Cheffe de cuisine : le coût de la transgression

 In Chroniques

 

Les mêmes tâches peuvent être nobles et difficiles, quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes ; comme le rappelle la différence qui sépare le cuisinier de la cuisinière, le couturier de la couturière, il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent par là ennoblies et transfigurées…
Pierre Bourdieu, La domination masculine (1998, p. 86).

La mère Maury à Romans-sur-Isère, en 1904.

Dans la sphère domestique, l’activité culinaire est associée aux femmes depuis le néolithique où elles auraient contribué, en particulier, à l’amélioration de la préparation des aliments (Goody 1982). Aujourd’hui encore, où l’image de la femme émancipée qui travaille à l’extérieur du foyer s’est substituée à l’image traditionnelle de la mère nourricière ou de la bonne ménagère, la cuisine familiale quotidienne reste souvent à sa charge[1].

La cuisine professionnelle, en revanche, est une histoire d’hommes et le fait qu’il s’agisse à l’origine d’hommes d’armes[2] en a fait un réel bastion masculin. Encore aujourd’hui le « chef » règne sur sa « brigade »[3] et fait face aux « coups de feu ». S’y ajoute en France une dimension « avec la création au XIXe siècle d’une cuisine dite « gastronomique » qui a ennobli cette activité désignée dès lors comme « culinaire ».

Ce métier d’homme, dont il est souvent question dans tous les médias à travers les grands chefs étoilés, s’entrouvre à présent aux cheffes, qui bénéficient à leur tour d’une certaine « starisation » (Pudlowski 2005). Les femmes sont néanmoins ainsi assez rares à ce poste. En 2006, on relève encore 94 % d’hommes parmi les chefs de cuisine pour seulement 6 % de femmes[4].

En 2008, nous avons mené une recherche sur l’histoire de la cuisine et une enquête qualitative[5] par entretiens semi-directifs auprès de dix professionnels de la restauration gastronomique[6], complétée par des entretiens avec une dizaine d’acteurs du secteur et des institutionnels — pour comprendre comment certaines femmes ont réussi à traverser le plafond de verre.

Après un bref rappel historique, nous tenterons d’identifier tout d’abord les nombreux obstacles rencontrés par les femmes qui veulent exercer ce métier « traditionnellement » masculin, notamment l’entrée dans les filières professionnelles. Ensuite, nous nous attacherons à montrer les arrangements et les contorsions identitaires effectués par les femmes pour exercer ce métier de cheffe.

« Faire la cuisine » : une tâche de femme, un métier d’homme

Lorsqu’une femme veut accéder au métier de cheffe de cuisine, elle est confrontée à une situation paradoxale : « faire la cuisine », savoir-faire considéré comme « naturellement » féminin dans la sphère domestique, s’avère être un métier éminemment masculin. La cuisine semble être très tôt l’apanage des femmes, l’anthropologie et l’ethnologie en fournissent de nombreux témoignages :

Les techniques de préparation de la nourriture sont complexes, même dans les sociétés agricoles les moins évoluées, et relèvent pour une large part de la compétence des femmes. Ce sont les femmes qui possèdent le savoir-faire, résume l’anthropologue Jack Goody (1982).

Et pourtant, le métier de cuisinier en Europe s’est constitué en dehors des femmes et de leur savoir-faire.

Il est probable que depuis toujours ce sont des hommes qui ont cuisiné dans les armées [et] les fonctions qu’ils remplirent dans les cuisines de la cour ne furent d’abord qu’un élargissement de ce rôle, affirme le sociologue Stephen Mennell (1987).

À l’origine, la grande cuisine française est bien une cuisine de cour commandée par des hommes. Taillevent, considéré par les historiens comme le premier « chef » français, était premier écuyer de cuisine du roi Charles VI. La « grande cuisine » sera jusqu’à la Révolution française la cuisine des « grands ». Toutefois, à côté de la noblesse, la bourgeoisie montante emploie très tôt des femmes pour faire la cuisine, à cette nuance près que « seuls les bourgeois les moins riches auraient confié la responsabilité de leur cuisine à une femme », précise Stephen Mennell (id.).

Au cours du XIXe siècle, les restaurants se multiplient et la cuisine gastronomique apparaît. La rivalité entre cuisiniers et cuisinières s’exacerbe, les premiers craignant une dévalorisation de leur métier et une baisse de leur salaire. La corporation des cuisiniers dénigre assez violemment leurs rivales. La prose de Philéas Gilbert, cuisinier et critique gastronomique, qui ira jusqu’à traiter les cuisinières de « scorie de la profession », en témoigne :

Certains ont dit que la cuisine était l’apanage de la femme. Je l’accorde dans une certaine mesure, car comme il y a fagot et fagot, il y a cuisine et cuisine, et nous ne sommes pas à contester aux ménagères le pot-au-feu et le ragoût de mouton traditionnels. Que la majeure partie des cuisinières s’en tienne là et ne prétende pas s’immiscer dans nos travaux, d’abord trop fatigants pour leur complexion de femmes, ensuite beaucoup trop étendus pour leurs faibles connaissances, et dont elles ne peuvent rendre, quoi qu’elles fassent, qu’une très imparfaite, je dirais même une très mauvaise imitation [7].

