensifié le caractère presque militaire, il n’écrit pas une bluette, il dénonce, en pleine Guerre froide (on est en 1985), la politique de l’équilibre de la terreur entre les deux grandes puissances dirigées respectivement par Nikita Khrouchtchev et Ronald Reagan (ou doctrine de la destruction réciproque, une version assez élaborée de la loi du talion en somme), le risque nucléaire et les dangers d’une telle démarche tant pour les civils russes qu’américains, qui ne sont, avant tout, que des hommes et des femmes en ce monde : « We share the same biology / Regardless of ideology ».

Il est donc, au-delà de la « musiquette », une intelligence du réemploi. On peut reconnaître cette intelligence, légèrement décalée mais parfaitement fidèle au personnage, dans la construction de Carmen de Stromae sur « L’amour est un oiseau rebelle » in Carmen de Bizet, dénonçant les excès des réseaux sociaux, de l’hyper consommation et des amours par écran interposé. Quand on y réfléchit quelques instants, la Carmen de Bizet est d’une certaine manière la défense (vaine à l’époque mais sous couvert de jalousie et d’amour tragique, le mérite en revient à Prosper Mérimée) de la liberté d’une femme de vivre et d’aimer à sa guise, quoi qu’il en coûte, même la vie.

Intelligence pédagogique et commerciale

Cette intelligence du réemploi (qui n’est pas une reprise, également très en vogue depuis quelques années) peut s’entendre tout simplement dans l’idée d’ouvrir un public peu enclin à écouter de la musique classique – par méconnaissance ou parce que ce type de musique a longtemps été le pré carré d’une aristocratie ou d’une bourgeoisie jalouse de ses prérogatives –, de phrasés porteurs, d’envolées éclatantes, d’harmonies étonnantes. Car c’est avant tout cela, je pense, que recherchent les compositeurs de « variétés » dans leur inspiration classique : des mélodies qui fonctionnent et qui, l’air de rien, sont déjà dans l’oreille de leur public. Pourquoi vouloir reconstruire ce qui est déjà si équilibré, si doux, si beau, si entraînant ? La publicité en a depuis longtemps compris la puissance, dans cet océan visuel qui nous assaille chaque jour à la télé, sur nos ordinateurs et surtout désormais sur nos smartphones : pour arrêter l’oreille d’un client potentiel, s’accrocher à des airs familiers, classiques, classieux et parfois trop tant cela peut confiner à l’absurde, quand Brahms vient en renfort d’une réclame pour de la mayonnaise infâme. Voilà un autre débat portant sur les relations d’amour-haine entre publicité (télévisuelle sous-entend-on) et musique, qu’elle soit classique ou non d’ailleurs, qu’il nous plaira de développer à une autre occasion dans la revue.

Intelligence, hommage et parodie

L’emprunt se fait hommage lorsqu’il est pleinement assumé et revendiqué : Maurane chante Sur un prélude de Bach la beauté oxymore des docks et l’échec de son histoire d’amour, Johnny dit un Poème sur la 7e (de Beethoven), les Frères Jacques taquinent la Truite de Schubert tout comme Anne Sylvestre tord avec humour le cou à la petite musique de Beethoven, dans sa Lettre ouverte à Élise – allez, avouez que même en compatissant avec le débutant pianiste vous avez eu envie de mettre AC/DC à pleins tubes dès la 6e mesure ?

Il ne faut pas oublier non plus que, s’ils ont choisi la voie parfois considérée plus populaire ou commerciale de la musique, nombre d’interprètes sont également compositeurs et surtout musiciens, parfois de formation fort classique. On ne s’étonne pas, dès lors, des incursions au piano de Matthew Bellamy himself, chanteur et meneur du groupe Muse, dans des lancées électro-pop rock telles Space Dementia ou Hoodoo. Et qui réitère quelques années plus tard en concluant United States of Eurasia, un morceau d’inspiration symphonique, par le nocturne n°2 opus 9 de Frédéric Chopin.

Évidemment l’hommage ne garantit pas la qualité de la reprise… mais là encore, c’est un autre débat.

Intelligence du partage

La musique classique, c’est aussi un moyen de traverser les frontières géographiques bien sûr, mais de genre également. Les mélanges les plus surprenants se trouvent dans ces emprunts : Evanescence, groupe de pop métal électronique américain, reprenant le « Lacrimosa» du Requiem de Mozart ; Emerson, Lake & Palmer sature les dissonances de Béla Bartǒk dans The Barbarian, en écho à l’Allegro Barbaro ; Iron Maiden rejoue Albeniz à sa sauce dans To Tame A Land

Que peuvent signifier sur le fond de tels emprunts apparemment si décalés dans le genre, les aspirations, l’audience ?

