Chansons à boire et à manger

 In Musicologie

Le boire et le manger dans les chansons du Moyen-Âge et de la Renaissance

Mon aventure avec Le ventre et l’oreille avait commencé avec cette idée de chansons « gourmandes » : il était logique qu’elle y revînt. Entre temps, je me suis perdue (?) dans les notations avant de tenter d’imaginer comment l’ancien pourrait devenir nouveau. Ce nouveau thème était une occasion en or de repenser à l’idée initiale : l’évocation du vin et de la nourriture en musique. Rare, il est vrai, tant l’amour (plus ou moins) courtois fait figure de « thème principal » dans la lyrique médiévale profane. Avant d’être en langue vernaculaire, la musique profane a été en latin. Et avant d’être profane, elle a été « moins liturgique », c’est-à-dire que les poèmes étaient toujours en lien avec la religion, mais n’étaient plus à vocation liturgique (cultuelle) : avant de célébrer l’amour profane, on a célébré celui de Dieu et de sa mère, même si le lieu de cette célébration n’était plus le culte. On célèbre les saisons, le renouveau du printemps (ce thème sera largement repris par les troubadours et les trouvères). On célèbre aussi la mort, comme les fêtes religieuses, dans des poésies qui ne se chantent plus à l’église, et qu’on appelle tout simplement versus (du latin « vers »). Ce terme s’oppose à celui de conductus, que l’on retrouvera pour la polyphonie, et qui désigne, dans ce contexte de la première monodie profane, un chant destiné à accompagner des processions, ce qui n’est pas de la musique profane à proprement parler, même si elle n’est pas réellement « liturgique » mais « para-liturgique ». Et ce qui n’a encore pas grand-chose à voir avec des chansons à boire et à manger, il faut l’avouer.

Celles-ci se font attendre. La chanson à boire, dans le sens de la composition qui exalte la boisson, prône les joies de l’ivresse, ne compte guère parmi les genres les plus représentatifs de la poésie médiévale. Dans l’ouvrage Chansons satiriques et bachiques du XIIIe siècle[1], les éditeurs ne recensent que cinq chansons « bachiques » sur un ensemble de quarante-cinq (qui ne représentent déjà qu’une infime partie du corpus des chansons de langue d’oïl). Et les chansons satiriques ne constituent pas le plus grand ensemble (ni le plus représentatif) parmi les genres poético-lyriques du Moyen-Âge. Tant s’en faut. À côté de ces chansons « à thème » — auxquelles il faut naturellement ajouter les chansons à boire latines copiées dans la troisième section du manuscrit des Carmina burana —, on trouve parfois de brefs passages évoquant nourriture et boisson dans des compositions diverses, à des fins tout aussi diverses qui tiennent le plus souvent de la description d’une situation : la nourriture ou la boisson y font, en quelque sorte, figures d’accessoires.

Boire et manger « accessoirement » dans les compositions médiévales

Manger et boire n’est, si l’on en croit les textes, guère « courtois ». Certes, Colin Muset — actif dans la première moitié du XIIIe s. et connu pour la satire contre l’avarice des protecteurs des trouvères de Sire Cuens j’ai vielé, ici chantée par l’ensemble Perceval — évoque dans la quatrième strophe de sa chanson Volez oïr la muse Muset « maint bon morsel » et le « bon vin fort a son gré », qu’il termine en reconnaissant que « bon vin fet venir | trestout a loisir » ; il s’agit néanmoins d’un exemple isolé (que l’on peut entendre ici par l’Ensemble für frühe Musik Augsburg) et qui ne fera pas école.

Les allusions — rares, je l’ai dit — à ces plaisirs que l’on pourrait qualifier de triviaux ne se trouvent pas dans la lyrique de la fin’amors mais plutôt dans les compositions mettant en scène bergers et bergères. Loin de moi, ici, de céder à la tentation d’assimiler les pastourelles à des genres mineurs, avec le sous-entendu péjoratif que cette catégorie comporte : les pastourelles mises en scène dans les compositions éponymes[2] sont le plus souvent aguerries aux subtilités de la didactique et en remontrent à bien des chevaliers, non seulement par l’astuce dont elles font preuve mais par les références littéraires qu’elles citent parfois à l’appui de leur argumentation. Dans l’impressionnant corpus des pastourelles — près de deux cents textes —, quatre pièces seulement évoquent les plaisirs du palais. Encore cette évocation se fait-elle très furtivement. Dans Au tens pascor, pastourelle de Jean Erart, on nous prévient « k’apres mangier | iert la feste criee » (« après le repas, l’on faisait [bruyament] la fête », v. 6-7) et que tous jouaient alors de la musique et dansaient. La nourriture peut être offerte en cadeau, à l’instar de bijoux ou de riches pièces de vêtement, à une belle que l’on désire séduire. Dans Je me chevauchai pensis, du trouvère Guillaume le Vinier, il est question d’un « plain pot de brebise » (v. 28) (c’est de fromage caillé qu’il est ici question) qui est envoyé par l’amoureux à sa belle en même temps qu’une « falue alise » (v. 26) (sorte de gâteau non levé) ; la belle ne l’en aime pas davantage d’ailleurs et lui préfère un autre garçon ! Le refrain Il n’est viande ke vaille les matons (le maton est une sorte de lait caillé) est chanté dans la pastourelle anonyme L’autre jour par un matin qui décrit un divertissement de bergers au cours duquel « quatre pastorins », jouent divers instruments à vent (muse, pipe flaiot, fretel). Ce refrain se trouve aussi glissé au milieu du texte du Jeu de la Feuillee d’Adam de la Halle. Le même Adam de la Halle, dans son Jeu de Robin et Marion évoquera la nourriture à plusieurs reprises, jusqu’à figurer un pique-nique auquel >e livrent les protagonistes principaux du jeu, Robin et Marion, accompagnés de leurs amis bergers et bergères. Ce véritable festin est l’occasion de déguster pâté et chapon… et, pour Robin, de décrire les victuailles (ici, par l’ensemble Micrologus) qu’il se propose d’ajouter aux fromages frais, pois rôtis et pommes cuites qu’ont apportés les autres :

