Apprivoiser Cerbère

 In Chroniques

Dans sa vision de l’enfer, Dante donne une place importante aux gourmands. Puisqu’ils ont vécu leur vie comme des bêtes incapables de se contenir, très attachés à leurs corps, ils sont condamnés dans l’enfer dantesque à errer dans l’ombre, accroupis par terre comme des animaux, gisant dans leur propre saleté et flagellés par les intempéries. La bouche toujours grande ouverte, ils ne peuvent plus manger que de la boue. Un véritable enfer pour les plus fins gourmets. Cerbère, dont la tâche est de les surveiller pour éviter les fugues et de les plaquer au sol régulièrement, possède, quant à lui, trois têtes, un corps de chien, une queue de dragon et des serpents tout au long de sa queue. Dans une des interprétations de l’enfer de Dante, il est évoqué la possibilité que les trois têtes de Cerbère puissent représenter à leur tour les trois façons de commettre un péché lié à la gourmandise : par trop de quantité, par trop de recherche de qualité, par trop des deux précédentes cumulées. Le jugement de Dante vis-à-vis des gourmands est donc sans appel. La gourmandise est condamnée au plus haut point et dans toutes ses formes. Ce jugement est finalement vécu comme une restriction morale de ce qui est juste ou non. Mais cela n’est aucunement lié au bien-être des personnes ni rattaché à une quelconque recherche du bonheur. C’est juste une punition pour avoir recherché du plaisir. La vision de Dante reflète la vision de l’Église catholique de son époque qui punissait la recherche du plaisir sous toutes ses formes.

Dans le contexte bouddhiste, tout excès est également à proscrire, mais à la différence de la vision dantesque, le bouddhisme ne formule aucun jugement moral. La vision bouddhiste est très pragmatique : sa finalité est le bonheur de l’homme puisque tout excès sera inévitablement source de souffrance. Nous vivons dans une illusion permanente dont nous sommes prisonniers, et dont les causes sont trois « poisons » : l’ignorance, l’aversion et la soif. L’ignorance est celle de ne pas comprendre réellement la nature de ce monde et de notre véritable nature. L’aversion concerne le fait de rejeter des situations, des personnes ou des événements en les rendant responsables de notre malheur. La soif, au contraire, c’est le fait de désirer toujours des situations, des personnes, des événements qui nous rendraient, prétendument, heureux. Cette quête du bonheur à l’extérieur de nous-mêmes, cette soif, cette gourmandise est à la base même de la souffrance bouddhiste, car elle nous éloigne du bonheur intrinsèque qui sommeille au fond de nous. Or, il ne s’agit pas de renoncer au bonheur, mais de comprendre que les événements extérieurs ne nous apportent pas véritablement la satisfaction et la satiété dont nous rêvons. L’excès, en ce sens, nous éloigne du bonheur en nous faisant croire que nous avons besoin de vivre des émotions « fortes ». La gourmandise est-elle donc un excès ? Mais à quel moment peut-on parler d’excès ? Excès par rapport à quoi ? Y a-t-il une limite ? À quel moment ne sommes-nous plus dans le plaisir du moment présent, mais pris dans une sorte de soif insatiable ? Selon la tradition bouddhiste, la limite est donnée par l’état de conscience et de présence à ce qu’on fait. La gourmandise en soi n’est donc pas un problème. Le problème est la non-présence à l’acte même de goûter, de déguster.

Si Dante met les gourmands en enfer pour leur manque d’équilibre alimentaire, la tradition bouddhiste affirme que nous nous mettons nous-mêmes dans les enfers par notre manque de présence et de conscience à nos actes. Il ne s’agit donc pas de renoncer au plaisir, mais de le vivre plus en conscience… et peut-être Cerbère sera-t-il enfin apprivoisé au plus profond de nous.


Illustration : Cerbère, dessin de Gustave Doré, gravure sur bois d’Antoine Piaud extraite de la Divine comédie de Dante Alighieri, Éditions Hachette, 1861, p. 29.

morceau de fromage, sujet principal de l'article sur la gourmandise