Alimentation zen et équilibrée
— Tu sais, on a une tendance à manger n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment et…
Assise à la terrasse de mon café préféré niché à l’angle de la rue Villiers-de-L’Isle-Adam et de la Cité des Écoles dans le vingtième arrondissement parisien, elle sollicita la possibilité de se joindre à moi, qui désirais au départ profiter des rayons d’un soleil faignant propice à l’introspection. Rapidement, je maudis ma propre lâcheté de n’avoir pas eu d’emblée le courage de verbaliser ma préférence au recueillement solitaire.
Patiemment, je tentai donc d’écouter son discours qu’elle égrenait lentement en effectuant de multiples détours par les tarots et l’astrologie. Très rapidement, je me sentis plus proche du psy que du voisin sympathique. Aucunement un ami, puisque nous ne l’étions pas. Nous étions simplement voisins et encore, même pas voisins de palier ou d’immeuble. Notre unique lien était de loger la même rue et de fréquenter cet établissement dont l’emplacement limite drastiquement les gênes sonores et olfactives générées par la circulation, puisqu’à cheval entre une rue en sens unique et une microscopique allée piétonne.
Il m’arrive d’ailleurs régulièrement de fuir ceux avec qui j’ai le loisir de partager le même quartier, les mêmes commerçants, les mêmes dealers de denrées alimentaires, notamment lorsque j’ai le malheur de les croiser et que, comme en ce moment même, la seule chose qui m’importe, est de continuer à arpenter mon univers intérieur tout aussi riche, si ce n’est plus, que le paysage environnant.
Je me forçai donc par politesse à suivre d’une oreille à moitié fermée ses babillages, hochant la tête, ou laissant échapper un vague borborygme d’assertion afin de mimer mon investissement dans ce non-échange.
Au-delà du désintérêt flagrant du contenu, vint se rajouter une subite accélération de sa logorrhée.
— Vie saine, tensions, fin des tensions, digestion, digestion des émotions, tu comprends, tout est lié. C’est dans les tarots marseillais. C’est quoi ton signe ? Moi avant, je faisais n’importe quoi et tu sais, le pain, les pâtes, le riz, ça laisse des couches le long des parois intestinales et les intestins, c’est long…
Et ma tête de se mettre à tourner, submergé que j’étais par ce flot d’informations, mon énergie et mon temps phagocytés par ce vampire femelle, ce succube intellectuel. J’étais sur le point de trouver le courage de couper court à ce moment pénible, lorsque brutalement émergea une info qui enfin, éveilla mon intérêt.
— Moi, je ne mange rien de mort.
— Pardon ? Rien de mort ? C’est-à-dire ?
Je me voyais déjà plein d’arguments contradictoires susceptibles de démonter une théorie qui avant même qu’elle ne me soit explicitée dans sa totalité, me semblait déjà abracadabrantesque.
— C’est un régime développé par un moine zen qui, après de multiples essais et recherches, est parvenu à la conclusion, preuves à l’appui, que les vivants ne devraient pas absorber les choses mortes.
— En gros, tu ne manges pas de viande.
— Non, non, rien à voir.
C’est, pour être tout à fait précis, à cet instant exact que mes sens me firent la grâce de switcher sur on.
— Je ne consomme que ce qui est vivant, continua-t-elle. Sur mon balcon, j’ai un pied de tomates et bien, je mange les tomates une à une sans les cueillir. Lorsque j’avale la tomate, elle est encore vivante. Si sa taille le permet, je ne mâche pas, qu’elle puisse conserver au maximum son énergie vitale, jusqu’au moment d’atterrir délicatement dans mon estomac.
— J’ai un peu de mal à comprendre.
— Toute notre mauvaise humeur, nos problèmes de digestion, nos tensions et la plupart des maladies aussi proviennent d’une mauvaise alimentation, m’affirma-t-elle en allumant une seconde cigarette.
Pour le coup, mon oreille menaçait de se fermer à nouveau. Il me fallait à tout prix juguler toute forme de digression.
— OK, ça j’ai compris. Mais concrètement, tu manges quoi ?