Robins
J’ai encore un tel pasté,
Qui n’est mie de lasté,
Que nous mengerons, Marote,
Bec a bec, et moi et vous.
Chi me ratendés, Marote,
Chi venrai parler a vous.
Marote, veus tu plus de mi ?
Marions
Oie, en non Dieu !
Robins
Et jou te di
Que jou ai un tel capon,
Qui a gros et cras crepon,
Que nous mengerons, Marote,
Bec a bec, et moi et vous.
Chi me ratendés, Marote,
Chi venrai parler a vous.
Robin
J’ai encore un beau pâté,
— Qui n’est pas des moindres —
Que nous mangerons, Marote,
Bec à bec, et moi et toi.
Attends-moi ici, Marote,
J’y viendrai te parler.
Marote, veux-tu davantage de moi ?
Marion
Oui, par Dieu !
Robin
Et je te dis
Sue j’ai un très beau chapon
Qui a gros et gras croupion,
Que nous mangerons, Marote,
Bec à bec, et moi et toi.
Attends-moi ici, Marote,
J’y viendrai te parler.

Robin et Marion buvant et mangeant (Aix-en-Provence, Bibl. Méjanes, 166, f. 3r)

Plus tard Jean Froissart, chroniqueur et poète (ca 1337-ca 1410), alliera vin et nourriture et verra « Ens uns beaus prés vers et jolis, | asses pres de Bonne-Esperance, | bregieres et bregiers assis » (v. 1-3) mariant « Poitevin » et « Gascogne » à l’aide de divers produits : « oisons rostis et gros pastés, | boef, mouton et gambons salés, | bon frommage, puns de jouvent[3], | mices tant en voes tant en prent, | vine en barils et en flacons » (v. 6-10). Mais les ballades de Froissart ne subsistent qu’à l’état de textes et n’ont pas été mises en musiques : à la fin du XIVe siècle, les poètes ne composent plus la musique de leurs textes — Guillaume de Machaut, mort en 1377, a été le dernier de la longue lignée des compositeurs-poètes.

Les chansons à boire et à manger… à une seule voix…

Les premiers exemples de chansons à boire sont probablement — en latin — celles qui figurent dans le recueil des Carmina burana. Il s’agit de poèmes lyriques notés dans le manuscrit München, Bayerische Staatsbibliothek, clm 4660, provenant de l’abbaye de Benediktbeuren (Beuron) en Haute-Bavière. Le manuscrit lui-même date du deuxième quart du XIIIe siècle mais renferme des poèmes bien plus anciens, dont certains remontent au minimum au siècle précédent, voire encore avant. La collection, impressionnante, renferme plus de deux cents poèmes répartis en quatre thèmes : poésie morale et satirique — en particulier contre la décadence du clergé —, poésie amoureuse, vin et jeu, drames religieux.

La plupart des poèmes du recueil sont en latin, mais on y trouve également une petite cinquantaine de textes en dialecte bavarois. Le manuscrit comporte peu de notations musicales — ce sont parfois des neumes sans lignes — mais quelques mélodies possèdent d’autres localisations dans des manuscrits munis de musique, ce qui a permis d’en reconstituer une grande partie. La plupart des textes sont anonymes et beaucoup ont été écrits par des « goliards »[4], poètes-étudiants-clercs « vagants »[5], errant sur les routes, et dont l’existence même est une réaction contre le « système » des monastères et des cours, en faveur d’une vie plus libre telle qu’on pouvait la mener en ville. Certains poètes ont néanmoins pu être identifiés. Parmi eux, Gautier de Châtillon, Philippe le Chancelier, Pierre de Blois. Philippe le Chancelier (avant 1185-1236) est un peu tardif dans ce cadre, sa période d’activité poétique le situant au XIIIe siècle, mais les deux autres personnages sont antérieurs.

