Canary
Peut-être qu’on n’est pas vraiment là, où que ce soit, pas en chair et en os, mais plus que jamais, en ces temps numériques, on peut être pratiquement où on veut. En esprit et en pensée, dans les résonances de notre système nerveux. Suffit-elle, la musique, pour nous transporter, quand il n’y a pas de mémoire ni de repères pour ancrer les sons ? Cela n’a finalement pas d’importance. On n’est pas obligé d’aimer Jésus, ni de désirer avoir quel que lien que ce soit avec lui, ni d’avoir le moindre rudiment du langage qui le glorifie, pour se voir touché par de la musique qui aime Jésus, par les qualités du chant, de la lamentation, de l’hymne, par la voix brute, les instruments bruts, qui portent le désir. Ou bien, pour le penser dans un tout autre sens, la musique pourrait brandir ni but ni source identifiable, pourrait défier les définitions stylistiques ou les formes reconnaissables. Il se peut néanmoins qu’elle nous emporte quand même — mystérieuse, troublante, ou sublime à déconcerter. Mais il y a aussi le vaste continent submergé de temps disparus, des lieux et des peuples disparus, que l’histoire de l’enregistrement sonore — depuis la fin du dix-neuvième siècle seulement — fait remonter à la surface. Ce qui a surtout commencé comme produits commerciaux, dans le contexte spécifique de précédentes générations, est devenu documents d’archives, grâce à l’évolution de la technologie, à une distance chatoyante de nous tous.
Certains labels de disques consacrent une part de leur catalogue à sauver de tels documents de l’oubli. Frémeaux & Associés, près de Paris, a exploré une riche veine d’archives d’état et d’autres sources, tombées dans le domaine public, pour rééditer beaucoup de coffrets, pas seulement de la musique française de la première moitié du vingtième siècle, mais aussi des répertoires étrangers, présentés à Paris et aussi sur leur propre terrain : tango, tzigane, fado, chôro, biguine, et diverses formes de jazz. Ces vieux enregistrements attirent l’attention, mettant l’auditeur au défi de réimaginer un passé bien établi. Canary Records, un label de Baltimore qui mène une existence largement numérique, s’est essentiellement concentré sur la musique des immigrants de la Méditerranée orientale enregistrée aux États-Unis il y a longtemps. Ou comme le fondateur, producteur, chercheur, et obsédé perspicace, Ian Nagoski parle de son projet en cours depuis au moins dix ans : « Des chefs-d’œuvre (pour la plupart) du début du vingtième siècle dans des langues autres que l’anglais. » On pourrait écouter au hasard l’une des douzaines de compilations et entendre beaucoup de chagrin, juste dans les tonalités et sans saisir le sens des paroles, mais aussi des brefs moments de joie et de promesse. Nous pourrions imaginer que la musique reflète les épreuves des immigrés, comme c’est le cas sans doute, même si de telles projections deviennent vite brouillées par la nature-même de la pratique mélodique dans les cultures d’origine, pratique qui favorisait des tonalités mineures et des structures modales. Il est toutefois certain que les voix portent parfois leur propre cri d’angoisse mêlé de grâce, comme une inspiration divine de la Méditerranée orientale. On l’entend, on voudrait en entendre davantage, tout en sachant qu’on ne devrait pas entendre trop.
La couleur des titres, sur nombreux disques du label Canary, offre une bonne idée de ce qui nous attend là. No News from Tomorrow [« Pas de nouvelles de demain »] : Greek and Turkish Speaking Jewish Women in New York ; Send Me the Bones [« Envoie-moi les os »] : From the Earliest Syrian-American Recordings ; I Was Born a Badass Chick [« Je suis née dure à cuire »] : Greek Music in NYC in the 1940s-50s. D’autres communautés d’immigrées bénéficient aussi d’une présence renouvelée grâce aux recherches de Nagoski, crate digger[1] invétéré. The Dull Hatchet [« La hachette émoussée »] : Late 1940s Lemko Instrumentals in Brooklyn. You Are the Light of the World [« Tu es la lumière du monde »] : Antiochian Byzantine Hymnody in Toledo, Ohio.
Ce sont des mondes dont la plupart des auditeurs, moi compris, ne savent pratiquement rien. Même leur descendance conserve probablement peu de lien avec les vestiges qui s’effacent. La musique refait surface, bien plus qu’une simple curiosité, venant de bien au-delà de la bulle de nostalgie ou bien d’un rêve persistant, presque familière, mais constamment hors de portée. Lors de l’écoute, nous sommes les outsiders, non seulement à cause de la langue et la distance temporelle, mais parce que la musique pose sa propre conception de « chez nous », de « foyer ». Un chez nous provisoire, imaginé, déclaratif, émotionnel, quelque part entre le vieux monde qui n’est plus et celui où ils se trouvent dans les circonstances actuelles. La descendance elle-même pourrait avoir une fenêtre sur ce lieu-là, pas davantage. Cela fait également partie de la grande panoplie de la roots music américaine, mais déracinée, la terre originelle toujours accrochée aux racines mises à nu.