L’objectif étant de tracer une ligne de démarcation nette entre la noble cuisine gastronomique et la vile cuisine domestique, la stratégie est claire : renvoyer les cuisinières à leurs fourneaux en mettant en avant leur « faiblesse » physique et surtout leurs « faibles connaissances ». Historiquement, cette stratégie professionnelle d’exclusion des femmes s’inscrit dans un contexte d’organisation d’une profession qui avait, en outre, un grand besoin de reconnaissance : à cette époque-là, les cuisiniers sont souvent des gens de basse extraction, formés sur le tas, et qui exercent dans des conditions très dures une activité féminine (Drouard 2004).

Évidemment, il y avait des intérêts divergents dans cette profession en gestation où se côtoyaient domestiques et employés, cuisiniers anonymes et célèbres, petits et grands chefs. On serait tenté d’affirmer que leur seul point d’accord était le refus de céder une place aux femmes dans le métier. En 1893 à Paris, au cours d’un congrès de la Chambre syndicale ouvrière, les cuisiniers se déclarent opposés à l’admission des femmes comme apprenties dans les grandes cuisines. Néanmoins, et la chose est d’importance, ils approuvent le principe de l’enseignement ménager.

Ce dernier sera rapidement intégré dans le système d’enseignement primaire public. L’État aussi, souligne Alain Drouard, « était en effet intéressé à une discipline qui pouvait contribuer à la défense de l’ordre social ». Le souhait de promouvoir l’enseignement ménager est au cœur de la stratégie sociale de maintien des femmes dans la sphère domestique. Cette politique a permis de les assigner à résidence en quelque sorte : elles allaient apprendre à devenir de bonnes ménagères et à faire bon ménage avec les hommes.

L’enseignement ménager — hygiène, coupe, couture, repassage, cuisine — est pour ainsi dire l’adjuvant le plus puissant de la morale théorique : c’est comme une morale en action surtout pour les classes peu favorisées de la fortune. Bien instruites à ces différents points de vue, les jeunes filles se préparent plus efficacement à leurs devoirs de gardienne du foyer. Elles feront des familles fortes et c’est de la famille, cellule sociale, que dépend le progrès normal de la société, elles contribueront à la paix, au bonheur de l’humanité même [8].

La Grande Guerre va bouleverser l’ordre ancien des cuisines : au-delà de la quasi-disparition de la haute cuisine, ce sont les pratiques culinaires et les usages de la table, les menus, les relations entre les acteurs de la cuisine qui changent. Après la guerre, la corporation bénéficie de l’essor du tourisme (le Guide Michelin voit le jour en 1900 et prend son essor dans les années 1920) et des associations gastronomiques.

C’est dans ce contexte qu’après avoir été des cuisinières de maisons bourgeoises, apparurent les « mères lyonnaises », qui étaient devenues propriétaires en achetant, à force d’économies, auberges ou modestes cafés. C’est le début de la gloire et lorsqu’en 1933, le Guide Michelin attribue pour la première fois ses fameuses étoiles, ce sont deux femmes, la « Mère Brazier » et la « Mère Bourgeois » [9], qui reçoivent cette distinction. D’autres cuisinières se sont fait connaître sans atteindre la reconnaissance suprême :

Dans les gargotes, les auberges, les bouchons lyonnais, dans le sillage des « mères » persiste une cuisine de femmes (sœurs Tatin, Mère Poulard…) dont le chroniqueur du Monde des années 1960, La Reynière, vantait le mérite… (Perrot 2007, p. 13).

Néanmoins, il aura fallu attendre les années 1980 pour voir des filles accéder au CAP de cuisine. Si elles sont à présent plus nombreuses dans les écoles hôtelières et si la voie de la formation leur est plus favorable, il n’empêche qu’elles ne représentaient que 12 % des inscrits au CAP de cuisine en 2004. Il est vrai que les professeurs de cuisine sont en majorité des hommes et qu’« ils reproduisent les schémas classiques d’autorité, d’humiliation sous prétexte de préparer les élèves à leurs futures conditions de travail »[10].

Inscrits de 2004 dans la filière cuisine

CAP BEP BAC pro BTS
Filles 11,94 % 50,16 % 36,56 % 64,15 %
Garçons 88,06 % 49,84 % 63,44 % 35,85 %

Source : Statistiques INSEE, Repères et références statistiques (2005).