La roue de Fortune dans le manuscrit des Carmina Burana (München, Bayerische StaatsBibliothek, Clm 4660, f. 1r)

Particulièrement connu, l’hymne à Bacchus n’est pas noté dans le manuscrit originel mais sa musique est généralement reconstituée à l’aide d’un texte d’inspiration goliardique aussi, exaltant les mérites de la musique (entre autres), dans le Ludus Danielis. Les deux poèmes, aux liens intertextuels nombreux[6], proposent majoritairement la structure usuelle des vers goliardiques, dont les 13 syllabes sont parfois variées — le refrain, par exemple, propose des vers de quatorze syllabes, elles aussi associées à la poésie des vagants. Le poème des Carmina burana, anonyme, compte treize strophes, chacune d’elles terminée par un refrain qui rend gloire au vin et à ses nombreuses qualités. Les femmes ne sont pas oubliées et parmi les qualités du vin figure sa capacité à leur faire accéder plus aisément aux requêtes masculines. Le poète anonyme fait ici allusion à la propension de ses compagnons de beuverie à enivrer les femmes afin de mieux abuser d’elles. Le procédé a fait long feu. Glissons.

Bache, bene venies gratus et optatus
per quem noster animus fit letificatus.
Istud vinum, bonum vinum, vinum generosum
reddit virum curialem, probum, animosum
Iste cyphus concavus de bono mero profluus
siquis bibit sepius satur fit et ebrius.
Istud vinum, bonum vinum, vinum generosum
reddit virum curialem, probum, animosum.
Bacchus, soit le bienvenu, estimé invité,
toi par qui notre esprit s’emplit de joie.
Ce vin, ce bon vin, ce vin généreux,
Rend l’homme noble, honnête, courageux.
Cette coupe profonde emplie d’un vin excellent et pur,
quiconque s’y abreuve est vite enivré.
Ce vin, ce bon vin, ce vin généreux,
Rend l’homme noble, honnête, courageux.
[…] […]
Bachus forte superans pectora virorum
in amorem concitat animos eorum.
Istud vinum, bonum vinum, vinum generosum
reddit virum curialem, probum, animosum.
Bachus sepe visitans mulierum genus
facit eas subditas tibi, o tu venus.
Istud vinum, bonum vinum, vinum generosum
reddit virum curialem, probum, animosum.
Bacchus en dominant le cœur des hommes
Favorise dans leur âme l’éclosion de l’amour
Ce vin, ce bon vin, ce vin généreux,
Rend l’homme noble, honnête, courageux.
Bacchus, qui visite souvent les femmes,
en fait tes sujets, ô Vénus.
Ce vin, ce bon vin, ce vin généreux,
Rend l’homme noble, honnête, courageux.
[…] […]
Omnes tibi canimus maxima preconia
te laudantes merito tempora per omnia.
Istud vinum, bonum vinum, vinum generosum
reddit virum curialem, probum, animosum.
Nous chantons tous tes plus grandes louanges
et tes grands mérites pour les siècles des siècles.
Ce vin, ce bon vin, ce vin généreux,
Rend l’homme noble, honnête, courageux

Parmi les très nombreuses versions de cette apologie du vin, citons celle du New London Consort dirigé par Philip Pickett et celle, très différente, des ensembles Unicorn (dir. Michael Posch) et Oni Wytars (dir. Marco Ambrosini), réunis pour l’occasion. Pour l’original — possible —, on peut l’entendre ici par le Dufay Consort, dirigé par William Lyons. Et pour ceux qui voudraient entendre tout le Ludus Danielis, drame sacré du début du XIIIe siècle au texte principalement en vers et non issu de textes liturgiques, c’est possible ici, par les mêmes interprètes.

Éloge non plus du vin mais du lieu où l’on peut le consommer, In taberna quando sumus propose une liste quasi exhaustive des buveurs : maître, serviteur, homme, femme, blanc, noir, exilé, étranger, enfant, vieillard, évêque, diacre… À l’éloge du vin s’ajoute celui du jeu : les buveurs sont bien souvent aussi les parieurs — et les quelques enluminures de cette section du manuscrit associent d’ailleurs jeu et boisson.

Des joueurs buvant et des buveurs jouant Carmina Burana (München, Bayerische StaatsBibliothek, Clm 4660, f. 91v)

De l’original — proposé ici par le New London Consort et ici par le Clemencic Consort de René Clemencic —, Carl Orff a imaginé une transposition, (ici interprétée par le Philadelphia Orchestra, dirigé par Eugène Ormandy), dans la cantate profane Carmina burana (1935-36), nullement médiévalisante mais inspirée du recueil retrouvé au monastère de Beuren.

Une autre des carmina a connu une postérité étonnante. Il s’agit de Vinum bonum et suave, contrafactum du cantique marial Verbum bonum et suave. Le modèle (ici chanté par les membres de la Schola Cantorum Budapestiensis, dirigés par János Mezei) évoque le doux nom de Marie, née de la lignée de David, maîtresse des anges. Le poète vagant glisse du verbe au vin avec une aisance confondante, que l’on appréciera chez l’ensemble Melopeo. Ce Vinum bonum monodique a été mis en polyphonie par Roland de Lassus : il est à huit voix dans le recueil de motets (Magnus opus musicum) publié à Munich en 1604 par Nicolai Henrici — que chante ici le chœur Ex Cathedra dirigé par Jeffrey Skidmore. Le même Roland de Lassus utilisera ultérieurement le motet comme base compositionnelle de sa Missa ad imitationem moduli Vinum Bonum. Le clin d’œil est amusant et pourrait paraître curieux, mais on sait que les compositeurs de la Renaissance affectionnaient ce mélange de genres qui pourrait paraître iconoclaste à qui ignorerait les usages de ce temps. Eh oui, on composait des messes à partir de chansons d’amour, parfois lestes, et des thèmes profanes ont ainsi traversé le temps et les genres, sans hésiter à se glisser dans les productions liturgiques, comme celui, déjà évoqué ici, de la « jeune fillette » (cf. Le ventre et l’oreille #1 : Le nouveau).

