Rosas au Palais Garnier

 In Scénopathie

Les six Concertos brandebourgeois mis en scène et en mouvement : la danse se fait musique et la musique danse

© Ann Van Aerschot

Après sa période weimaroise, Johann Sebastian Bach devient maître de chapelle et directeur de la musique de chambre de la cour de Cöthen. Il y compose, entre 1711 et 1720, un recueil à la limite des deux genres du concerto : les Brandenburgische Konzerte (Concertos brandebourgeois [1]) BWV 1046-1051, qu’il offre au margrave Christian Ludwig de Brandenburg en 1721. Ils représentent l’apogée du genre du concerto grosso [2] même si l’influence du concerto de soliste y est aussi très présente. Elle se traduit par l’adoption de procédés formels à la Vivaldi et surtout par la grande virtuosité requise pour jouer les parties de concertino – le solo de clavecin du premier mouvement du cinquième concerto fait généralement considérer l’œuvre comme le premier concerto pour clavecin de l’histoire de la musique. L’importance accordée aux vents (cors, trompette, hautbois) y est en revanche un héritage de l’esthétique allemande des fanfares municipales (Stadtpfeifer).

Un graphe au sol, enchevêtrant cercles, lignes, pentagrammes et spirales, est à l’image de l’enchevêtrement des lignes mélodiques des œuvres, qui rappellent à l’auditeur la prédilection du compositeur pour le contrepoint, qu’il a porté à un niveau de complexité exceptionnel. Il n’est pas le seul : les seize danseurs – le plus vaste groupe jusqu’à présent réuni sur scène par Anne Teresa De Keersmaeker – évoluent littéralement contrapuntiquement : les enchaînements de séquences sont répétés en imitation, en écho aux motifs thématiques qui se tuilent parfois, l’un commençant alors que l’autre n’a pas achevé son discours (tout particulièrement dans l’Andante central du Concerto n°2).

© Ann Van Aerschot

Quelques codes musicaux baroques trouvent un pendant visuel qui se lit, aussitôt vu, comme une évidence dans le ballet. Les costumes évoquent d’emblée l’esthétique du concerto baroque : tous les danseurs sont en vêtements noirs, mais tous sont individualisés. Robes, pantalons, bermudas, types de chaussures plates ou à talons diffèrent et seront parfois changés durant le spectacle, de même qu’un violoncelliste joue aussi parfois la viole ou qu’un organiste est claviériste avant tout et peut tenir un clavecin. À l’instar du tutti instrumental, le tutti dansé est constitué de solistes, jamais uniformisé mais bien au contraire riche de la diversité de ses corps-timbres. Un soliste émerge-t-il du grosso ? Il se défera d’une pièce de vêtement ou de ses chaussures pour se dégager, temporairement, de l’ensemble. Le continuum du discours rapide et régulier des mouvements vifs tutti est figuré par des marches rapides durant lesquelles l’ensemble des danseurs parcourt la scène (inoubliable mouvement initial du Concerto n°1), entrecoupant parfois leur mouvement de petits sauts ou de pas redoublés, courtes ponctuations à l’image des brèves articulations entre les motifs musicaux. Les bariolages caractéristiques de l’écriture baroque sont traduits en virevoltes hallucinantes de virtuosité (particulièrement marquées dans l’Allegro initial et le Presto final du Concerto n°4). Les cadences des solistes musiciens sont cadences dansées, mettant en jeu une rhétorique contemporaine qui prolonge l’art du discours du cantor : suspensions, sauts et glissades rehaussent la structure harmonique – on imagine l’analyse fine à laquelle s’est livrée la chorégraphe, familière de musique et de Bach [3] en particulier. L’extrême fluidité des gestes et les volutes des mouvements proposent quant à eux un parallèle parfait au legato mélodique (parmi mes « mentions spéciales » figurent le deuxième mouvement du Concerto n°1, l’andante du Concerto n°2 et l’Andante du Concerto n°4 à deux flûtes à bec et violon principal). Les solistes se voient doublés par les danseurs et la musique, alors, se regarde évoluer, jusqu’aux phases de « fausses imitations », lignes mélodiques variées, ressemblantes mais pas jumelles, ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres, traduites en imitations, canons gestuels superbes de précision, ciselage des corps.

Page de titre du manuscrit holographe des Concertos Brandebourgeois (Berlin, Staatsbibliothek, Amalien-Bibliothek, Ms. Am.B 78 [1])

Quelques traits viennent apporter une dimension légère à ces deux heures de relecture magistrale. Le chien apparu sur scène lors de la Polacca [4] du Concerto n°1 – qui compte deux cors de chasse parmi les membres de son concertino – faisait écho à cette allusion possible au loisir pratiqué par l’oncle du roi de Prusse. Le mouvement rapidement esquissé par l’une des danseuses, dans ce même concerto glissait une référence à la « floss dance » lancée par le fameux « Backpack Kid ». Quelques gestes se devinaient issus d’autres univers de la danse – ­que l’on sent souvent tout proches – ou de la pop culture. Le silence, même, parfois, voyait les danseurs prolonger les gestes proposés durant les mouvements (fin du Concerto n°4), en manière d’interludes – ou d’accompagnement aux moments d’accords des instruments (Concerto n°5).

Parmi les musiciens du B’Rock Orchestra, dirigés du violon par Amandine Beyer et particulièrement à l’écoute – si l’on peut dire – des danseurs, on remarquait tout particulièrement les flûtistes (Bart Coen et Benny Agassi), les hautboïstes (Antoine Torunczyk, Stefaan Verdegem et Jon Olaberria) et le claveciniste Andreas Küppers. Quelques « accidents » de justesse, notamment du côté des cors et de la trompette, ternissaient toutefois un peu la pure beauté de cette réinterprétation visuelle de la musique, qu’on aurait aimé voir se poursuivre encore et encore, prolongement contemporain d’une esthétique baroque rendue avec une rare grâce.

Rosas (un ballet d’Anne Teresa De Keersmaeker) – Les Six concertos brandebourgeois au Palais Garnier, du 08 au 14 mars 2019.


[1] C’est Philipp Spitta, quatrième biographe de Bach en 1873, qui adjoignit aux concertos, initialement qualifiés, à la française, de « Concerts à plusieurs instruments » (voir la page de titre), l’adjectif « brandebourgeois » désormais couramment utilisé.

[2] Forme instrumentale très en vogue en Italie, puis en Angleterre, composée entre autres d’un groupe de solistes (concertino) en dialogue avec un groupe de cordes (ripieno). Le concerto grosso laissera progressivement la place à d’autres formes, comme le concerto de soliste, ndlr.

[3] Cette œuvre de Bach est la cinquième chorégraphiée par Anne Teresa De Keersmaeker, à qui l’on doit notamment Toccata (spectacle créé en 1993 et inspiré de plusieurs pièces du compositeur) et Mitten wir in Leben sind (travail réalisé d’après les Six suites pour violoncelle seul en 2018).

[4] Polonaise, ndlr.

 

Clara Iannotta, Manu Theobald