Les filles, toujours en minorité dans la filière CAP de cuisine, sont beaucoup plus nombreuses dans les filières BEP, Bac pro et BTS qui les spécialisent et les orientent plutôt vers les métiers de la salle, les arts de la table, le marketing ou la gestion-management[11]. En outre, celles qui poursuivent la formation de cuisinier se voient souvent proposer une option « plus féminine » : la pâtisserie. Autant dire que le parcours professionnel d’une cheffe de cuisine est un chemin semé d’obstacles.

Conditions de travail des cheffes de cuisine

Le métier de restaurateur ou restauratrice, activité professionnelle associant fréquemment le couple mari-femme, se transmet d’une génération à l’autre comme d’autres professions associées à un bien foncier (agriculteur, commerçant). Transmission et succession vont de pair et le fils ou la fille reprend l’affaire parentale. Dans d’autres cas, il ou elle ouvre son propre restaurant. Quatre cheffes sur les six interviewées sont filles de restaurateurs, et deux d’entre elles prolongent une « dynastie ». Les deux dernières n’ont eu que la cuisine familiale pour modèle. Toutes, parce qu’elles étaient des femmes, se sont heurtées à des obstacles à différents stades de leur parcours. Le premier est fréquemment invoqué à propos des métiers masculins « trop durs » pour de « faibles femmes ».

La pénibilité du travail

Les conditions de travail du cuisinier ont longtemps été très rudes. Au XIXe siècle, les cuisines étaient insalubres et l’activité avait des effets nocifs sur la santé : les maladies professionnelles étaient nombreuses et l’alcoolisme fréquent. Ces conditions se sont améliorées depuis : apparition de normes d’hygiène, innovations technologiques, réglementation du temps de travail (jour de repos hebdomadaire obligatoire et prise en compte des heures supplémentaires pour les cuisiniers ayant un statut de salarié).

Aujourd’hui, l’argument du travail dur physiquement ne peut plus constituer l’élément discriminatoire par excellence. Les chefs (hommes et femmes) sont unanimes : la pénibilité physique en cuisine n’est plus ce qu’elle était. Il faut tenir compte des avancées technologiques :

Il existe à présent une panoplie d’outils, de nouveaux matériaux qui permettent une certaine aisance à travailler (Olive).
Le matériel est plus léger, l’ergonomie pensée différemment (Émile).

Le port des charges ne réclame plus une force herculéenne :

Aujourd’hui, si nous avons trente litres de bouillon à porter, on peut le faire à deux. Les hommes veulent porter seuls, mais ils ont des problèmes de dos à jouer leur fier (Clémentine).

Une cheffe peut aussi y voir comme un défi :

C’est effectivement très physique : comme un sportif, il faut vraiment avoir une hygiène de vie, mais c’est ça qui me plaît (Charlotte).

Le travail en cuisine reste cependant physique avec toutes les contraintes que cela suppose : positions debout prolongées, piétinements, déplacements rapides du corps, port de charges. Il demande une résistance physique à la fatigue, aux changements de température, aux odeurs et aux dégagements de fumée. Mais, ce n’est certainement plus un obstacle infranchissable pour le « sexe faible » :

En fait c’est un réel faux problème, ça ne doit pas empêcher les femmes d’entrer en cuisine, même s’il y a toujours le côté physique (Olive).

La référence au corps et à la force physique, qui a toujours été une caractéristique de ce métier, n’apparaît donc plus comme déterminante. Une évolution partagée avec d’autres professions où « cette différence des corps sexués comme fondement d’une conception différentialiste du métier semble s’estomper » (Guichard-Claudic et al. 2008).

On peut voir là « un progrès incontestable car c’est sur le corps que l’on fonde l’idée de compétences propres à chaque sexe » (id.).

La répartition sexuée des tâches

La cuisine est associée à deux sortes de danger : le tranchant et le coupant de certains ustensiles, d’une part, le brûlant, d’autre part. Concernant les ustensiles à lame, ils renvoient au « meurtre alimentaire ». Le cuisinier vient de loin, les armes à la main. À l’origine, dagues et poignards sont aussi des ustensiles de table. Le découpage des viandes, confié à un « écuyer tranchant » est longtemps resté au même titre que l’escrime une composante de l’éducation du gentilhomme. L’anthropologue Paola Tabet (1998) affirme que le pouvoir des hommes sur les femmes est précisément assuré par le monopole des armes-outils. Si tel est le cas, rien d’étonnant alors à ce que les femmes aient été tenues à l’écart de la grande cuisine, activité étroitement associée à l’usage des armes.

Le brûlant renvoie à la chaleur produite par le feu, un élément fortement symbolique s’il en est, qui est au cœur des opérations culinaires. L’apprentissage en cuisine commence par les plats froids et se poursuit par les plats chauds. On peut voir là une progression pédagogique allant du simple au complexe. Mais la distinction est bien plus significative. Le feu trace une ligne de démarcation entre « le cru et le cuit » :

La cuisson accomplit la transformation culturelle du cru (Lévi-Strauss 1964).