— Très simple. Prends un pigeon par exemple. C’est délicieux la viande de pigeon. Naturellement, tu enlèves les plumes et une fois que tu lui as coupé les ailes et les pattes après avoir pris soin de lui arracher le bec avec délicatesse, tu obtiens de la viande toujours vivante dont tu peux ne faire qu’une bouchée. Si tu préfères, tu peux alors gober le pigeon.
Je me mis à osciller entre le dégoût et la fascination, mon imagination galopante se muant en haut le cœur. Pour autant, il me fallait en savoir plus et j’insistai :
— Toi, tu fais ça ? Tu manges des pigeons vivants ?
— Ça peut paraître étrange, mais depuis que je fais ça, je suis moins fatiguée, de meilleure humeur, plus disponible ; même ma peau et mes cheveux ont gagné en qualité.
— Mais tu ne manges pas uniquement des pigeons et des tomates ? Parce que, excuse-moi, ça ne me semble pas très équilibré. Et puis dans le genre, tu pourrais gober des souris.
Elle eut aussitôt une moue révulsée.
— Non ! Ça, c’est dégueulasse ! Pour les protéines, j’ai un élevage d’insectes comestibles. C’est vrai que cela demande une certaine ouverture d’esprit. Mais tu sais, dans certains pays, ils ont compris ça depuis des millénaires. Dans les forêts amazoniennes, ils n’ont pas besoin de toutes nos cochonneries d’antibiotiques.
Partiellement d’accord, je me suis abstenu de lui rappeler qu’ils avaient une espérance de vie de trente ans, doublée d’un taux de mortalité infantile indécent. J’avais d’ailleurs beaucoup de mal à la croire, jusqu’au moment où elle me montra une vidéo prise avec son téléphone portable, me commentant la scène qui se déroulait, il faut l’admettre, dans un endroit merveilleusement beau, une étendue vallonnée de verdure à perte de vue, avec passion :
— C’était pendant un stage. On commence la journée par quatre heures de méditation puis, lentement, nous préparons le repas… Là, c’est le Maître qui attache le cochon et lui donne à manger une décoction de pavot pour qu’il se tienne tranquille jusqu’à la fin du repas.
On pouvait effectivement y voir un homme légèrement basané, certes les yeux en amandes d’un noir profond et lumineux légèrement bridés, mais clairement de type caucasien, ou alors issu d’un subtil métissage, avec un nez effilé qui aurait pu s’enorgueillir à lui seul du titre d’aristocrate européen. De petite taille, environ un mètre soixante-cinq, replet, le crâne fraichement rasé à la mode des bonzes asiatiques, il portait un tablier d’une blancheur immaculée en totale inadéquation avec le lieu et la mission dont il semblait investi.
Quelles que soient ses origines, l’homme dégageait un charisme indéniable, mélange rare d’humilité non feinte et de confiance en lui. Avec une facilité déconcertante au regard de sa carrure proche de celle d’un bonimenteur sédentaire, il tirait derrière lui un volumineux verrat renâclant à s’acheminer en direction du piquet en bois qui l’attendait patiemment.
Après avoir attaché la bête et lui avoir remis une large écuelle dont l’animal se mit aussitôt à absorber goulument le contenu avant de se mettre à légèrement chanceler, il commença, muni d’un petit morceau de charbon, à entourer certaines zones du flanc droit, puis du flanc gauche, avec la dextérité d’un boucher expérimenté.
— Là, c’est le moment où nous passons à table.
Accompagnées par une frappe régulière sur un gong pourtant de taille modeste, mais dont la mélopée métallique semblait envahir tout le paysage, je vis alors avec effroi six personnes extrêmement disciplinées, respectant scrupuleusement le contour de zones dessinées au préalable, dévorer un cochon vivant, amorphe au point de ne rien sentir. Ça giclait de partout. Ma concentration horrifiée fut interrompue par un gargouillement en provenance de l’estomac de mon interlocutrice. Elle s’excusa en riant et souleva son pull pour me montrer son ventre parcouru de spasmes ondulatoires, comme si quelque animal vivant tentait de s’en échapper.
— Ça, c’est mon déjeuner qui fait des siennes.
Sentant que je commençais à tourner de l’œil, je m’excusai rapidement et pris congé pour rentrer chez moi vomir à loisir.
Le plus étrange, c’est que le lendemain, observant les pigeons de mon balcon roucouler avec ferveur, je fus pris d’une fringale subite.