Tout simplement que la musique est universelle, que les idées et les inspirations voyagent et que les cloisonnements, tels que certains se plaisent à les imaginer, n’existent pas.

Ainsi, s’il est difficile d’estimer combien la musique contemporaine « populaire » peut influencer un compositeur classique aujourd’hui, Anne Ibos-Augé nous a prouvé de façon magistrale combien, historiquement, la musique devenue « classique » est allée piocher dans le registre populaire plus que de raison. C’est donc un juste retour des choses, que la musique classique inspire, influence, façonne, donne vie à de nouvelles mélodies variété pop rock, tenant parfois plus de la reprise que de l’emprunt.

La plus belle preuve de ces échanges, de cette porosité et de cette inspiration réciproque a été la naissance d’un rock dit symphonique dont le modèle absolu, la composition la plus géniale à ce jour reste, pour moi (et je crois pour bien d’autres), Bohemian Rhapsody de Queen.

Plus près de nous, depuis les années 1970 aux États-Unis et plus récemment en France, de nouvelles formes de musiques populaires tels le rap ou encore de nouvelles techniques de composition comme le mash-up, ont usé pour partie de l’emprunt : sampling, mix de deux morceaux dans une proximité rythmique ou mélodique, l’emprunt se fait réinvention assumée d’un héritage musical. Parmi nos rappeurs émérites franco-français, MC Solaar a ainsi construit son fameux Bouge de là (1992) sur les premières mesures de The Message de Cymande, sorti en… 1970.

En toute chose, créer, innover est toujours réutiliser et accommoder à sa guise, selon son héritage, selon sa personnalité, selon sa ou ses cultures, parfois inconsciemment d’ailleurs : emprunter à ses aînés pour proposer à ses semblables une nouvelle forme en rapport avec son temps, n’est-ce pas la meilleure façon de transmettre et d’avancer sans trahir ?


Références en forme de playlist

Russians, Sting, in The Dream of The Blue Turtles, 1985, A&M Records.

Le Lieutenant Kijé, Sergueï Prokofiev, 1933. B.O. Du film du même nom par Alexandre Feinzimmer, reprise par le compositeur lui-même dans la Suite symphonique pour orchestre, op. 60.

Carmen, nouvelle de Prosper Mérimée (1847), utilisée par Henri Meilhac et Ludovic Halévy pour écrire le livret de l’opéra Carmen, composé par Georges Bizet (1875).

Carmen, Stromae / Orelsan / G. Bizet, in Racine Carrée, 2015, Mercury.

Sur un prélude de Bach, Maurane, in Ami Ou Ennemi, 1991, Polydor. Paroles de Jean-Claude Vannier.

Prélude en ut majeur, BWV 846, Jean-Sébastien Bach, in Le Clavier bien tempéré.

Symphonie n°7, op. 92, Ludwig van Beethoven, écrite entre 1811 et 1812, créée en 1813 à Vienne.

Quintette pour piano et cordes D. 667 « La Truite », de Franz Schubert.

La Truite de Schubert, Les Frères Jacques, 1956.

Lettre à Élise, bagatelle en la mineur pour piano, Ludwig van Beethoven, 1810.

Lettre ouverte à Élise, Anne Sylvestre/Beethoven, in Les pierres de mon jardin, 1974.

Requiem, Messe en ré mineur KV. 626, Wolfgang Amadeus Mozart, 1791.

Lacrymosa, Evanescence, in Synthesis, 2017, BMG.

Allegro Barbaro pour piano (BB 63 / Sz 49), Béla Bartǒk, 1911.

The Barbarian (arr. Béla Bartǒk), Emerson, Lake & Palmer, 1970.

Chants d’Espagne, Prélude (Asturias), Isaac Albeniz, 1892.

To Tame A Land (arr. Isaac Albeniz), in Piece of Mind, Iron Maiden, 1983, EMI.

Space Dementia, in Origin of Symmetry, 2001, label Mushroom. Paroles et musique Matthew Bellamy.

Hoodoo, in Black Holes and Revelations, 2006, label Warner. Paroles et musique Matthew Bellamy, arrangements Audrey Riley, Chris Wolstenholme, Dominic Howard

United States of Eurasia (+ Collateral Damage) in The Resistance, 2009. Instrumental F. Chopin arr. par Matthew Bellamy & Muse.

Bohemian Rhapsody, in A Night at the Opera de Queen, Freddie Mercury, 1975.

The Message, in Cymande, Cymande, 1970.

Bouge de là, in Qui sème le vent récolte le tempo, MC Solaar, 1990.


Illustration : littlevisuals.co

[1]Ladite suite étant déjà, me souffle-t-on dans l’oreillette, une reprise de Prokofiev utilisée comme musique de film.