D’un côté, le cru, la nature, de l’autre, le cuit, la culture. Dichotomie qui renverrait à une division femme/homme. À l’intérieur même du métier de cuisinier, nous retrouvons entre le « chaud » et le « froid » une division sexuée qui concerne plus précisément le poste de « chef de partie » dans l’organisation de la cuisine aujourd’hui. Le poste de chef de partie « rôtisseur » est plutôt occupé par les hommes alors que celui de chef de partie « pâtissier » est davantage féminisé.

Le sens du commandement

Les femmes avouent plus facilement avoir eu des problèmes d’autorité lors de leur entrée en cuisine. Les hommes n’en parlent jamais, ce qui ne signifie pas qu’ils n’en ont pas. La posture est cependant plus facile quand on considère l’organisation stricte et rigoureuse de type militaire comme la seule possible :

Le côté brigade, oui c’est comme ça que ça fonctionne et ça ne peut guère fonctionner autrement (Émile).

On peut auréoler l’autorité en parlant d’équipage plutôt que de brigade :

Je compare la cuisine à un espace bateau : deux grandes manœuvres par jour, chacun à son poste, beaucoup de concentration (Lucas).

Le changement d’image signifie-t-il que l’autorité s’exerce autrement ? Le capitaine reste le seul maître à bord. Le chef peut aussi faire appel à des valeurs « humanistes » :

Il doit y avoir un esprit de fraternité au sein de l’équipe (Robert).

Au-delà du déclaratif, on peut sentir cependant une main de fer dans un gant de velours. Le temps du chef tyrannique serait-il révolu ?

On est à une époque où on parle beaucoup plus et on est plus proches les uns des autres. […] On fait beaucoup plus confiance, on donne de véritables responsabilités, souligne un chef trois étoiles.

Une des cheffes interviewées, qui aspirait à faire une carrière militaire au départ, donc a priori « bien armée » pour asseoir son autorité, a dû chercher une bonne posture comme « seconde » de cuisine :

J’ai joué l’indifférence et le sourire jusqu’à imposer la reconnaissance. Au bout de deux ans, une fois, j’ai tapé sur la table car j’étais parfois trop douce et il faut garder sa personnalité (Clémentine).

Bien qu’appartenant à une dynastie de cuisiniers, une autre cheffe a été confrontée à un problème d’autorité, lorsqu’elle a pris la succession de son père. Diplômée de HEC (Hautes études commerciales), elle a dû apprendre le métier « sur le tas » en acceptant les tâches simples de début de carrière (trier la salade, faire des caillettes…). La « reprise du flambeau », tenu jusqu’alors par une lignée d’hommes, ne s’est pas faite sans mal. Parvenue au poste de cheffe, elle a vu son autorité contestée au début :

« Toi, tu n’as rien à me dire, je t’ai connue en couche-culotte », il y a eu beaucoup d’affronts.

Elle y est arrivée en renouvelant l’équipe et grâce à son esprit combatif :

Plus on m’en faisait, plus j’avais l’intention de me battre. Et, comme tout métier qui s’acquiert, j’ai eu des moments de doute intense, de remise en question, et puis petit à petit on maîtrise les choses.

Y compris le sens du commandement.

Les premières femmes cheffes, en l’occurrence les « mères lyonnaises », étaient réputées pour leur « fichu caractère » (Rambourg 2005). À l’époque, elles semblent avoir dû endosser les attributs masculins pour être reconnues comme… « mères » et non comme cheffes. Le choix de certains mots est lourd de sens. On peut noter une avancée sur ce point aujourd’hui : lorsqu’elles parviennent au poste de cheffe, les femmes innovent souvent des postures de commandement qui leur évitent certaines contorsions identitaires. Certaines cheffes expriment même la nécessité d’adopter des façons différentes de diriger :

Ce n’est pas forcément quand on crie qu’on se fait entendre, affirme Prune.
Il y a un moment angoissant au début du service où les choses doivent se faire rapidement ; ça met de la tension, mais bon, de là à gueuler et à envoyer les casseroles en l’air… Moi, je m’y suis prise différemment, explique Charlotte.

Il semble que les relations de travail puissent évoluer en cuisine et des méthodes nouvelles de management apparaître avec l’arrivée des femmes.

La créativité culinaire

L’élévation de la cuisine au rang d’un art a toujours été l’objectif de la grande cuisine. À présent que quelques femmes accèdent à des postes de cheffes, leur accorde-t-on la capacité de créer en cuisine ? Certes :

Intellectuellement, il est désormais admis que la supériorité innée des hommes sur les femmes n’est pas défendable (Cadalen 2008).

Néanmoins, du côté masculin, les résistances à propos des capacités créatives des femmes s’expriment de plusieurs manières.

