À la baguette !
L’art musical et l’art culinaire ont en partage, outre le plaisir des sens, un vocabulaire étendu.
La baguette fait partie de cet héritage commun. Ustensile de cuisine, utilisé par deux comme couverts dans toute l’Asie et largement répandu dans le monde à la faveur de la diffusion de la cuisine d’Extrême-Orient, cette baguette en bois, bambou ou (malheureusement) en plastique est celle qui se rapprocherait le plus par sa plastique et sa taille, de celle utilisée pour la direction d’orchestre. La baguette du chef d’orchestre comme celle du chef boulanger est de taille variable. Si son poids est standardisé au royaume du pétrin (250 g), son matériau de fabrication est fortement variable, surtout si l’on considère l’instrument d’apparat du chef, depuis tous les matériaux nobles jusqu’aux bois les plus précieux. En concert, le chef utilisera rarement ces baguettes précieuses, le fragile ustensile étant soumis à rude épreuve, jusqu’au risque de casse ; fréquent en la matière notamment durant les répétitions.
Le rapport entre le chef et sa baguette est là encore variable. Sans savoir toujours faire la part entre l’histoire réelle et les légendes, il se dit que Karajan n’utilisait qu’une seule marque de baguette, mais réduisait la longueur de celles-ci pour une taille que lui convenait davantage. D’autres chefs n’hésitent pas à changer et de marque de fabrication et de taille. La forme de l’embout diffère aussi ; certaines débutent ainsi par un pommeau, dont le matériau de conception est, là aussi, variable. Bernstein aimait les pommeaux en liège, dont l’origine viendrait de bouchons de champagne.
Entre tempo, expression et expressivité
Mais revenons à la taille de l’instrument. La baguette du chef d’orchestre mesure entre 25 et 60 cm même si certains chefs, à l’instar de Valéry Gergiev, utilisent parfois une baguette à peine plus grande qu’un cure-dent !
La baguette est alors le prolongement du bras, et exprime en premier lieu le tempo. La main libre développe l’expression, l’expressivité. Mais le chef dirige avec tout son corps, et le regard y est souverain, notamment si l’on pense à certains grands chefs du passé qui par le regard parvenaient à pétrifier un musicien de l’orchestre et produire l’effroi ou la terreur dans les pupitres : leurs colères étaient souvent légendaires, quand on songe à Toscanini, Reiner, Szell ou Mravinski, pour ne citer que ces illustres et colériques chefs d’orchestre. Ou plus positivement, on se souviendra de chefs qui à la fin de leur vie, quand les mouvements du corps et des membres supérieurs se faisaient rares y compris à la battue, parvenaient à exprimer la musique par le regard et par le corps. Tout leur corps est musique. Ils transmettent alors une énergie chargée d’intention qui guide l’orchestre. Cette intensité de tout l’être, la puissance de concentration, cela se voit et s’entend dans les dernières interprétations de Karajan dans les 7e et 8e de Bruckner avec l’orchestre philharmonique de Vienne (DG), ou de Celibidache dans le même répertoire avec Munich.
Mon plus grand regret aura été de ne pas avoir pu entendre le grand chef français Georges Prêtre à Monaco, quelques semaines avant sa disparition, qui avait dû décliner le concert qu’il devait y diriger, et finalement se faire remplacer par un jeune chef plein de talent. J’aurais adoré le voir et surtout l’entendre diriger, probablement avec sobriété et grande concentration, cette partition si difficile qu’est la 5e symphonie de Gustav Mahler. Dans de tels moments, on peut sentir l’orchestre concentré à l’extrême, attentif au moindre détail, ouvert comme jamais aux énergies qui émanent d’un individu apparemment à bout de force, mais que la musique ranime et transcende le temps du concert. J’ai vu et entendu des interprètes que l’on transportait péniblement jusqu’au podium, et qui une fois en place, retrouvaient une énergie surhumaine. C’est pour moi l’une des démonstrations de la puissance de la musique, quand le corps s’efface au profit d’une énergie vitale qui irradie toute l’assemblée, et pas simplement les musiciens de l’orchestre.
