Rameau : les Indes galantes à Bastille

 In Scénopathie

Clément Cogitore et Leonardo García Alarcón à Bastille : des Indes « inégalantes »

Il arrive que l’on soit déçu à l’opéra. Ce qui se produit souvent lorsqu’on attend beaucoup. La Danse des Sauvages de Clément Cogitore, court-métrage magistral et émouvant, revisitant en 2017 le numéro éponyme de l’opéra Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau sur fond de Krump, était une véritable réussite. Les Indes galantes proposées par le même Clément Cogitore à Bastille, avec la complicité de la chorégraphe Bintou Dembélé et du chef Leonardo García Alarcón, ont de quoi laisser perplexe.

L’idée d’investir la grande scène de l’opéra Bastille avec un opéra baroque est audacieuse, ce qui pourrait me plaire. Mais… Cinquante musiciens pour réaliser la partie orchestrale d’un opéra baroque, c’est beaucoup. C’est nécessaire pour remplir une salle comme celle de la Bastille, certes, et la diversité des nuances s’en ressent : l’orchestre, quand il joue tutti, est presque continûment forte. Cela conduit en outre les chanteurs à des extrêmes peu souhaitables : les voix sont souvent forcées, les attaques tendent à la brutalité, les aigus sont quelquefois criés et certains graves, à l’inverse, difficilement perceptibles ; la justesse en pâtit, de même que l’articulation du texte, que l’on peine souvent à comprendre. Quelques chanteurs s’en tirent bien, voire très bien. Certains durant tout le spectacle comme Mathias Vidal, souverain, émouvant, jamais forcé : c’est donc possible. D’autres seulement par moments comme Sabine Devieilhe, qui offre un air de Phani bouleversant dans la deuxième entrée et une convaincante Zima dans la quatrième mais peine terriblement en Hébé lors du prologue. La quatrième entrée est aussi plus propice à Florian Sempey, dont l’Adario est plus maîtrisé que ne l’était le Bellone du prologue. Les autres sont honnêtes dans le meilleur des cas, frisent l’insuffisance le reste du temps. Les chœurs – sauf le regrettable chœur d’enfants de la troisième entrée, trop hésitant – sont en revanche très beaux et livrent une palette de nuances étonnante. L’orchestre joue son rôle mais se montre parfois plus laborieux tant certains tempi sont rapides. On a le sentiment que Leonardo García Alarcón cherche à contrebalancer la masse orchestrale par un allègement extrême des tempi : l’air d’Amour dans le prologue frise le grotesque.

On aurait pu s’attendre à une mise en scène audacieuse. L’ailleurs « exotique » imaginé par Rameau et son librettiste Louis Fuzelier en 1735 pour servir de toile de fond à un divertissement léger dont l’amour restait le véritable héros a changé d’horizon et s’est concentré plus près de nous, porteur de questions d’une actualité parfois brûlante. L’altérité un rien condescendante dépeinte par un compositeur qui cherchait avant tout à se faire reconnaître – il s’agit de la deuxième œuvre scénique de Rameau – s’est déplacée, nourrie à une réalité moins complaisante. Rien d’étonnant à ce que l’on y rencontre des « caractères » contemporains, qui aident d’heureuse façon le spectateur à replacer dans un univers familier une série de scènes dont le décousu pourrait déconcerter. Mais fallait-il œuvrer avec cette apparente facilité d’une transposition aussi foisonnante ? Réfugiés en couvertures de survie dorées – sortes de migrants baroques – abordant aux rivages du « Turc généreux » ; pom-pom girls en lieu et place des Amérindiennes ; prostituées en cabines transparentes  pour figurer les esclaves d’une « fête persane » dans laquelle Tacmas évolue en travesti ; éboueurs en tenues fluo et CRS investissant tour à tour la scène. Un manège pour enfants et une coque de bateau naufragée sont hissés par un bras articulé, qui portera l’écran figurant le dieu soleil – possible déification d’un autre temps, le nôtre – dans la deuxième entrée. Peut-être cela est-il de trop.

Pour autant, Cogitore met superbement en scène les grands ensembles, remarquables de naturel et de fluidité. Il rend moins justice aux petits groupes, souvent contraints à une gestuelle à la symétrie presque trop rigide qui n’apporte rien de très utile au spectacle. Tout au plus pourra-t-on saluer la performance de ceux des chanteurs qui se révèlent capables de se prêter à ce jeu, même si c’est parfois avec une certaine raideur. Les danseurs remarquables de la compagnie Rualité laissent une belle impression, qui ne fait toutefois pas oublier les inégalités de cette production. La « danse des sauvages » reste un moment magnifique, tellement applaudi que le public est surpris qu’il ne sonne pas la fin du spectacle et semblera se désintéresser de la suite, avant que le « noir » ne déclenche son enthousiasme. Elle n’est pas le seul, les solistes accompagnant certains airs semblent parfois ne pas toucher terre et tous rappellent que les Indes galantes sont un « ballet héroïque » avant que d’être un opéra. Quelques instrumentistes, aussi, se montrent d’une rare subtilité – mention spéciale aux traversos et aux continuistes, notamment à la réalisation de la viole de gambe .

L’idée, si elle n’est pas nouvelle, est intéressante, allier le moderne et l’ancien, transgresser certains codes élitistes – les danses ne sont pas danses de cour mais danses de rue –, faire descendre l’opéra d’un piédestal surfait pour le rendre accessible, grâce à un ancrage délibéré dans la contemporanéité, à un public nombreux et varié. Mais Rameau sort-il réellement gagnant d’une exécution nivelée dans le forte, d’un rythme parfois imprécis et d’une justesse souvent approximative ?

Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau | Opéra Bastille | du 26 septembre au 15 octobre 2019 | Mise en scène : Clément Cogitore | Direction musicale : Leonardo García Alarcón | Chorégraphie : Bintou Dembélé


Photographie : Little Shao | OnP