Ce qui nous différencie des femmes, c’est que nous, les mecs, on est terriblement égoïstes et qu’il faut l’être pour qu’il y ait création, affirme Lucas.

Un autre chef souligne la capacité des hommes à innover et même à « transgresser » les règles de l’art culinaire, qu’il oppose à la capacité des femmes à produire de la qualité de manière régulière :

Par créateur, j’entends enfoncer les portes, aller dans la provocation, les types ont des délires, des formes d’avant-gardisme, et je parle là de l’art culinaire.

Les femmes sont ainsi renvoyées à l’aspect répétitif de la cuisine domestique opposé aux « délires » de la cuisine artistique.

Un point de vue que ne partage pas un formateur de futur·e·s cuisiniers et cuisinières professionnel·le·s :

Les filles font mieux les travaux fins et répétitifs mais elles sont aussi créatives que les garçons (professeur de cuisine dans un lycée professionnel).

Autrement dit, l’un n’empêche pas l’autre.

Chez les cheffes, le discours est plus modeste et moins assuré :

Le côté artiste [de la cuisine] , c’est le côté poète de la chose, du produit, le raffinement et je ne suis pas persuadée que ce soit particulièrement masculin (Charlotte).
Oui, c’est vrai que c’est toujours plus intéressant quand on en fait un art, plutôt que d’en faire une routine, une corvée, c’est plus enrichissant (Amandine).

Quand elles évoquent l’art de cuisiner, c’est en tant que recherche, tâtonnement, en mettant l’accent sur sa face cachée :

L’art avec des ratés (Amandine).
Le principe même de la création en cuisine, c’est l’irrégularité, les choses imparfaites (Jujube).

Ou bien elles mettent en avant une dimension affective :

À partir du moment où il y a de l’émotion […], c’est un peu plus artistique (Olive).

La question de la créativité montre des divergences dans les discours des hommes et des femmes. Une cheffe en donne l’explication suivante :

L’homme est dans l’apparat, il est dans cette réalisation de devenir un héros, et justement cette poussée vers l’art pour asseoir son pouvoir, quand il y arrive, est une pulsion intéressante (Jujube).

L’environnement machiste

Les femmes sont entrées tardivement dans ce secteur professionnel :

À l’époque dans ces sections de cuisine, je n’ai souvenir d’aucune fille. Elles sont arrivées plus tard, en minorité, dans les années 1985-1990. L’ambiance était très macho évidemment (Émile).

Les femmes sont alors perçues comme des rivales :

Quand on arrive dans une brigade d’hommes un peu machos, lorsqu’on est la seule femme et qu’on a toute la brigade contre soi, il faut vraiment aimer le métier pour rester. Il y a aussi énormément de blagues machistes (Clémentine).

Et aussi des actes de malveillance :

On me met de l’eau dans la sauce ou on augmente le feu discrètement…! (Clémentine).

Dans ce métier très physique, l’accès au corps des femmes est une monnaie d’échange possible. Marylyn Baldeck[12] (Association européenne contre les violences faites aux femmes) souligne le nombre important de procès en cours dans ce secteur professionnel. Elle met en relief un élément propre aux métiers où l’on change de vêtements pour travailler :

Il y a des vestiaires, des douches et ce sont des lieux très propices à une ambiance sexuellement chargée.

Les hommes, ajoute-t-elle, justifient leurs attitudes par les contraintes, le stress lié à ce type de travail :

Ce sont des taquineries pour se détendre car on est toujours sous pression, déclarent-ils.

Et ça peut aller de la parole — « raconter des blagues de cul » — aux actes — « se tripoter, ça fait du bien ».

Il semblerait qu’en cuisine, tout est prétexte à centrer le travail sur des éléments sexuels et les femmes, poursuit Marylyn Baldeck, « organisent leur travail pour éviter de se retrouver face à des situations qui prêteraient le flanc à des remarques ou des agressions sexistes comme l’éminçage du concombre dans un coin isolé ». Les cheffes de cuisine témoignent ainsi de cet environnement :

Quand j’ai fait des stages dans les auberges, je m’en suis bien rendu compte, pourtant j’avais 30 ans. Le mec affichait un personnage fort en gueule, archi-macho. Le commis se prenait des casseroles dans la gueule, des trucs très très violents… (Charlotte).

À cet égard, l’arrivée des femmes en cuisine est ressentie comme ayant des effets positifs, notamment sur le comportement des hommes. Pour un chef de cuisine :

Ça amène une sérénité certaine, c’est-à-dire que les types sont moins « cons », en principe, ou au moins se font vite remettre en place et de deux choses l’une, ou ils bottent en touche ou ils se sauvent carrément, de toute façon, ça calme les esprits (Émile).

Du côté des cheffes de cuisine on dira :

Je trouve qu’au niveau de l’entente entre les uns et les autres, ça apporte une fraîcheur qu’il y ait plus de femmes. Une douceur aussi quelque part et moi je trouve que c’est nécessaire. Les hommes entre eux sont… différents (Olive).

