Rémi Geniet à Gaveau

 In Scénopathie

Quand la valeur n’attend pas le nombre des années…

La sonate Hammerklavier est un monument. Qui marque par sa démesure les adieux du compositeur à la « forme sonate » classique : c’est en effet la dernière fois que Beethoven aura recours à cette structure quadripartite héritière de la sonate classique, qu’il porte ainsi, en 1819, à un point de quasi non-retour. Ces quatre mouvements – qui proposent tout de même à eux seuls pas loin de cinquante minutes de musique – déroulent successivement un allegro, un scherzo, un adagio et un dernier mouvement allegro précédé d’une courte introduction. Classique ? Si l’on veut. Le premier thème du mouvement initial est une succession d’accords martelés détachés, fortissimo : un « thème-idée » à l’état pur, très loin de l’image que l’on peut se faire d’un « joli » thème bien mélodique. Toujours dans le premier mouvement, la partie centrale offre un fugato qui anticipe le dernier mouvement ; quant à sa réexposition, elle transforme à l’extrême les thèmes initiaux, ouvrant ainsi sur de nouveaux horizons. Le scherzo joue sur les dissonances et les silences : s’il y a jeu, ici, c’est d’un jeu sombre et halluciné qu’il s’agit. Le mouvement lent, très long, propose un parcours tonal particulièrement complexe en une suite de transfigurations d’un motif initial d’apparence calme et posée. Le finale est… une fugue à trois voix, dont le compositeur précise d’ailleurs qu’elle a été conçue avec « alcune licenze », un peu de liberté. Quant au bref mouvement qui le précède, il enchaîne accords violents, traits, silences et rythmes syncopés hachés en une page que l’on hésite à qualifier d’introduction.

Que faire de tout cela, pourrait-on se demander ? Rémi Geniet, le seul « très jeune » pianiste invité par Monsieur Croche cette saison, aborde cette anthologie avec un cerveau particulièrement bien fait. Sa réflexion, son analyse de la partition, s’entendent, littéralement. Les motifs sont parfaitement différenciés, tour à tour abrupts et rythmiques, ou poétiques et sensuels ; les accords sont ce qu’ils sont : une matière pleine et tangible ; les phrasés respirent, les thèmes « visage », plus évidemment mélodiques, parfois même élégiaques, sont joués avec une rare délicatesse. Là où Beethoven disloque son matériau, le pianiste disloque avec lui, réalisant une osmose réelle entre la pensée et le son. Il suit les errances, les hésitations, les ruptures, les suspensions beethovéniennes, allonge parfois les silences ou précipitant les accélérations, toujours jusqu’à l’extrême.

Avec Ravel puis Prokofiev, ce sont les mêmes qualités qui s’entendent, mettant admirablement en valeur des univers très différents. Les huit Valses nobles et sentimentales déclinent l’univers de cette danse si chère à Ravel, qui rend ici un hommage lointain à Schubert, auteur de deux recueils, l’un de Valses nobles, l’autre de Valses sentimentales. Rapides ou lentes, parfois enchaînées, les pièces jouent sur toute l’étendue d’un clavier parfois presque orchestral : en 1911, date du cycle – qui sera d’ailleurs orchestré l’année suivante –, le compositeur pense déjà à La Valse, évocation symphonique de la danse poussée jusqu’à l’extase avant de retomber en un ultime sursaut, que l’on trouve ici préfigurée dans la septième pièce, celle que le compositeur lui-même trouvait le plus « caractéristique ». Son langage particulier s’y exalte, mêlé à des dissonances qui firent scandale lors de la création de l’œuvre. Le pianiste joue ici remarquablement d’une palette de nuances convoquant sans peine et sans hésitation le triple piano ou le triple forte. Il conserve, même dans les pièces les plus lentes, une articulation précise, que l’on perçoit même dans les moments de halo harmonique que Ravel jette parfois sur le cycle, quand la danse n’est plus qu’une trace rythmique à peine perceptible. Même dans ce halo, la pédale, parfaitement maîtrisée, conserve la clarté du discours et, mieux encore, la met en valeur.

La Cinquième sonate de Prokofiev prolonge à merveille cet univers dansant fait de dissonances non résolues, où les thèmes se superposent en créant parfois des manières de « torsions tonales », où la surprise harmonique fait partie intégrante du discours. On y retrouve les signatures de Prokofiev : enchevêtrement de lignes mélodiques – toujours très justement perceptibles –, les accents soudains, le jeu sur les registres extrêmes, les brusques changements d’atmosphère, de l’élégiaque mouvement initial au ludique finale. Plus « légère » que les autres sonates « épiques » du compositeur, cette œuvre, qui sera remaniée par Prokofiev peu avant sa mort – c’est la version originale de 1923 que nous proposait Rémi Geniet –, termine ce récital original par une note de légèreté fort bienvenue.

Complet, ardu, divers, éclectique… Les mots sont nombreux, qui peuvent rendre compte du programme choisi. Ils pourraient tout aussi bien qualifier le jeu de son interprète. On y ajouterait « osé » – parce que donner en (deuxième) bis les presque quinze minutes de la Chacone en mineur de Bach pour violon transcrites par Ferruccio Busoni, c’est osé. Puis on divaguerait : « pensé », « subtil », « respirant ». Parce que c’est un piano pensé jusque dans ses détails les plus infimes, mais dont la pensée sait se faire discrète, se dissimuler derrière la musique même : on ne peut s’empêcher de songer à Rameau et à son désir de « dissimuler l’art par l’art même ». Parce que c’est un piano subtil mais nullement pédant, qui ne s’écoute pas jouer mais écoute sa musique intérieure et, généreusement, la transmet au public avec une grande simplicité. Parce que c’est un piano qui respire, qui vit, qui porte en lui une part indéniable de spontanéité, qui sait parler comme le poète de Schumann (dernier bis, extrait des Kinderszenen de Schumann), presque comme l’on improviserait.

Rémi Geniet est un jeune pianiste, mais derrière cette juvénilité se lisent, outre une technique ébouriffante, une pensée intelligente, une sensibilité délicate, une maturité évidente. Ne nous y trompons pas, c’est un très grand qui s’annonce.

Rémi Geniet | Récital de piano : Beethoven, Ravel, Prokofiev | Salle Gaveau, Paris, le 13 novembre 2019.


Photo : En répétition © Monsieur Croche