Bruits de casseroles et musique de table
« Tu chantes comme une casserole ! ». Cette expression que l’on doit, dit-on, à la plume de l’écrivain français Léon Bloy (1846-1917) et qui a aujourd’hui quasiment remplacé la formule originelle, « chanter comme une seringue », semble témoigner d’un manque criant d’harmonie entre bruits de cuisine et musique. Serait-ce pour mettre en sourdine ces dissonantes casseroles que les Français s’avèrent, d’après une enquête réalisée par Buzzpress France en juin 2017 auprès d’un échantillon représentatif de 9102 personnes, être plus de 91% à écouter de la musique en préparant les repas ? Un chiffre qui pourrait paraître réjouissant si l’on ne découvrait pas ensuite que la musique n’inspire en rien nos cuisiniers amateurs (89% d’entre eux décrétant ainsi tuer le temps passé en cuisine) et que la Fête de la Musique ne les incite guère aux variations culinaires (59% d’entre eux continuant à manger ce jour-là sans tambour ni trompette – fussent-elles de la mort). Écouteurs, mes amis, cachez ces grésillements, crépitements et autres sifflements que je ne saurais ouïr !
Pourtant, les analogies entre cuisine et musique sont légion et après tout, on rangeait les casseroles en batterie bien avant de considérer qu’elles chantaient faux. Ne met-on pas les fromages sous cloche ? Ne boit-on pas le champagne dans une flûte ? N’immobilise-t-on pas le poulet rôti avec une fourchette diapason ? Ne taille-t-on pas les légumes en sifflet avec une mandoline ? Qui ignore que l’on aurait baptisé le tournedos ainsi à cause de Rossini ? Que si la pêche peut être Melba, c’est en référence à la cantatrice australienne Nellie Melba, pour laquelle Auguste Escoffier composa ce dessert en 1883 ? Qu’une symphonie de desserts peut, outre ladite pêche, proposer un Mozart parsemé de morceaux de pommes caramélisées, un Opéra au chocolat et au café, ou une Polka délicieusement garnie de crème pâtissière ? Et n’écoutait-on pas, jadis, la musique sur des galettes, certes peu comestibles, tandis que Boris Vian imaginait, dans L’Écume des jours, un « pianocktail » permettant de composer un cocktail en jouant son air préféré.
Les métaphores culinaires sont d’ailleurs très appréciées des musiciens et des critiques pour juger leurs pairs. Jean de Marnold reproche ainsi à Malher le caractère hétérogène de sa musique, « mayonnaisée d’un pâle adagietto de mentalité sonateuse, vinaigrée de pizzicati en aubade, poivrée de trompettes bouchées », tandis que Claude Debussy feint de complimenter Grieg pour sa « cuisine orchestrale où le parfum des harpes se mêle au citron du hautbois, le tout baignant dans un jus d’instruments à cordes », ou que Henry Gauthier Villars dit de Verdi, quand il se laisse séduire par des accents wagnériens, qu’il met « de la choucroute dans son macaroni » – comme si l’esprit musical d’une nation pouvait se comparer à ses plats les plus emblématiques. De la même manière, les chefs et les gastronomes ne se privent pas pour manier la métaphore musicale : ne parle-t-on pas, si l’on prend l’exemple de l’œnologie, de notes, de gammes, d’harmonie, de finale, comme si le vin et la musique parlaient la même langue ? La Bible associait déjà les deux, considérant qu’« un sceau d’émeraude sur une monture d’or, tel est un air de musique sur un vin délicieux » (Sir 32, 6).
Historiquement, le lien entre cuisine et gastronomie n’a pas à être prouvé et l’archéologie a largement documenté l’importance reconnue par les hôtes de flatter conjointement le ventre et les oreilles de leurs convives. Dans l’Antiquité, puis au Moyen-Âge, nul n’imagine un repas d’importance sans musique, et l’on donnera même le nom de « musique de table », un peu plus tard, à tout un répertoire d’œuvres composées entre le XVIe et le XIXe siècles pour accompagner les repas. Lulli, Telemann, Mozart, Beethoven même, écrivirent des divertimenti pour agrémenter la table des puissants de leur temps. Et Rossini, même quand il tourna le dos à la musique, en 1829, continua à composer de petites œuvres, toutes nommées selon des plats qu’il affectionnait en tant que gastronome. Des Péchés de vieillesse comme Quatre mendiants et quatre hors-d’œuvre ou… Ouf, les petits pois ! Pour lui, « l’estomac est le maître de musique qui freine ou éperonne le grand orchestre des passions ». Plus près de nous, Léonard Bernstein, dans La bonne cuisine (1947), met en musique quatre recettes pour voix et piano, et la ville de Fénétrange, en Moselle, héberge un festival de musique et de gastronomie, où l’on célèbre chaque année le « style » musico-culinaire d’une région ou d’un pays.