Le rôle des réseaux

L’importance des réseaux dans les parcours professionnels n’est plus à démontrer. Dans le monde de la cuisine, ils sont très présents et peuvent jouer un rôle déterminant dans la carrière d’un cuisinier. À la sortie de la formation, c’est un véritable parcours du combattant qui commence :

Le gros problème qu’on a après les examens, c’est qu’ils sont tout seuls, ils sont lâchés dans la nature, ils sont sur le grand plongeoir et en dessous il y a la piscine (professeur de cuisine dans un lycée professionnel).

D’où l’importance du carnet d’adresse :

Il faut être porté ensuite par un réseau (id.).

Un premier réseau non professionnel, celui de la franc-maçonnerie, est cité à plusieurs reprises par les professionnels que nous avons interviewés. Ils en parlent plus ou moins librement :

Il y a encore un grand truc dans la profession, c’est la franc-maçonnerie. Ils sont liés les uns aux autres et ça va assez loin dans les concours, les femmes on n’en voit pas souvent… Ils sont dans presque toutes les associations, ils font partie des jurys, ils font partie de l’organisation (chef des cuisines d’un lycée hôtelier).

Les associations professionnelles ou paraprofessionnelles sont légion — au moins une soixantaine — souvent à géométrie et à durée variables ; les plus anciennes et les plus notables regroupent uniquement des hommes. En pleine décennie féministe, en 1975, Annie Desvignes, restauratrice de la Tour du Roy à Vervins, a fondé l’Association des restauratrices cuisinières (ARC) afin de lutter pour que les femmes cheffes accèdent, elles aussi, à la reconnaissance de leurs pairs. Ce combat s’est concrétisé en particulier dans la revendication de rejoindre l’Association des maîtres cuisiniers de France dont le règlement a interdit l’accès aux femmes jusqu’en 1997, date à laquelle Lydia Egloff et Nicole Fagegaltier ont pu s’asseoir à la même table que les Maîtres[13]. En 2001, le club s’est encore illustré en rejetant la candidature d’Anne-Sophie Pic qui obtiendra trois étoiles en 2007. Il existe depuis nombre d’associations de restauratrices, notamment en province, regroupements plus ou moins larges, à l’espérance de vie plus ou moins longue. Citons comme un symbole les Nouvelles mères cuisinières, association créée en 2001 par Hélène Darroze et Anne-Sophie Pic en hommage aux anciennes « mères lyonnaises ». Une autre cheffe est à l’initiative d’un réseau de femmes-entrepreneurs et souligne l’importance de cette démarche :

La création d’entreprises, c’est le fait de donner aux femmes la possibilité de devenir des sujets plutôt que des assistées […] et je trouve que c’est vital pour les femmes car elles ne sont pas habituées à être dans un réseau (Jujube).

C’est ainsi au sein de leurs propres réseaux féminins que se constitue une entraide entre femmes dans ce secteur professionnel.

Arrangements et contorsions identitaires

Les femmes devenues cheffes de cuisine ont su conquérir à leur manière le pouvoir inhérent à ce poste. Peut-on pour autant parler à ce sujet d’une transgression du genre dans un métier fortement sexué ? On peut formuler « l’hypothèse qu’en transgressant les orientations genrées en termes de métiers et/ou de positions professionnelles et personnelles, femmes et hommes bousculent les définitions traditionnelles des catégories sexuées et créent un contexte favorable à un déplacement des frontières, à des redéfinitions, voire à une certaine mobilité de genre » (Guichard-Claudic et al. 2008). Notre recherche à propos de la position des cheffes de cuisine nous conduit à parler d’un phénomène troublant les frontières de genre sans pour autant changer les rapports sociaux de sexe.

L’héritage identitaire

L’identité et l’histoire des cheffes interviewées sont souvent construites en référence au père, éventuellement au mari ou au compagnon partenaire.

Disposant d’un « héritage » paternel ou masculin et déjà initiées, l’intégration semble alors a priori plus facile que pour celles qui doivent faire l’apprentissage non seulement d’un métier, mais aussi d’une culture et s’insérer dans un collectif qui leur est en partie étranger (Pfefferkorn 2008).

Inversement, il a déjà été souligné combien les grands chefs héritaient souvent d’une figure féminine :

Michel Bras […], Alain Passard ou Olivier Roellinger sont, parmi d’autres, autant de casseroleurs dont la mère (ou la grand-mère) occupe une place centrale [dans leur cuisine] (Renard 2007, p. 26).

Que penser alors du paradoxe identitaire de la cuisine ? Nous sommes en présence d’une activité dont la transmission s’effectuerait à partir d’un modèle souvent féminin, et dont l’apprentissage, passant par l’insertion dans l’univers de la cuisine professionnelle, exige de s’adapter à des normes masculines.