Du latin des chansons d’étudiants facétieux, on passe à la langue d’oïl et vient le temps des « chansons bachiques ». Certaines d’entre elles décrivent des situations propices à manger et boire, dans les mêmes termes, ou peu s’en faut, que leurs homologues courtoises utilisaient pour décrire des situations propices à aimer. De même que le poète auteur de la chanson Quant je lou tans refroidier, à l’arrivée de l’hiver, s’apprêtait à aimer sa dame, le voilà disposé à « sejorneir | A boen feu, leiz lou brazier, | Et a vin cleir » (v. 6-8) apprécier. Il compte aussi « boivre et maingier » (v. 43) et d’un « grais chapon » (v. 46) se régaler. Dans Il me covient renvoisier, l’auteur s’invite lui-même, ainsi que ses lecteurs-auditeurs, au plaisir : « Or maingons | Et bevons et solaçons et deportons » (v. 15-16). Manger et boire sont toujours synonymes de plaisir, et ces activités s’accompagnent d’ailleurs souvent de chants et de danses.

Comme certaines de leurs homologues latines antérieures, ces chansons empruntent à des modèles préexistants. Véritable invite aux plaisirs de la table, Chanter me fait bons vins et rejoïr est construite sur le modèle d’une chanson d’amour (Chanter me fait Amors et resjoïr) et utilise pour qualifier le vin le même champ lexical que celui qui s’attache à la dame dans son modèle. Qu’on en juge dans la première strophe :

Chanter me fait bons vins et resjoïr :
Quant plus le boi et je plus le desir,
Car li bons vins me fait souef dormir ;
Quant jel ne boi, pour riens n’i dormiroie ;
Au resveillier volentiers beveroie.
Le bon vin me fait chanter et me réjouir :
Plus j’en bois et plus je désire en boire,
car le bon vin me fait dormir tranquille.
Quand je n’en bois pas, je ne saurais dormir ;
Je boirais volontiers au réveil.
Chanter me fai Amors et resjoïr
En atendant le bien ke tant desir,
Car nus ne puet bone Amor maintenir
Qui en la fin haut guerredon n’en traie.
Aprés les mals d’amors vient ma grant joie.
Amour me fait chanter et me réjouir
dans l’attente du bien que je désire tant,
Car nul ne peut continuer à aimer
s’il ne finit par obtenir ce qu’il désire.
Après les maux d’amour vient la joie.

Le poète a respecté la structure de son modèle — sans toutefois reprendre l’idée du refrain qui termine chacune des strophes — jusqu’à l’envoi de la dernière strophe : « au bon vin » (l’original était envoyé au trouvère Amauri de Craon).

Or i parra, glorification de la bière et du vin, est conçue pour sa part sur le modèle de la séquence Lætabundus, chantée lors de la messe de la Nativité et que l’on peut entendre ici par les moines Dominicains de Blackfriars à Oxford). Ces deux textes constituent, s’il en était besoin, des preuves supplémentaires de l’interpénétration des genres tellement courante à l’époque médiévale, qui voit souvent des chansons d’amour servir de modèles à des chansons mariales par exemple — ici chanson d’amour et chanson bachique, répertoire pieux et profane. La perméabilité des genres est d’autant plus tangible que Or hi parra conserve les termes en latin qui farcissaient la séquence originelle, ainsi que le montre une rapide comparaison des premières strophes de chacun des deux textes :

Or hi parra
La cerveyse nos chauntera
Alleluia !
Qui que en beyt
Si tele seyt com estre deyt,
Res miranda !
Voyons ceci :
La cervoise nous chantera
Alleluia !
Quiconque en boit
sera comme il doit l’être :
Chose admirable !
Lætabundus,
Exsultet fidelis chorus
Alleluia !
Regem regum
Intactæ profudit thorus
Res miranda !
Que le cœur des fidèles,
empli de joie, chante
Alleluia !
Une vierge sans tache
donna naissance au roi des rois,
Chose admirable !

Cette séquence a aussi servi de modèle à la chanson Hui enfantés, insérée par Gautier de Coincy — auteur de son texte — dans son recueil de Miracles de Nostre-Dame, écrit entre 1223 et 1227. On peut l’entendre ici, par le New London Consort dirigé par Philip Pickett. Ce procédé d’emprunt n’avait au Moyen-Âge, rappelons-le, rien de condamnable bien au contraire : citer était rendre hommage comme renvoyer à un réseau intertextuel connu de tous et qui ajoutait à la symbolique générale. Ici, clairement, c’est la joie qui est invoquée : celle de la commémoration de la nativité du Christ dans la séquence liturgique originelle, celle de sa conception miraculeuse chez Gautier, celle de l’ivresse chez le poète anonyme de la chanson bachique.