Avec ou sans baguette ?
Mais alors qu’en est-il des chefs qui dirigent sans baguette ? Est-ce par tradition ou ponctuellement, en fonction des conditions de la salle et du concert, de leur approche personnelle de l’œuvre, ou encore de demandes spécifiques qui leur sont faites ? Est-ce le même rendu sonore ? Qu’est-ce que la baguette apporte en plus, ou de différent, par rapport à une battue à la main ? Ou peut-être est-ce l’inverse ? Personnellement, je ne me suis jamais amusé – à ce jour – à faire le test au disque, en écoute comparée, pour déceler une quelconque différence entre une battue main nue ou à la baguette. Ce serait probablement intéressant. Ou peut-être inutile et vain. Et puis pour commencer, comment le savoir, a priori sauf pour les rares chefs qui dirigent traditionnellement sans baguette ? Il eut été intéressant de comparer l’interprétation d’un même chef, de préférence avec le même orchestre, dirigeant la même œuvre, une fois avec et l’autre fois sans baguette.
En revanche, en concert, la différence existe. Le rapport à la musique et aux musiciens me paraît ainsi modifié selon que le chef dirige avec ou sans baguette même si cela se joue à quelques nuances près, du moins au niveau de mon propre ressenti. Au niveau visuel, cette différence devient une évidence. Tout d’abord, le corps ne s’implique pas de la même façon dans l’acte musical. Quand la baguette va loin, en donnant parfois le sentiment de recouvrir l’orchestre, les mains, elles, doivent se contenter de l’amplitude que leur octroient les bras qui les soutiennent.
Là où la baguette peut se faire tranchante, toujours droite et rigide, la main est mouvante, souple, peut se décomposer en autant de doigts et d’un poignet qui peuvent moduler séparément. La palette des expressions est par conséquent d’emblée supérieure. La main sait se faire sensuelle ; elle évoque par nature le toucher. La dernière belle expérience, je la dois au chef italien Daniele Gatti, à la tête de l’orchestre de la radio bavaroise, rutilant orchestre à la densité et l’homogénéité extraordinaire malgré la jeunesse de ses pupitres de cordes, dans une 5e de Chostakovitch, à l’Herkulessaal de Munich. Le chef italien en a donné une interprétation splendide et sombre. Notamment, il a su travailler à merveille le son, donnant l’impression qu’il le transformait, qu’il le pétrissait à façon, obtenant un résultat particulier : quelque chose d’unique, inhabituel, que je n’avais jamais entendu, par comparaison avec les autres concerts entendus dans ce même chef-d’œuvre du xxe siècle.
Mais diriger sans baguette n’est pas forcément synonyme de rondeur ou de sensualité. Au contraire, les mains peuvent être elles aussi tranchantes et d’une précision de battue diabolique, notamment si l’on se souvient de Pierre Boulez dirigeant avec grande concentration et sérieux, les deux bras près du corps, et décortiquant les partitions les plus complexes avec essentiellement une mobilité des avant-bras et des mains travaillant en parallèle.
De même, la délicatesse n’est pas l’apanage du chef qui dirige sans baguette. À cet égard, je me souviendrai longtemps de la grâce absolue et de la délicatesse d’un Daniel Harding dirigeant une 1re de Mahler à Monaco, au festival du Printemps des Arts. Là, je parle bien de la main droite, celle qui tient la baguette, pas la gauche qui habituellement est celle qui module, qui soutient, et qui est plus ou moins volubile selon les chefs. J’ai gardé un souvenir ému, de cette même grâce dans la direction, avec Claudio Abbado, dirigeant une 9e de Mahler, avec l’orchestre Philharmonique de Berlin lors d’une tournée à Paris il y a plus d’une vingtaine d’année. J’ai gardé en mémoire, cette baguette suspendue dans l’air, à l’issue d’un final déchirant de beauté, qui interrompait le cours du temps, posant — plus qu’il n’imposait — le silence durant peut être 20 secondes, avant de s’abaisser, et délivrer le public de son envie irrépressible d’applaudir. Ce jour-là, je n’ai pas eu envie d’applaudir tant ce final nous a emportés loin. Et puis il y a des légendes de la baguette qui dirigent avec grâce, et quand cette délicatesse s’entend. Je pense alors à Carlos Kleiber, vu seulement en vidéo, notamment dans une ouverture du Freischütz jouissive, ou encore Carlo Maria Giulini, dans tout ce que l’on voudra de lui, ou enfin Riccardo Muti, à la classe tout italienne.