La femme qui franchit la ligne de partage entre le domestique et le professionnel en souhaitant devenir cheffe de cuisine doit souvent affronter des comportements qui peuvent être qualifiés de machistes. Elle doit également se faire accepter. Être femme dans un métier d’hommes, c’est d’abord apprendre à se faire respecter, à mettre des barrières et à s’isoler parfois. Il faut trouver la juste mesure entre une certaine ouverture d’esprit, jusqu’à tolérer un langage souvent grivois, et la bonne distance pour ne pas se laisser enfermer dans une image de femme-objet. Certaines contorsions identitaires semblent nécessaires. Deux cheffes interviewées, qui ont repris la succession du restaurant à la suite du décès du père, ressentent le besoin d’affirmer leur « féminité » :

Je suis cuisinière et je suis une maman, affirme Olive.

Amandine, quant à elle, décrit son espace cuisine comme un prolongement de la sphère privée, une sorte de cocon familier :

C’est la cuisine que j’ai choisie car je suis un peu timide et je suis bien dans ma cuisine, dans mon milieu avec les personnes qui m’entourent et avec qui je partage plus d’émotions.

Toutes les cheffes évoquent spontanément leur rôle de mère à un moment donné de l’interview, contrairement aux hommes qui ne parlent jamais de leur rôle parental, à moins d’y être invités. L’interpellation d’un chef interviewé pourrait néanmoins être l’illustration d’une contorsion identitaire masculine :

Vous voulez que je vous définisse mon côté femme ? (Lucas).

Et il ajoute :

Je prends presque le rôle d’une maîtresse de maison.

Le fait est qu’il cuisine et accueille ses clients dans la maison de son enfance.

Le coût de la transgression

Dans le secteur de la restauration traditionnelle[14], une grande flexibilité de l’emploi du temps est exigée : l’amplitude journalière est importante, le week-end et les jours fériés sont travaillés, le planning est variable, autant d’astreintes qui rythment vie privée et vie professionnelle. Ces rythmes atypiques compliquent la construction d’une vie personnelle. L’impression d’être « décalé » isole de l’entourage familial et amical. Enfin, un inconvénient qui n’est pas des moindres : ces rythmes atypiques ne permettent pas l’accès aux services collectifs d’accueil des enfants, tels que les crèches.

Dans ce secteur, la difficulté à accorder le temps familial et le temps professionnel semble peser plus fortement sur les femmes que sur les hommes en raison du poids des tâches domestiques et de l’arrivée des enfants. Les femmes doivent mettre au point une stratégie de promotion pour avoir de meilleurs horaires et salaires avant de fonder une famille. L’image qui prévaut pour réussir est encore celui de la femme célibataire ou sans enfant, comme souvent pour les femmes cheffes d’entreprise.

L’externalisation des tâches ménagères est une autre possibilité largement utilisée :

Pendant le service il y avait un interphone quand les enfants étaient petits et en plus j’avais des nounous à domicile (Amandine).
J’ai eu un enfant et là j’ai eu des super nounous africaines géniales, donc tout s’est bien passé (Charlotte).

Le ballet des horaires décalés rend difficile la vie de couple et cela s’accentue avec la présence d’enfants. L’arrivée du premier enfant peut être reportée :

En fait, j’ai mis entre parenthèses pendant longtemps ma vie de maman et j’ai choisi délibérément de l’être tardivement, non pas parce que je n’en avais pas envie, mais parce que ce serait très compliqué ou parce que j’avais peut-être peur de ne pas pouvoir cumuler les deux (Olive).

Une autre solution consiste pour les femmes à abandonner le métier quand elles deviennent mère : elles sont alors confrontées à un choix de vie et leur priorité va souvent à leur rôle de mère. Avec l’arrivée d’un enfant, la division traditionnelle des rôles au sein du couple s’accentue. Les femmes assurent alors souvent l’essentiel de l’activité parentale et mettent en place diverses stratégies. Si certaines arrivent à passer l’obstacle du premier enfant, elles résistent plus mal à l’arrivée d’un second :

C’est le cas de la cheffe de partie que j’avais, qui a bénéficié d’aménagement d’horaires après son premier enfant, mais au deuxième enfant, elle ne pouvait plus (Olive).

Reste une option radicale : Lydia Egloff, cheffe de cuisine en Moselle, déclare à 46 ans avoir consenti à des sacrifices pour accéder à ce poste, notamment celui de ne pas avoir d’enfant[15]. Les cuisinières mères ont généralement recours à l’entraide plus ou moins aléatoire de l’entourage, le plus souvent familial, qui prend le relais en début ou en fin de journée, durant le week-end ou encore pendant les vacances scolaires.

Dans ce relais-là [j’ai] vingt-trois personnes et c’est tout de même énorme, reconnaît une cheffe privilégiée (Olive).