… et à plusieurs

Une voix chantant la table, voilà qui pourrait être triste, mais plusieurs… voilà qui sonne « bonne compagnie » ! Cette idée de « compagnie » est bel et bien présente au Moyen-Âge, où l’on se distrait souvent à plusieurs : jeunes filles ou femmes, bergers, clercs… Les premières chantent souvent la reverdie ou le désamour ; les seconds font de la musique et dansent au son de leurs instruments ; les derniers mangent et boivent — même s’ils n’en parlent pas souvent, nous l’avons vu. Les quelques pièces ci-après nous plongent dans l’univers des étudiants parisiens, probables auteurs de ces pièces (copiées dans un manuscrit exécuté à Paris et, selon les fascicules qui le composent, entre les années 1260 pour les deux premières et le début du XIVe siècle pour la dernière). Comme la plupart de ses homologues, le motet Chançonete, va t’en tost / Ainc voir d’amors n’ai joï / A la cheminee / PAR VÉRITÉ superpose des textes aux contenus divers. Les voix de quadruplum et de triplum rappellent la thématique des chansons courtoises, superposant une requête au rossignol messager d’amour et une réflexion sur le service amoureux. Les deux voix inférieures évoquent le vin et le jeu — on a vu qu’ils étaient souvent associés : la voix de duplum du motet rappelle par son contenu la chanson Quant je lou tans refroidier et la teneur compare les mérites respectifs des vins régionaux :

Quadruplum

Chançonnette, va t’en tost
Au roussignol en cel bois ;
Di, qu’il me voist saluer
La douce blonde au vis cler
Et que je l’aim sans fauser,
Més, certes, ne l’os nommer.
Petite chanson, va vite
Voir le rossignol de ce bois ;
Demande-lui de saluer pour moi
La douce blonde au clair visage
Et de lui dire que je l’aime sincèrement
Mais que je n’ose la nommer.

Triplum

Ainc voir d’amors n’ai joï ;
Si l’ai longuement servi,
N’onques confort n’i trovai ;
Més quant a li plera,
Ce que servi l’ai me sera meri.
Jamais, en vérité, je n’ai connu l’amour ;
Si je l’ai servi longtemps,
J’en n’en ai retiré nulle joie ;
Mais quand lui plaira,
Mon service sera récompensé.

Duplum

A la cheminee
El froit mois de genvier
Voil la char salee,
Les chapons gras manger,
Dame bien paree,
Chanter et renvoisier.
C’e[s]t ce qui m’agree :
Bon vin a remuer,
Cler feu sans fumee,
Les dés et le tablier
Sans tencier.
Durant le froid janvier,
Je veux m’asseoir devant la cheminée,
Manger viande salée
Et chapons gras
Et, en compagnie d’une dame bien vêtue
Chanter et m’amuser.
Voici ce qui me plaît :
Du bon vin,
Un feu clair et sans fumée,
Les dés et leur table
Sans querelles.

Teneur

Par verité
Vueil esprover
Que vin françois
Passent roinnas
Et touz vins aucerrois.
En vérité,
Je veux prouver
Que le vin français
Surpasse celui de Rennes
Et tous les vins d’Auxerre.

On prend ici conscience d’une manière de centralisation avant la lettre : le « vin français » est le vin… d’Île-de-France. Qui, comme le bourguignon, surpasse son homologue breton.

Composé sensiblement à la même époque, Ce que je tieng pour deduit / Certes mout est bone vie / Bone compaignie / MANERE annonce la couleur d’emblée : l’amour est douloureux, certes, mais c’est belle vie que de se trouver en bonne compagnie et d’y pouvoir commander du vin. Les clercs (étudiants) jouent aux dés, laissent la logique à la porte de la taverne et savent réclamer du vin à hauts cris s’il vient à manquer !

Quadruplum

Ce que je tieng pour deduit, c’est ma dolors ;
Car ce qui plus m’i destraint, c’e[s]t bone amors,
Ou je m’ai doné tous jors
Sans repentir,
Si que ne m’en quier partir
Ne mon cuer de li movoir.
A mon gré me fait doloir ;
S’en doit mieus mes maus souffrir
Et plus doucement sentir
En bone espoir
Et pour mieus valoir ;
Car nus ne puet sans amie
Savoir sens ne cortoisie,
Ne grant joie avoir,
Ne le cuer mie removoir.
Par toz sainz, qu’en ore et prie,
Mout a Amours grant pooir,
Qui si me destraint et lie,
Qu’a li remanoir
M’estuet main et soir.
Ce qui me réjouit, c’est ma douleur ;
Car ce qui me tourmente le plus, c’est l’amour
À qui je me suis adonné tous les jours
Sans regret,
Tant que je ne désire m’en détourner
Ni en éloigner mon cœur.
Il me peine à mon gré ;
Je devrais souffrir davantage encore
Et plus encore ressentir
L’espoir d’être aimé
Pour mériter mieux l’amour
Car nul ne peut, sans amie,
Connaître bon sens et courtoisie,
Ni éprouver la joie,
Ni émouvoir son cœur.
Par tous les saints que je prie et supplie,
Le pouvoir de l’Amour est tel
Qu’il me contraint et m’attache à lui si puissamment qu’il me faut lui être lié
Matin et soir.

