Breaking Things
Casser des choses
Le long d’un chemin de terre dans les bois, sur une série d’ornières laissées par des pneus dans la boue, la glace gisait en coulures givrées, opaques comme des nuages, contrairement aux couches brillantes de glace sur le sol tout près. Je me suis dit : il fait nettement en dessous de zéro dehors, pourquoi ne pas essayer ? Un pas prudent, puis un autre triomphant, jusqu’à ce que je marche lentement sur chaque ornière, en savourant le son sourd mais résonnant des craquements et des effritements. Cette peau de glace de plus d’un centimètre d’épaisseur ne couvrait aucune eau en dessous, qui avait dû être absorbée par la terre froide. Alors, j’ai fait des allers et retours, heureux de célébrer tous ces dégâts. Et si quelqu’un entendait mon heureuse pagaille ? me suis-je demandé brièvement. Peu m’importe qu’on me trouve toqué ou puérile ! Mais pourrais-je, devrais-je le partager avec quelqu’un autre, lui en offrir l’opportunité ? Trop tard, plus assez à partager, je m’amusais trop pour en laisser une miette intacte.
Les saisons cassantes apportent leurs propres cadeaux en abondance pour ceux d’entre nous qui sont enclins à en profiter. Parmi mes sensations les plus anciennes, je crois, était une joie inexplicable à la dissolution cliquetante, crépitante et sonore des feuilles d’automne. C’était merveilleux d’aller sauter dans un tas de feuilles fraîches et cacophoniques ; mieux encore, d’aller piétiner où elles s’accumulent, de donner des coups de pieds au milieu des feuilles, de les envoyer voler, de ne jamais les disperser silencieusement, chaque passe amenuisant sous les pieds la désintégration sonore. Au début des années 1980, j’habitais à Paris, non loin du Jardin des Plantes. J’allais souvent me promener par ses longues allées de platanes, mon regard en l’air vers la haute voûte qu’ils formaient, les oiseaux planant tout le long en dessous, tandis que je portais mes pas exprès où les feuilles s’étaient accumulées, pour produire un claquement, un fracas percussif simplement en passant au travers d’elles. Si quelqu’un m’invite un jour dans son château et s’étonne de mon absence à l’heure du festin, on me trouvera là, le long d’une allée, à piétiner les amas de feuilles mortes.
Mais n’est-ce pas, littéralement, le son du craquement qui donne tant de plaisir ? Lorsqu’un verre ou une vitre se brise, l’inquiétude ou la colère retombées, notre intérêt n’est-il pas augmenté ? Pouvons-nous d’ailleurs nous abstenir de tourner la tête pour regarder les éclats qui en résultent, leur singularité fascinante, tels des dessins ? Les films catastrophe, ou simplement les accidents de voiture, ont depuis longtemps captivé les spectateurs, mais éliminez le son et la vision est beaucoup moins perturbante, moins réelle. Éliminez plutôt l’image, et on la voit quand même. Et les promesses de révolution ne se construisent-elles pas sur des prédictions de destruction, de mise à bas : démolir les vieilles institutions pour que l’on construise quelque chose de nouveau et en quelque sorte de mieux, de plus vrai ? On veut vraiment entendre le bris, la casse, avec son frisson sensuel et existentiel, parce qu’il nous rappelle que nous sommes vivants, que nous sommes toujours là, survivants de notre complaisance. Et de cette destruction et de ce son surgi de rien, un espace s’est formé où sûrement quelque chose d’autre adviendra.
Breaking Things
Along a dirt road in the woods, over a series of ruts left by tire tracks through the mud, the ice that lay across them had a frosty cast, opaque as clouds, unlike the shiny sheets of ice on the ground nearby. I thought, it’s below freezing outside, why not try? One careful step, then another triumphant, until I was marching slowly upon every rut, savoring the dull yet resonant sound of the cracking and crumbling. Half an inch thick, that skin of ice covered no water underneath, which must have drained into the cold dirt. So, back and forth I stepped, gleeful at the celebration of all that breaking. And what if someone hears my happy mayhem, I wondered briefly in passing. Who cares if they think I’m daft or acting like a child? But would I, should I share it with another, let them have a chance? Too late, not enough to go around; I was having too much fun to leave any unsmashed.
The brittle seasons bring their own abundant gifts for those of us inclined to partake of them. Among my earliest sensations, I think, was an inexplicable joy at the clattering, crackling, loud dissolution of autumn leaves. Wonderful to go leaping into a cool, cacophonous pile of leaves; better still to go stomping where they gather, kicking them against each other, send them flying, never to scatter quietly, with each pass the resonant breakage a little finer underfoot. In the Jardin des Plantes, in Paris, when I lived nearby in the early ‘80s, I would often go strolling up and down the long alleys of plane trees, my gaze aloft at the high canopy they formed, the birds gliding all the way just underneath, as I aimed deliberately for where the leaves had accumulated, to kick up a percussive snap and clatter just by walking through them. If someone ever invites me to their castle, and wonders at my absence in the hour of the feast, there they’ll find me up some alley stomping through the heaps of fallen leaves.
But is it not, quite literally, the sound of breaking that grants such pleasure? When a glass or a window shatters, subtract concern or anger, is not our interest heightened, can we refrain from turning our head to look at the patterns that result, their fascinating singularity? Disaster movies, mere car wrecks, have long captivated audiences but cut out the sound and the sight is far less disturbing, less real; cut the image instead, and we see it anyway. And aren’t the promises of revolution predicated on breaking, tear down the old institutions so we may build something new and somehow better, truer? We want to really hear the breaking, with its sensual and existential thrill, for it reminds us we’re alive, that we’re still here, survivors of our complacency, and from that destruction, that sound sprung from nothing, a space is formed where surely something else will come along.
Le présent texte est extrait du recueil Listenings
Photographie : © Emmanuel Desestré | Vieux-Moulin, Oise, 2017.
Traduction anglais-français : Jason Weiss, revue par Orianne Hurstel & Emmanuel Desestré.