Saignant

 In Cinéphagie

La nourriture est très présente au cinéma, parfois des plus dramatique, mais pas toujours appétissante d’un point de vue gastronomique. Dans la longue histoire des plats montrés à l’écran, il n’y a guère d’équivalent aux steaks que nous montre John Ford dans The Man who shot Liberty Valance (L’homme qui tua Liberty Valance) en 1962. Nous sommes dans la cuisine du restaurant de Nora et Peter Ericson. C’est le coup de feu du samedi soir et toute la petite ville de Shinbone se presse pour dîner. Dans de vastes poêles en fer défilent des steaks rien moins qu’énormes. Je serais curieux d’avoir l’avis d’un boucher professionnel, mais pour celui que manie Nora avec dextérité, je dirais qu’à vue de nez nous ne sommes pas loin du kilo. C’est-à-dire que chez moi on mangerait à quatre avec un pareil morceau de bidoche. D’ailleurs les assiettes en porcelaine blanche tiennent plutôt du plat. Là, il s’agit de nourrir les rudes hommes de l’Ouest, de ceux qui sont sur un territoire, pas encore un état, problématique qui sera l’un des enjeux du film. Donc, ils mangent du costaud, du saignant, du bœuf sans doute élevé sur place. Des steaks épiques à la hauteur d’un monde en marche. Ce ne sont plus de simples steaks, mais toute une façon de vivre et, bon sang, que ce symbole semble savoureux. Pour peu on en sentirait le bon fumet. Et voilà que l’un de ces steaks va occuper le devant du plan, par là, de la scène. C’est celui préparé pour Tom Doniphon, l’un des héros du film. Les Ericson soignent les quantités et la garniture, aidés par leur fille Hallie qui en pince pour Tom. Normal qu’elle le gâte. La tâche du service est dévolue à Ransom Stoddart, l’autre héros du film. Ransom « Ranse » possède la grâce un peu gauche de James Stewart, dégingandé dans un grand tablier blanc qui accentue le sentiment de voir un homme pas tout à fait à sa place. C’est que Ranse est avocat et que son arrivée dans l’Ouest ne s’est pas faite sous les meilleurs auspices. À quoi peut servir un avocat non violent dans l’Ouest ? Du coup Ranse ne mange pas les steaks, il les sert. Et il se presse parce que ça se mange chaud.

Entrée en salle de notre homme. Manque de chance, viennent de débarquer Liberty Valance, l’homme du titre, et ses deux acolytes. Valance, c’est le visage aux rondeurs inquiétantes de Lee Marvin. C’est le sale type de l’histoire, un tueur portant un costume tape à l’œil avec des boucles argentées et une espèce de fouet dont il a déjà fait goûter les lanières (de bœuf ?) à Ranse. Valance est au service des gros éleveurs du territoire. Des producteurs de bœuf. De ceux qui vivent des gros steaks. Ranse est courageux, il s’avance dans la salle. Valance est un salaud farceur, il fait un croc-en-jambe à Ranse qui s’étale et, avec lui, le steak. Dans le fond du restaurant, Doniphon déplie avec puissance le mètre quatre-vingt-treize de John Wayne. Oui, Doniphon, c’est le Duke, et il est lui aussi un homme élevé aux steaks. D’ailleurs c’est aussi un éleveur, plus modeste donc en opposition aux gros. Donc l’ennemi de Valance. Nous frémissons. En voulant humilier Ranse, Valance a touché par ricochet Doniphon dans un fondamental, son repas. Comme Doniphon, nous avions déjà l’eau à la bouche et le parfum aux narines. C’est une frustration intolérable, un coitus interruptus inadmissible. Nous n’assisterons pas sur l’écran à ce repas de roi. Il y a pourtant pire, Valance en jetant le steak dans la poussière avec l’avocat, commet un double sacrilège. À la provocation involontaire de Doniphon se rajoute un geste offensant envers sa propre nature. Ce steak déchu, c’est ce qui le fait vivre, c’est l’emblème de ses employeurs, c’est une partie profonde de lui-même qu’il fait choir avec sa cible. C’est un peu comme s’il s’était tiré dans le pied en voulant sortir son revolver. Ce geste aussi stupide qu’inconscient signe le destin du personnage.

L’affrontement est inévitable dans la grande tradition des gunfights de l’Ouest. Nous ne doutons pas que, bien plus que l’honneur de cet avocat qu’il a déjà secouru et qui tourne un peu trop à son goût autour de sa promise, Doniphon va laver dans le sang l’affront fait au symbole culinaire de la Frontière. Pourtant, les choses ne vont pas se passer comme prévu. Ranse va avoir un geste inouï. La voix tremblante de colère, ce tremblement génial de la voix de James Stewart quand il est prêt à rappeler les valeurs des pères fondateurs aux brutes qui les ignorent, Ranse ramasse sans un regard le steak poussiéreux, le remet dans son assiette et le tout sur la table. «  C’est ramassé ! », sous-entendu, « Bande de bouseux indignes de la grandeur de la nation américaine ». Ce geste est lourd de symbole, plus lourd que le kilo de bœuf. Il ramène le gros éleveur, le modeste éleveur, le sbire et tous leurs troupeaux à leur juste valeur. Pas grand-chose. Nous sommes assez loin de l’épopée des vaches de Red river (La rivière rouge – 1948) de Howard Hawks. Ford a fait là un rare film politique de chambre (comme on dit musique de). Ranse nous tient d’un geste un discours d’adulte responsable. L’avocat vient de nous faire voir d’un coup le dérisoire de nos histoires de cow-boys, leurs postures et leur violence. C’est l’un des grands thèmes du film, mais ce n’est pas ici le sujet. Plus tard, Ford nous montrera que ce dérisoire peut aussi être sacrément émouvant. Voire déchirant. C’est le fond du film, mais c’est une autre histoire. En attendant Valance, qui est le véritable humilié de la scène, quitte piteusement le décor après avoir tenté une dernière pirouette (proposer d’acheter un steak frais) qui se heurte au roc Doniphon. Celui-ci a encore assez de prestance et d’intelligence pour arborer le sourire magique de Wayne et passer à autre chose. Pas question qu’il mange un steak qui a perdu toute dimension mythologique. Ce steak qui nous a fait rêver sort lui aussi de scène. Mais il nous aura fait fantasmer comme aucun autre steak avant, ni après lui ne l’aura fait. Et c’est ainsi que, une nouvelle fois, John Ford est grand.

Au centre, le steak déchu dans la main de l’homme de la Loi, de part et d’autre les hommes de l’Ouest. À gauche, le petit peuple craintif, à droite, le quatrième pouvoir en embuscade.


Photographie DR.

pochette de l'album varech d'henri texier