Triplum

Certes mout est bone vie
D’estre en bone compaignie,
Vraie et esprovee ;
Car plus tot trovee
Est, orendroit, tricherie,
Traïsons et mauvestés
Que valors ne loiautés,
Sens ne cortoisie,
Detractions et fausetés
Est si essaucie
Par ypocrisie,
Que sozmise en est equités
Et la fois abaissie.
Dieus, tant est granz folie
De mener tel boidie !
Cil qui par fois et verités
Devroit estre enseignie
Ont les cuers si avuglés
D’estre en signorie,
Que trop pou reluist lor bontés,
Car il sunt trop enclin
Au monde d’assés.
A peines voit on devin,
Qui n’i soit adounez.
C’est vraiment une belle vie
Que d’être en compagnie
De gens vrais et honnêtes,
Car on trouve plus souvent
Malhonnêteté,
Trahison et méchanceté
Que courage, loyauté,
Intelligence ou courtoisie.
La calomnie et la fausseté
Sont si vantées
Par l’hypocrisie
Que la justice n’est plus
et la foi méprisée.
Dieu, c’est grande folie
Que de mener une telle vie de tromperie !
Ceux qui devraient prôner
Foi et vérité
Ont leurs cœurs si aveuglés
Par le pouvoir
Que leur bonté est éclipsée
Car ils sont trop attirés
Par les choses de ce monde.
Il est rare qu’un homme de Dieu
N’y soit attaché.

Duplum

Bone compaignie,
Quant ele est bien privee,
Maint jeu, mainte druerie
Fait fere a celee.
Més quant chascun tient s’amie
Cointe et bien paree,
Lors a par droit bone vie
Chascun d’aus trovee.
Li mangiers est atornés
Et la table aprestee ;
De bons vins y a assés,
Par qui joie est menee.
Après mengier font les dés
Venir en l’asamblee
Sour la table lee,
Et si ai sovent trové
Maint clerc, la chape ostee,
Qui n’ont cure, que la soit
Logique desputee.
Li hostes est par delés,
Qui dit : « Bevés. »
Et quant vins faut, si criés :
« Ci nous faut un tour de vin,
Dieus, car le nos donez ! »
La bonne compagnie,
Quand elle est tenue secrète,
Procure à beaucoup jeux
Et divertissements (en secret).
Mais si chacun tient son amie
Élégante et bien parée,
Chacun aura le droit
De mener belle vie.
Le repas est préparé
Et la table mise ;
Il y a suffisamment de bon vin
Pour nous mettre en joie.
Après le repas, tous
Apportent les dés
Sur la table d’à-côré.
J’ai bien souvent trouvé
Maint clerc sans sa robe
Et dédaigneux de discuter
Logique en cet endroit !
L’hôte est à proximité,
Qui enjoit : « Buvés ! »
Et quand le vin manque, criez :
« Il nous faut une autre tournée,
Par Dieu, donnez-la nous ! »

On entendra cette savoureuse combinaison de textes ici, chantée par le quatuor féminin Anonymus 4. La voix de duplum est d’importance : presque insensiblement, au milieu de cette étonnante pluralité de textes, elle instille la satire politique et religieuse. Malhonnêteté, méchanceté et calomnie gouvernent le monde et même les membres du clergé s’adonnent à de désastreux penchants. Ce n’est certainement pas un hasard si le refrain final de ce texte a été repris autour de 1317 comme dernière des interpolations musicales notées du Roman de Fauvel, texte qui retrace les aventures de Fauvel, animal symbolique, mi-âne, mi-cheval (ill.).

Fauvel, mi-âne, mi-cheval, personnification des vices dans le roman qui porte son nom (Paris, BnF, fr. 146, f. 14r)

Sa couleur est, précisément, « fauve », entre le rouge et le jaune sombre, parce qu’il est indigne des couleurs brillantes qui pourraient représenter les vertus humaines. Hautement parodique, le texte use du renversement des valeurs et de la dérision satanique : Fauvel est une personnification des vices… attribués à l’Église[7] ! Un acrostiche est à l’origine du nom de l’animal, que tous courtisent, à commencer par les princes et les ecclésiastiques, tout spécialement visés par le texte :

  • Fausseté
  • Avarice
  • Vilenie
  • Variété
  • Envie
  • Lascheté

Les courtisans étrillent l’animal, c’est-à-dire le soignent — et le flattent. L’expression « étriller Fauvel » est devenue en vogue au cours du XIVe siècle, ce qui atteste d’ailleurs de la popularité du roman[8]. Le refrain clôt la version interpolée du manuscrit Paris, BnF, fr. 146, en une manière d’explicit musical qui fait suite à un motet à boire :

Le final « à boire » du Roman de Fauvel (Paris, BnF, fr. 146, f. 45r)

Le motet, à deux voix, rappelle, en condensé, les superpositions poétiques des étudiants : il associe de même le divertissement collectif au vin et au chant qu’il faut boire, nous dit le poète à plusieurs reprises, à la fin de chacune des voix et en continu dans la teneur afin que nul ne l’oublie :

Triplum

Quant je le voi ou voire cler,
volontiers m’i vueil accorder ;
et puis si chante de cuer cler :
Cis chans veult boire !
Quand je le vois clairement dans le verre,
je m’accorde volontiers moi-même avec le vin
et je chante de bon cœur :
Je veux boire ce chant !