Canary — comme le canari dans les mines de charbon ? Ou, comme cette brillante petite créature dans sa cage solitaire chantant comme un fou ? Sûrement les deux et plus encore, héraut de notre désastre, mais aussi de notre évasion continuelle. Si seulement on prêtait l’oreille. Quand même, il n’y a pas de garantie qu’on puisse avoir toujours de la chance. L’Amérique est un pays hanté par les dépossédés, de haut en bas. Chaque immigré est un cadeau d’espoir et de gratitude, tant que cela dure, à ce jour encore. Si notre bateau paraît couler, si notre fardeau et notre désarroi sont trop accablants, on ne peut pas rejeter la faute sur ceux qui viennent d’arriver. Déposée à notre porte par Canary, la musique des immigrants d’il y a cent, quatre-vingts ou soixante-dix ans, bien que destinée à leur époque à des communautés particulières, demeure suspendue, fanal dans la nuit sombre, qui nous rappelle que la vie trouve un moyen, si on choisit de l’honorer et de rester sans peur.
[1] Littéralement, creuseur de caisses : fouilleur de bacs invétéré.
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Canary
We may not really be there, wherever there is, not in the flesh and blood, but more than ever now in the digital age we can be practically anywhere we want. In spirit, in thought, in the resonances pulsing through our nerves. Is music enough to transport us, when there is no memory or frame of reference to anchor the sounds? Somehow that does not seem to matter. We do not have to love Jesus, or want anything to do with him, or have the slightest grounding in the language that praises him, to be stirred by Jesus-loving music, by qualities of the song, the lament, the hymn, by the raw voice, the raw instruments, that carry the yearning. Or, to cast in quite a different direction, the music might brandish neither identifiable purpose or source, might defy stylistic definitions or recognizable forms, and yet it could still take us places—mysterious, unsettling, or confoundingly sublime. But there is also the vast submerged continent of lost times, vanished places and people, that the history of recorded sound—only since the late nineteenth century—hauls to the surface. What started mostly as commercial products, for the specific context of earlier generations, through the evolution of technology become archival documents, at a shimmering remove from all of us.
Some record labels devote a portion of their catalogue to rescuing such documents from oblivion. Frémeaux & Associés, near Paris, has tapped a rich vein in state archives and other sources well beyond copyright limitations to reissue many box sets not just of early twentieth century French music but also of foreign styles, performed both in Paris and on their home terrain: tango, gypsy, fado, chôro, beguine, and various forms of jazz. These vintage recordings command attention, challenging the listener to reimagine a settled past. Canary Records, a label out of Baltimore and keeping mostly to a digital existence, has focused primarily on music from eastern Mediterranean immigrants recorded in the United States long ago. Or as founder, producer, researcher, and clear-eyed obsessive Ian Nagoski describes his ongoing project of the past decade: “early twentieth-century masterpieces (mostly) in languages other than English.” One could listen at random to any of the several dozen compilations and hear plenty of heartache, just in the tonalities and having no sense of the words, but also small moments of joy and promise. We could imagine the music reflecting the immigrants’ travails as no doubt it does, though such projections soon become blurred by the very nature of melodic practice in those cultures of origin, which favored minor keys and modal structures. Nonetheless, the voices do sometimes convey their own cry of anguish mixed with grace, some eastern Mediterranean form of divine inspiration. We hear it; we want to hear more, yet we know as well that we must not hear too much.
The pungency of the titles of many releases on the Canary label gives a good indication of what lies in store for us. No News from Tomorrow: Greek and Turkish Speaking Jewish Women in New York. Send Me the Bones: From the Earliest Syrian-American Recordings. I Was Born a Badass Chick: Greek Music in NYC in the 1940s-50s. Other immigrant communities are also granted a renewed presence thanks to Nagoski’s inveterate crate digging. The Dull Hatchet: Late 1940s Lemko Instrumentals in Brooklyn. You Are the Light of the World: Antiochian Byzantine Hymnody in Toledo, Ohio. These are worlds that most listeners, including me, know practically nothing about. Even their descendants probably retain little connection to the fading remnants. The music surfaces again as more than so many curiosities, from somewhere beyond the bubble of nostalgia or a nagging dream, almost familiar, stubbornly out of reach. We are the outsiders on listening, due not only to language and the distance of time, but to that concept of home posed by the music. A provisional, imagined, declarative, emotional home, somewhere between the old world that is no longer and where they find themselves in current circumstances. The descendants themselves might have a window onto that place, though not much more. This too is part of the great panoply of American roots music, but uprooted, the original soil still clinging to the exposed roots.
Canary—like the canary in the coal mine? Or, like that bright little creature in its lonesome cage singing its heart out? Surely both and more, harbinger of our disaster but also of our continued escape. If only we lend an ear. Even so, there’s no guarantee we will always be lucky. America is a land haunted, from top to bottom, by the dispossessed. Each immigrant is a gift of hope and gratitude, while it lasts, still to this day. If our ship appears to be sinking, our burdens and disarray too overwhelming, that cannot be laid at the feet of those just arriving. The immigrant music of a hundred years ago, or eighty or seventy, brought to our door by Canary, though intended for particular communities in their time, hangs like a lantern in the dark night to remind us that life finds a way, if we choose to honor life and remain unafraid.
Photo : portrait de la « siffleuse » Margaret McKee, photo de l’album récemment paru chez Canary Records The Queen of Whistlers: Nov. 1920 – May 1929, reproduite avec l’autorisation de Ian Nagoski and Canary Records| Traduction : Jason Weiss, secondé par Emmanuel Desestré & Orianne Hurstel
Canary Records : https://canary-records.bandcamp.com/