A contrario, du côté de la raideur, je me souviens d’une interprétation de la 5e de Mahler, dirigée avec une rigidité que j’ai retrouvée, hélas, dans le rendu sonore. Je n’aurais pas aimé être musicien dans l’orchestre ainsi dirigé. Heureusement, cette grande raideur dans la gestuelle, du corps et de la baguette, s’est faite plus discrète dans l’adagietto ; ce qui a permis au concert de ne pas sombrer dans un ressenti univoque de naufrage. Toutefois, la beauté du geste, la grâce de la battue, n’est pas forcément la garantie d’un résultat parfait, ni même supérieur. Je n’aime pas la façon de diriger de certains chefs, Furtwängler le premier, et pourtant que d’incroyables interprétations lui doit-on ! D’autres chefs sont discrets, mais efficaces quand d’autres sont exubérants et font le show. Rappelons-nous de Léonard Bernstein, et des transes dans lesquelles il était capable d’entrer. Je préfère plus de modération, quand le chef d’orchestre accompagne, participe à l’élaboration du son, avec une relative sobriété, mais de l’engagement.
Au final, me vient l’idée d’associer davantage la baguette à la direction de l’orchestre, au sens d’un chef qui dirige, alors que le « conducteur » d’orchestre sans baguette conduit plus qu’il ne dirige. Cela remet-il en cause son autorité ? Toute une analyse politique pourrait alors se développer. Le sujet a déjà été traité et je renvoie le lecteur à l’excellent film de Fellini, Prova d’orchestra.
Grands maîtres de la baguette
Finissons par saluer ces chères baguettes disparues, qui se sont tues, et qui nous manquent, même si de nouvelles générations talentueuses émergent. Le dernier en date est le chef letton Mariss Jansons, qui officiait à l’orchestre de la radio bavaroise ainsi qu’au Royal Concertgebouw d’Amsterdam. Il y a quelques semaines, il dirigeait encore une 10e symphonie de Chostakovitch à Munich et en tournée en Europe. Encore un grand artiste dont je n’aurais pas eu l’occasion de découvrir le geste en concert. Le disque offre à cet égard une vision bien limitée de ce qui se passe en live. Faites l’expérience d’aller écouter au concert, le Sacre du printemps de Stravinski, le Concerto pour orchestre de Bartók, ou encore la Symphonie alpestre de Richard Strauss. L’expérience est unique et infiniment plus intense que l’écoute des plus grandes versions publiées, même via votre inusable amplificateur à lampes au rendu impeccable.
D’autres grands viennent de faire leurs adieux à la scène. Saluons l’immense et très humble chef batave Bernard Haitink, très cher à mon cœur et à mes oreilles. Et réjouissons-nous de pouvoir encore entendre, à 91 printemps, le chef Herbert Blomstedt. Précipitez-vous à ses concerts, pour admirer un art immense de la baguette !
Photo de couverture : Johann242 | [CC BY-SA 4.0] | Illustration de l’article par Laurent Pina.
On lira, dans le prolongement de cet article, le numéro thématique consacré aux ustensiles et aux instruments. Peut-être imaginera-t-on aussi explorer ce lien étroit que la baguette entretient avec le temps. Affaire à suivre dans le premier numéro de l’année 2020, dans lequel nos contributeurs parcourront les couloirs du temps et du mouvement.