Duplum

Bon vin doit l’en a li tirer,
et li mauves en sus bouter ;
puis doivent compagnons chanter :
Cis chans veult boire !
Il faut prendre le bon vin
et refuser le mauvais ;
puis les compagnons doivent chanter :
Je veux boire ce chant !

Teneur

Cis chans veult boire !

Et pour entendre ce joyeux final unissant musique et vin, c’est ici, par le Clemencic Consort avec l’extrême fin du roman en prime, ou en une autre version, ici, par le Studio der Frühen Musik dirigé par Thomas Binkley, qui insère à l’ensemble une estampie provenant de l’un des ajouts tardifs du manuscrit Paris, BnF, fr. 844,, ajoutant ainsi la danse aux plaisirs proposés par le roman.

Entre Jehan et Philippet / Nus hom ne puet desiervir / CHOSE TASSIN met en scène de joyeux compagnons un peu éméchés par le « boin vin cler et gent » (le bon vin clair et agréable) qu’ils ont bu. L’ivresse est ici considérée avec un rien de tendresse, qui rend les amis — comparés à des enfants — irrésistibles à tous : au tavernier, aux femmes. On se souvient des textes des Carmina Burana, évoquant les étudiants qui enivraient les femmes pour obtenir leurs faveurs. Ici, le ton est plus gentillet : les compagnons sont seulement de grands enfants qui chantent et jouent à faire les idiots :

Triplum

Entre Jehan et Philippet,
Bertaut et Estievenet
En grant deduit sunt menu et souvent ;
Quant il sunt asamblé,
De bien chanter ne se faignent noient,
Mais qu’ils aient avant touchiet
Du boin vin cler et gent.
Et quant Estievenet
Fait le sot, il le fait si proprement,
Car qui ne l’aroit
Onques vu, il cuideroit
Qu’il le fust proprement.
Lors saut Biertaus,
Ki fait le hors du sens ;
Si a grant esbaniement
De quatre enfans,
Qui ne font pas a refuser entre la gent.
Jehan et Philippet,
Bertaut et Estievenet
S’amusent souvent, tous ensemble, grandement ;
Quand ils se retrouvent,
Ils ne manquent pas de bien chanter,
Mais seulement après avoir bu
Du bon vin clair et agréable.
Et quand Estievenet
fait l’idiot, il le fait si bien
Que celui qui ne le connaîtrait pas
Penserait qu’il en est
Réellement un !
C’est à ce moment que Biertaus
Se met à sauter et à faire le fou ;
C’est grand plaisir que de voir
Ces quatre enfants
À qui nul ne peut résister.

Duplum

Nus hom ne puet desiervir les biens
K’Amours envoie as fins amans,
Qui le siervent en tous tans
Sane trecherie.
Dieus, que grant signerie,
Qui tant est douche et plaisans !
Par choi je sui mult engrans
De siervie sanz vilenie ;
Se Dieu plaist, s’arai amie.
Nul homme ne peut mériter vraiment les biens
Qu’Amour envoie aux vrais amants
Qui le servent à tout moment
Sans tricherie.
Dieu, quel grand pouvoir,
Si doux et si agréable !
C’est pourquoi je suis si anxieux
De servir avec honnêteté ;
S’il plaît à Dieu, je trouverai une amoureuse.

La (possible) chanson qui sert de teneur à l’ensemble est inconnue — son texte ne nous est pas parvenu : seul ce qui en est peut-être le titre (Chose Tassin) est noté sur le manuscrit, au-dessous de sa ligne mélodique (voir ill.) —, mais l’ensemble peut s’écouter ici par l’ensemble Graindelavoix, dirigé par Bjorn Schmelzer.

Le début du motet Entre Jehan et Philippet / Nus hom ne puet desiervir / CHOSE TASSIN (Montpellier, Bibl. interuniversitaire, fac. Médecine, H 196, f. 336v)

La dernière de ces polyphonies, On parole de batre et de vanner / A Paris / FRESE NOUVELE, est totalement vouée au vin et à la nourriture et exalte, cette fois, la vie parisienne. À Paris, on trouve tout, nous dit le poète — encore un étudiant ? Peut-être — qui déclare peu goûter les travaux des champs et leur préférer le vin et la fête, les viandes et les poissons, les amis et les femmes, jusqu’aux fraises et aux mûres directement issues des marchés :

Triplum

On parole de batre et de vanner
Et de foïr et de haner
Mais ces deduis trop me desplaisent,
Car il n’est si bone vie que d’estre a aise
De bon cler vin et de chapons,
Et d’estre aveuc bons compaignons
Liés et joians,
Chantans, truffans
Et amorous,
Et d’avoir, quant c’on a mestier,
Pour solacier
Bele dames a devis ;
Et tout ce truev’on a Paris.
On parle de battre et vanner le blé
De bêcher et de labourer
Mais ces joies me déplaisent trop,
Car il n’est rien de meilleur que de profiter
De bon vin clair et de chapons,
Et d’être avec de bons compagnons
Aimables et joyeux,
Sachant chanter et plaisanter,
Et de surcroît amoureux,
Comme d’avoir, quand on le souhaite,
Pour s’amuser,
De belles dames à l’envi ;
Tout ceci, on le trouve à Paris !

