Musiques au temps d’Aliénor et de Louis VII : Alla francesca au musée de Cluny
Proposés depuis 2008 au musée de Cluny par le Centre de musique médiévale de Paris, les concerts-rencontres sont l’occasion d’échanges réguliers et stimulants avec un public de mélomanes friands de musiques anciennes, voire très anciennes. Les thèmes des concerts, qui accueillent régulièrement divers ensembles spécialisés, sont élaborés le plus souvent en parallèle avec ceux des expositions proposées par le musée. Celui-ci répondait à la très belle exposition Naissance de la sculpture gothique. Saint-Denis, Paris, Chartres 1135-1150. Il était donné par Alla francesca, ensemble à géométrie variable qui réunissait pour cette occasion Brigitte Lesne (voix, harpe-psaltérion et percussions), Pierre Hamon (flûtes et percussions), Nolwenn Le Guern (vièle et lyre à archet) et Pierre Bourhis (voix). Leur choix s’était porté sur des musiques profanes illustrant bien la diversité des inspirations et des transmissions qui marque le second quart du XIIe siècle.
Les pièces choisies montraient d’emblée la vaste étendue des répertoires et faisaient se succéder hymne, chansons latines, cansos de troubadours, chanson de croisade, versus [1] polyphonique latin, pièces anonymes ou d’auteurs connus, toujours dans un heureux souci d’alternance avec des pièces instrumentales – restituées à partir de pièces vocales, aucune notation de musique instrumentale pure n’ayant été conservée avant le XIVe siècle.
Les thèmes de ces pièces témoignaient de même de la variété des inspirations : l’exil (Dulce solum natalis patrie), l’amour de la dame (Can l’erba fresca, Ecce letantur omnia, Quan lo rius de la fontana, le désir charnel (Sic mea fata) et la croisade (Pax in nomine Domini). S’y ajoutait la musique de danse, pour une recomposition à partir de mélodies préexistantes, parfait exemple de la constante perméabilité des répertoires comme de l’esthétique du remploi qui caractérisent la musique médiévale.
Les deux chanteurs proposaient des approches très diverses pour les six mélodies du programme. Le naturel délibéré de la voix de Pierre Bourhis s’accordait parfaitement avec les trois chansons latines comme avec la chanson de croisade de Marcabru – un des rares exemples du genre en langue d’oc, particulièrement véhémente contre les débauchés et autres profiteurs indignes. Lui répondait, au sens propre dans la première des chansons latines où sa voix proposait un écho à chacune des fins de strophes, le timbre riche aux sonorités parfois plus volontairement dramatisées – pour autant jamais dans l’outrance – de Brigitte Lesne, qui nous rappelait par l’émotion qu’elle transmettait que la canso de la fin’amor est souvent un chant poignant, qu’il soit celui de l’amour inassouvi de Bernart de Ventadorn ou celui du célèbre amour lointain de Jaufré Rudel épris, selon l’histoire de sa vida, d’une femme sans jamais l’avoir vue. Une seconde chanson de croisade latine Nomen a solemnibus, suffisamment connue pour avoir survécu dans trois manuscrits différents, permettait au public d’entendre leurs deux voix unies en bis à la fin du concert.
Le volet instrumental du programme répondait par la même heureuse variété aux choix vocaux. Toutes les familles étaient représentées : les cordes frottées (vièle et lyre à archet) et pincées (harpe-psaltérion), les flûtes (double, simple de berger, de Pan) et les percussions (tambour sur cadre, petit tambour et tambourin). L’estampie [2] élaborée à partir de mélodies du troubadour Marcabru exploitait toute l’étendue des instruments, comme les différentes combinaisons possibles des timbres en présence. Ces timbres, on les retrouvait accompagnant les chanteurs, toujours de façon variée, réinventant des lignes à partir des motifs vocaux auxquels elles venaient se superposer, insérant des interludes brefs entre les strophes, préludant, concluant… Nous rappelant aussi qu’il ne peut y avoir une seule voie et surtout pas à l’époque où la « variance », pour reprendre le terme du philologue et médiéviste Bernard Cerquiglini était de mise.
Ce jeu des multiples trouvait enfin un écho dans certains partis pris interprétatifs : prononciation à la française ou à l’italienne selon les textes – le nombre de variantes dialectales dès que l’on approche les langues anciennes peut laisser à penser que le latin ait pu être prononcé différemment en Île-de-France et en Aquitaine –, décision ou non de rythmer certaines sections – si l’on admet aujourd’hui la nécessité d’un chant libre épousant l’accentuation de la prosodie, les musiques destinées à la danse ne pouvaient être que rythmées puisque chorégraphiées – et jusqu’à certaines phrases parlées glissées dans le cours de la mélodie. La souplesse des voix comme celle des instruments savaient se mettre au service des intentions poétiques mêmes, de la gravité désolée à l’humour en passant par l’invective et le désarroi amoureux.
Le volet didactique – particulièrement appréciable pour les non-spécialistes – incluait une introduction résumée des poèmes en français et une présentation, à mi-concert, des instruments, copies modernes de représentations du XIIe siècle : statuaire, iconographie, sigillographie sont autant de témoins précieux pour les luthiers spécialisés dans la reconstitution de l’instrumentarium médiéval. On apprenait ainsi que le crwth (prononcer crowd), lyre à archet, est un instrument d’origine galloise, que la rota est une harpe-psaltérion et le frestel (flûte de Pan faite d’une seule pièce de bois) une flûte de berger. Trois des instruments joués par les musiciens sont d’ailleurs des copies d’instruments représentés sur les portails des cathédrales de Chartres et Amiens. Quelques commentaires étaient aussi là pour replacer dans leur contexte historique ces fragments émouvants d’un passé très lointain à nos oreilles mais rendus merveilleusement proches des spectateurs durant ces trois – bien trop courts – quarts d’heure remontant au temps d’Aliénor. Certains de ces spectateurs, conquis, sont revenus le lendemain, opposant leur chaleur enthousiaste au froid glacial qui régnait dans la salle – non chauffée – du musée. Pour ma part, j’attends avec impatience le prochain concert d’Alla francesca… Quant à la place de la musique au musée – malheureusement de moins en moins importante, la programmation de ces événements ayant drastiquement chuté ces dernières années –, faisons des vœux pour qu’elle contribue encore longtemps au prolongement entre passé et présent dans les espaces rénovés du lieu [3].
[1] Le terme de versus désigne les poésies latines profanes. On trouve aussi parfois d’autres termes, comme ceux de carmen, prosa, rythmus, hymnus, qui n’ont pas les mêmes significations que celles qu’on leur connaît de nos jours.
[2] Estampie en France d’oïl, istampitta en Italie, estampida en France d’oc ou en Espagne, cette danse est mentionnée dans les textes dès le Ve siècle mais on n’en trouve d’exemples notés qu’au XIVe siècle.
[3] Depuis 2016 et jusqu’à fin 2020, les travaux de modernisation de l’hôtel médiéval de Cluny entraînent une restriction des espaces de visite. Certaines des pièces les plus emblématiques du musée demeurent accessibles ; les expositions temporaires et les concerts sont maintenus.
Photographies : © Bruno Garcia (Brigitte Lesne et Pierre Hamon) & Olivier Féraud (Nolwenn Le Guern)
Musiques au temps d’Aliénor et de Louis VII, musée de Cluny – organisé par le Centre de musique médiévale de Paris – Ensemble Alla francesca, les 25 & 26 novembre 2018.