Olivier Greif – Des Chants de l’âme inspirés

Olivier Greif considérait les Chants de l’âme, cycle de neuf pièces composées sur des poètes « métaphysiques » anglais [1] comme sa meilleure œuvre. Marquée par une profonde spiritualité, cette œuvre majeure dévoile une succession d’univers qui sont autant de petits mondes tour à tour passionnés, rêveurs, quasi grotesques parfois même. Le rythme marchant obstiné, inéluctable, de The Tyger qui, d’emblée, happe l’auditeur pour ne plus le lâcher, Death, manière de pied de nez à la mort (« Death, thou shalt die ») ou encore les harmonies « faussées » de Mortification forment le côté violent du cycle. Deniall, Sic Vita, Vertue, Song et Peace lui opposent une quasi-rêverie, temps suspendu d’harmonies claires sur lesquelles évolue une voix parfois traitée à la manière des mélodies accompagnées du premier baroque.

On y perçoit, comme souvent chez le compositeur, diverses allusions, comme autant de réminiscences du temps lointain des poèmes qui ont inspiré le cycle : clins d’œil à l’esthétique baroque par l’ornementation (Holy Sonnet, Vertue) ; entrelacs de lignes mélodiques évoquant les compositeurs de la Renaissance tardive (Holy Sonnet, Song) ; figuralismes (Mortification) ; jusqu’à la citation d’un fragment de la Matthäus Passion de Bach (« Mache dich, mein Herze rein, ich will Jesum selbst begraben », « Fais-toi pur, mon cœur, je veux enterrer Jésus moi-même ») dans la dernière mélodie (Peace), qui demeure dans l’oreille comme évocation tangible de la spiritualité qui affleure des chants depuis le début du cycle. Sur le plan harmonique comme sur celui des motifs mélodiques ou du rythme, tout l’univers greifien est là, condensé : couleurs tonales, prédilection pour les tierces mineures, balayages d’accords et ponctuations brèves parfois jusqu’à la brusquerie, alternances de couleurs majeure et mineure, tendance à « fausser » la tonalité par des chromatismes et des dissonances, dialogues entre binaire et ternaire, tendance à l’effritement final des mélodies en fin de pièce. On serait d’ailleurs tenté, indépendamment de l’analogie des titres, de rapprocher l’extinction mélodique de la dernière pièce du cycle, Peace, de la fin du dernier des Chants de l’aube de Schumann, un des compositeurs très aimés d’Olivier Greif. La voix et le piano se répondent incessamment, pour donner corps à cette âme qui chante si vrai.

Succéder à l’enregistrement de 1999 avec le compositeur au piano et la soprano Jennifer Smith était un pari difficile. Il est parfaitement réussi. Le parti pris des deux jeunes interprètes est différent, plus théâtral parfois. Certaines mélodies sont plus rapides (Tyger, Death, Song, Peace) et déroulent leurs phrases dans une seule respiration. On est conscient que rien n’a été fait pour copier ou imiter : c’est bien une approche personnelle qui est proposée ici. Marie-Laure Garnier savoure les mots, s’en délecte à la fois poétiquement et musicalement. Sa voix ample aux couleurs chatoyantes et variées, son timbre rond et vivant, son vibrato présent, son ambitus large conviennent à merveille à cette musique exigeante. Olivier Greif avait souhaité que Jessye Norman interprète le cycle : la parenté évidente des deux voix n’aurait probablement pas manqué de lui plaire. Plus encore, on sent une réelle osmose avec le pianiste qui est loin de se cantonner au rôle d’accompagnateur (mot qui, s’agissant de la musique de Greif, n’a de toute façon pas cours). Philippe Hattat, dont le jeu rigoureux sans rigorisme est parfois un peu plus souple, un peu plus posé que celui du compositeur disparu, n’est d’ailleurs pas un novice dans l’univers greifien puisqu’il a déjà créé le cycle inachevé des Hölderlin Lieder en 2017 [2].