Bien entendu, nombre de ces correspondances à la Baudelaire ne sont que des coïncidences réjouissantes, qui n’impliquent en rien l’existence d’une identité de nature entre le palais (de la bouche) et le pavillon (de l’oreille). Dans un article de 2005, Gastronomie et musique : des émotions sans confusion, Didier Francfort explique très justement qu’il s’agit là d’une forme de synesthésie, la mise en relation de sensations de nature hétérogène. Notons d’ailleurs que les grands chefs, sur ce point, ne sont guère au diapason : tandis que Pierre Gagnaire ou Adeline Grattard affirment par exemple que la musique ne les inspire pas pour cuisiner, qu’elle crée tout au plus une ambiance qui les aide à se concentrer et que « la nourriture mérite un peu de silence et un minimum d’attention » (P. Gagnaire), ce qui exclut la musique en salle, Dominique Crenn ou Alexandre Gauthier prennent exactement le parti inverse, ce dernier allant même jusqu’à inviter son ami compositeur Bruno Mantovani à mettre en musique ses plats à mesure qu’il les concocte (festival Paris des Chefs de 2011). Dans le même esprit, sur France Culture, le chef Alain Passard se livre à des « transcriptions culinaires » des grandes pages du répertoire musical.
Finalement, qu’est-ce qui rapproche l’art culinaire et l’art musical au point de faire chanter les casseroles et de faire boire les flûtes ? Bruno Mantovani, que nous venons de citer, a tenté de répondre à cette question dans des entretiens avec Hervé This, l’inventeur de la gastronomie moléculaire. Il y évoque notamment sa pièce Le Livre des Illusions, composée en s’inspirant de la cuisine de Ferran Adrià. Les correspondances, y explique-t-il, entre les sons et les goûts, sont bien plus intersubjectives (et donc culturelles) que purement individuelle. Qui irait contester en Occident que le goût acide a une connotation aiguë, voire criarde, tandis que le sucré est un son rond et chaud et que le salé crée une forme de dissonance ? En revanche, ajoute-t-il, le rapport au temps est très différent et « l’équilibre des sons n’a rien à voir avec l’équilibre culinaire ». Car comme l’explique à son tour Hervé This, il est presque impossible à un cuisinier de raisonner « note à note ». Que faut-il appeler « note » ? Un ingrédient ? Les composés qui le constituent ? Les molécules ? Il se tisse entre les saveurs, comme par exemple entre une amande de début de repas et une fleur de capucine du dessert, des équilibres et des échos mémoriels, dans un effet de perspective que le compositeur doit recréer « dans des durées proprement musicales ».
Autant dire que la musique et la cuisine peuvent faire bon ou mauvais ménage, selon les associations que l’on privilégiera. Tout le monde a le souvenir d’un repas gâché par une musique trop forte, ou particulièrement inadaptée, ou au contraire sublimé par une ambiance musicale appropriée. On pourrait à ce titre citer les travaux de l’œnomusicologie, qui s’efforce depuis une vingtaine d’années d’établir un véritable dictionnaire sémiologique des relations entre musique et vin. On trouve même aujourd’hui des labels, comme Vinomusic, pour proposer des playlists à écouter en dégustant tel ou tel cépage. Leur site permet de choisir un vin selon ses goûts musicaux, ou à l’inverse de choisir une musique correspondant à son vin préféré. Boris Vian, à n’en pas douter, aurait aimé.
Illustration : « Ouf! Les petits pois » de Gioachino Rossini (issu du Volume V de l’Album pour les enfants adolescents — Pêchés de vieillesse), éditions Edwin Kalmus, NY