Numéro 6 | 2020 : Enfance

Avec la participation de :

Erick-Christian Ahounou | Florence Albrecht | Isabelle Banco | Françoise Breton | Cédric Costantino | Pablo Cueco | Pascal Dandois | Les Enfants De Bohème | Gwénaël De Boodt | Stéphanie Derouèche | Emmanuel Desestré | Marie-H Desestré | Charles Duttine | Caliste Faure | Noé Gaillard | Olivier Gechter | Clémence Gillet | Élise Goldberg | Orianne Hurstel | Maurice Jakubowicz | Scadi Kaiser | Vadim Korniloff | Nathalie Labrousse-Marchau | Jason Lapierre | Luz Leòn | Hounhouénou Joël Lokossou | Maïpo | Ramuntcho Matta | Murièle Modély | Lemonia Palmantouras | Laurent Pina | Aline Recoura | Jean-François Roullin | François Soutif | Ketty Steward | Tagali | Marianne Thauvin | Odile Viale


Ab incunabulis

Je ne suis pas à ma place aujourd’hui. Un numéro consacré à l’enfance aurait certainement dû être coordonné par des enfants, à défaut par quelque pédagogue ou pédopsy éclairé. Mais voilà. Aucun enfant n’a voulu diriger ce numéro : « trop compliqué », « pas le temps », ont-ils avancé, malgré les promesses de rémunération en chocolat et autres friandises. J’ai bien proposé une dotation en oignons, rien n’y a fait, je n’ai récolté qu’une moue désapprobatrice. Je sais pourtant que, parmi la jeunesse qui m’entoure, il en est pour aimer ce légume au goût puissant quand il est cru.

Du fade ? Des nouilles ? Des frites ? En tout cas, chez les tout petits, un rejet du fibreux, de l’acide, de l’amer et de tout ce qui semble être peu doté en énergie : l’oignon ne fait donc pas l’unanimité. Mais on sait désormais que la dégustation répétée d’aliments, y compris puissants et singuliers, dans les trois premières années de la vie, conditionne largement les goûts alimentaires et ce, de manière durable et profonde[1]. Pour la musique, il semble aussi que c’est dans les premiers temps de la vie que les sollicitations ont les effets les plus durables. L’enfance est donc un âge particulier. Un âge au cours duquel corps et esprit se développent, un âge d’accroissement vertigineux du nombre de neurones puis des liaisons synaptiques. Premiers mois, premières années, moments cruciaux pour le développement des facultés cognitives. Mais aussi par voie de conséquence le moment de la vie où la socialisation a les effets les plus durables, les plus ancrés. Outre cette formation du « goût » — et du « dégoût » —, entendons ici une sensibilité pour certains goûts, arômes ou sons, ce sont aussi des pratiques que l’éducation et la vie enfantine forgent. Des manières de tables, des habitudes alimentaires, la fréquentation de lieux — restaurants, fast-foods, supermarchés, commerces de bouche, marchés, salles de concert, opéra, disquaires, etc. —, la pratique d’un instrument, la préparation des repas, la commensalité. L’enfance, c’est aussi un cortège de moments, les dînettes à la terre, les rondes enfantines, les volcans en purée, la maîtrise des couverts, la moralisation de la nourriture avec laquelle « on ne joue pas », celle du « silence au concert », de l’assiette « qu’il faut finir — Mais pourquoi, pourquoi ? ».

Un numéro consacré à l’enfance nous aura gratifiés d’un cortège de souvenirs. De ces souvenirs de l’enfant que nous avons été, mis en perspective par celui que chacun d’entre nous est devenu. Car c’est bien l’adulte qui se souvient et fait le tri parmi les sensations de jadis. La perception d’alors reste en partie enfouie à jamais, inaccessible à moins d’une reviviscence soudaine. Ces souvenirs, loin de la pure idiosyncrasie, sont les témoins de manières de vivre, de transmettre, d’un attachement aux saveurs lointaines, aux imaginaires linguistiques, festifs, religieux, familiaux, sociaux, à l’histoire aussi. Autres sujets, l’éducation, l’apprentissage, l’accoutumance, mais aussi les musiques enfantines, la réutilisation des mets enfantins à l’âge adulte, etc.


Sans surprise, les saveurs et les parfums de la nourriture de l’enfance auront marqué davantage nos auteurs que la musique enfantine, asymétrie qu’il nous faudra un jour traiter dans nos pages. Comme il nous faudra aborder la douloureuse question de la flûte à bec à l’école, et des batailles de cantine. Quoi qu’il en soit, je vous laisse plonger dans les goûts de l’enfance, du lait maternel au sucre des bonbons, et découvrir les musiques qui inonderont les oreilles de votre progéniture à défaut d’avoir embaumé vos jeunes années. Et que nos lecteurs ne s’inquiètent pas trop : la nostalgie, qui nous guette quand nous nous remémorons notre enfance, n’a pas altéré l’insouciance et la vitalité de celle évoquée ici. Et c’est bien ainsi.

Emmanuel Desestré

[1] Voir : Vincent Boggio, « La formation des préférences alimentaires » ; In : Forum régional sur l’allaitement maternel, Autun, 26 novembre 2008 ; mais aussi les résultats de l’étude menée de 1982 à 1999 à la crèche Gaffarel de l’hôpital de Dijon.