Duplum

A Paris, soir et matin,
Truev’on bon pain et bon cler vin,
Bone char et bon poisson,
De toutes guises compaignons
Sens soutie, grant baudour,
Biaus joiaus dames d’ounour ;
Et si truev’on bien entredeus
De menre fuer pour homes desiteus.
À Paris, soir et matin,
On trouve bon pain et bon vin clair ;
Bonne viande et bon poisson,
Compagnons de tous horizons
Habiles intelligences, grandes fêtes,
Belles et joyeuses dames d’honneur ;
Et parmi toutes ces choses, on en trouve même
De peu chères, pour satisfaire les moins riches.

Teneur

Frese nouvelle ! Muere France, muere, muere france ! Fraise nouvelle ! Belle mûre !

La voici, proposée par l’ensemble Ligeriana dirigé par Katia Caré.

De fragments en textes entièrement dédiés au boire et au manger, du latin à la langue d’oïl, la chanson bachique est devenue motet. Était-ce de ce genre de pièces gouleyantes à souhait que sont issues celles qu’évoque Rabelais un siècle et demi plus tard dans le cinquième chapitre — « Les propos des bienyvres » — de Gargantua (« Chantons, beuvons, ung motet entonnons ») ? Difficile de le savoir… La tradition des allusions gourmandes s’est poursuivie après le Moyen-Âge, en poèmes chez Clément Marot ou Bonaventure des Périers puis chez Ronsard, en musiques chez certains compositeurs de la première Renaissance qui recourent à des textes imagés pour leurs « chansons descriptives ». Ainsi Les cris de Paris de Clément Janequin (ca 1485-1558), à écouter ici par l’ensemble Clément Janequin dirigé par Dominique Visse, rappellent-ils On parole de batre et de vanner / A Paris / FRESE NOUVELE. Certaines chansons poursuivent la parodie cléricale, comme le motet à quatre parties Or oiez les introites de taverne / Or oiez les introites de taverne / Exsurge quare obdormis / Or oiez les introites de la messe du méconnu Guiard, que l’on peut entendre ici par les mêmes chanteurs. Avec Hau, hau, hau, je boys, Claudin de Sermisy (ca 1490-1562), ici par les mêmes interprètes, nous rappelle — probablement bien involontairement — la fin de Fauvel. La chanson à boire et à manger se teintera même assez souvent de paillardise, témoin cette apologie du « vrai musicien » par Nicolle des Celliers de Hesdin (mort, semble-t-il prématurément, en 1538 et auteur de l’inénarrable Ramonez-moi ma cheminee, que l’on peut entendre ici chanté par l’ensemble Doulce Mémoire dirigé par Denis Raisin Dadre), que je laisserai à votre imagination le soin de traduire à votre convenance, en guise de conclusion :

Ung vrai musicien beuvoit
D’aultant aupres de sa doulcette
Laquelle en chantant luy disoit
Entonnez, ouvrez la bouchette,
Raincez tout dedans et dehors,
Serrez de pres, moullez les bors,
Hau le cul pour la mere goutte !
Vous n’avez garde de noyer.
Si ne pleut, dict elle, il desgoutte,
Vela bien branle le noyer !


Illustration principale : Allégorie de la gourmandise dans le Roman de Fauvel (Paris, BnF, fr. 146, f. 13v)

[1] Alfred Jeanroy, Arthur Långfors (éd.), Chansons satiriques et bachiques du XIIIe siècle, Paris, Champion, 1974.
[2] Les pastourelles racontent des histoires de bergères séduites par des chevaliers. Le canevas varie peu : un chevalier rencontre dans les bois — les champs, sur les chemins… — une bergère, toujours ravissante naturellement — blonde ou brune, peu importe, mais les canons de la beauté médiévale préconisaient le blond. Charmé, il l’entreprend et finit par la séduire — parfois en lui promettant des cadeaux ou, moins souvent, le mariage — dans le meilleur des cas, par la violer dans les autres.
[3] « puns » : « pommes ». Il s’agit de pommes fraîchement cueillies.
[4] On qualifie parfois cette poésie de « poésie goliardesque ».
[5] On les appelle aussi « vagantes », ou « clerici vagantes ».
[6] Il y est notamment question du vol des vases sacrés du Temple de Jérusalem par les Babyloniens.
[7] Les états d’âme d’après Guy de Tervarent (Attributs et symboles dans l’art profane, 1450-1600, dictionnaire d’un langage perdu, Genève, Droz, 1958) sont peints sous les traits de l’âne durant la Renaissance. On y trouve des « qualités » similaires, enrichies d’autres qui ne trouvaient pas leur place dans le Roman de Fauvel : découragement spirituel du moine, dépression morale, paresse, délectation morose, stupidité, incompétence, entêtement et obéissance bête.
[8] Qui a même traversé la Manche : en anglais, « to curry Favel » (étriller Fauvel) est devenu « to curry favor » (s’attirer les faveurs de quelqu’un).