Deux œuvres complètent l’enregistrement, toutes deux sur des textes d’Yves Petit de Voize, ancien rédacteur en chef de la revue Diapason, cofondateur de l’Académie-Festival des Arcs et ami d’Olivier Greif. Les Trottoirs de Paris, pour soprano, ténor (Clémentine Decouture et Paco Garcia, qui posent texte et musique dans une belle entente) et piano [3], montrent une tout autre facette du compositeur, entre humour et morbidité. La couleur tonale y est sombre et l’ensemble dégage une impression de profonde nostalgie. Cette pièce, qui commence comme une valse (« une sorte de valse-java », disait le compositeur) avec petit motif pseudo-naïf (une « mélodie de rien du tout » selon lui) en aller-retour qui devient presque agaçant par sa répétition, se fausse petit à petit. La danse se délite pour tendre vers le chaos : la ligne chantée seule est préservée, mais absorbée par un piano qui prend le dessus avec violence sur les chanteurs qui finissent d’ailleurs par crier (« Marseillaise de Montmartre ! »). La fin adopte un quasi-récitatif plus lourd : c’est l’évocation de la gare Saint-Lazare (« noir quartier du malheur ») dont, à cette heure, « aucun train n’arrive ni ne part », recto tono en ralentissant et en restreignant la densité harmonique. Des grappes d’accords dans l’aigu referment l’histoire en suggérant la dissipation de la nuit.

Enfin, D’une douleur muette, de Thierry Escaich, a été composé dans les temps qui ont immédiatement suivi la mort d’Olivier Greif et créé par la soprano Jennifer Smith, Thierry Escaich (à l’orgue) et Alexandre Gebert (violoncelle). Ce bouleversant planctus va chercher les extrêmes des tessitures instrumentale et vocale, convoque voix parlée et criée. La pièce est construite en un gigantesque decrescendo qui se déploie vers le grave et s’arrête abruptement, narration imagée de la mort, surgie trop tôt, d’Olivier Greif assortie d’une poignante question qui demeurera sans réponse : « qu’adviendra-t-il de nous ? ». Au piano et à la voix – à nouveau celle de Marie-Laure Garnier – s’ajoute ici le violoncelle de Yan Levionnois pour une interprétation dont il faut souligner l’intensité émotionnelle et le remarquable engagement.

Cet enregistrement de concert est servi – et comme ce n’est pas toujours le cas, il est agréable de pouvoir le souligner – par une belle prise de son, claire et équilibrée. Le livret, en deux volets, combine originalement les formats : un dépliant propose une notice de Brigitte François-Sappey, dédicataire du cycle, amie du compositeur et grande familière de sa musique qui livre quelques moments d’Olivier Greif, en même temps que la retranscription des propos de Marie-Laure Garnier et Philippe Hattat, visions bienvenues de musiciens sur un compositeur et son œuvre ; un cahier plus classique livre les textes et les traductions des poèmes.

Deauville Live | Les Chants de l’âme d’Olivier Greif | Marie-Laure Garnier, Clémentine Decouture, sopranos | Paco Garcia, ténor | Yan Levionnois, violoncelle | Philippe Hattat, piano | 1 CD B-Records | Enregistrement public au festival de Deauville les 31 juillet, 7 et 9 août 2019.

1.-9. Olivier Greif (1950-2000) – Les Chants de l’âme pour voix et piano (1979-1995)
10. Olivier Greif (1950-2000) – Les Trottoirs de Paris pour deux voix et piano (1996)
11. Thierry Escaich (1965-) – D’une douleur muette pour voix, violoncelle et piano (2001)

[1] William Blake, George Herbert, John Donne, Henry King, Thomas Carew, Henry Vaughan.

[2] C’était en mai 2017 avec le baryton Vincent Le Texier à Paris (Reid Hall).

[3] Catherine Dubosc et Jean-Paul Fouchécourt avec le compositeur au piano, donnaient une autre image, plus violente, plus « urgente » pourrait-on dire, de la pièce en 1997. Cet enregistrement de la création de l’œuvre, toujours disponible chez Triton, est d’une intense beauté.