Mais la solution la plus souvent choisie parce que la plus commode consiste à habiter au-dessus du restaurant.

Enfin, certaines cuisinières recherchent des emplois dans la restauration collective ou dans les grandes chaînes afin de pouvoir bénéficier des 39 heures, de deux jours de repos hebdomadaires consécutifs, des week-ends libres ou des cinq semaines de congés payés. Ces emplois sont toutefois très souvent porteurs de déqualification et de temps partiel.

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Le paradoxe — d’un côté, une activité féminine, la cuisine domestique, de l’autre, une activité masculine, la cuisine professionnelle — apparaît comme l’illustration même de la plasticité des rôles attribués aux sexes. Une même activité sociale, l’activité culinaire, est prise en charge par les femmes dans la sphère domestique et par les hommes dans la sphère professionnelle. Logiquement, les femmes étaient avantagées par leur fonction nourricière et les compétences culinaires acquises et perfectionnées à travers le temps, et auraient pu en tirer bénéfice sur le marché du travail.

Nous avons pu constater qu’il en était tout autrement : avant de prétendre au poste de cheffe, des obstacles bien réels se présentent sur leur parcours, notamment en matière d’orientation scolaire, de formation professionnelle et de conditions de travail. D’autres obstacles sont davantage liés aux représentations du métier, à l’existence de réseaux professionnels à domination masculine. Les mentalités évoluent lentement, on le sait, et à travers cette lente évolution, notamment des possibilités d’accès des femmes à un métier masculin, il est difficile de faire la part entre les contraintes économiques et les conquêtes politiques. Aujourd’hui, les problèmes de recrutement dans le secteur de la restauration favorisent l’accès des femmes aux métiers de la cuisine mais celui de chef, poste de commandement, reste d’un accès difficile pour elles. Néanmoins, celles qui sont arrivées à ce poste sans le dévaloriser prouvent que les hommes n’ont pas le monopole du pouvoir.

Cheffes de cuisine interviewées

Amandine, 45 ans, BTS hôtellerie-restauration ; restauratrice et cheffe de cuisine en province ; mariée, trois enfants, parents restaurateurs. Elle a repris très jeune, après le décès de son père, l’auberge créée en 1926 par sa grand-mère et tenue ensuite par ses parents. Elle est en cuisine et son mari est responsable de la salle.

Charlotte, 58 ans, baccalauréat ; restauratrice et cheffe de cuisine à Paris ; veuve, un enfant, père aviculteur, mère restauratrice. Elle a commencé tôt à tenir un petit restaurant avec sa mère, dans le Marais à Paris. Elle a ensuite tenu son propre restaurant. Son mari, publicitaire, lui suggérait d’arrêter de travailler mais elle a continué, considérant son restaurant comme son « petit bijou ».

Clémentine, 31 ans, baccalauréat professionnel cuisine ; cheffe de cuisine à Paris ; célibataire, père ouvrier, mère femme de ménage. Adolescente, elle rêvait de faire carrière dans l’armée ; depuis 2005, elle est cheffe de cuisine d’un restaurant gastronomique parisien renommé. Originaire de la banlieue et d’un milieu modeste, elle a dû affronter le racisme et le sexisme.

Jujube, 56 ans, études supérieures en ethnologie ; restauratrice à Paris ; divorcée, trois enfants, parents marocains, père agriculteur, mère femme au foyer. Après ses études à l’École pratique des hautes études de Paris, elle travaille comme conseillère technique au cabinet d’Yvette Roudy. Elle ouvre, en 1984, à Paris, un restaurant de cuisine marocaine gastronomique, qu’elle dirige encore aujourd’hui.

Olive, 38 ans, HEC ; restauratrice et cheffe de cuisine étoilée en province ; mariée, un enfant, parents restaurateurs. Dans un premier temps, elle effectue des études de marketing à HEC et travaille pour des marques prestigieuses de produits de luxe. Après le décès de son père, elle prend la décision de se tourner vers la cuisine. Elle a obtenu trois étoiles en 2007.

Prune, 60 ans, études avec un précepteur ; restauratrice et cheffe de cuisine à Paris ; divorcée, deux enfants, parents restaurateurs. Elle est une pionnière de la « cuisine nouvelle » des années 1970, fêtée par la presse et les gourmets. Elle reconnaît que les valeurs de Mai 68 l’ont beaucoup influencée. Sa passion pour la cuisine est le fil conducteur de sa vie.

Chefs de cuisine interviewés

Robert, 62 ans, études secondaires ; restaurateur et chef de cuisine étoilé (3 étoiles en 1999) en province ; marié, deux enfants, parents restaurateurs. Un des grands noms de la cuisine française, c’est un homme très attaché à sa région. Il associe à son travail sa femme, sa mère et son fils qui s’apprête à reprendre le flambeau.

Émile, 57 ans, CAP comptabilité, CAP charcutier traiteur ; chef de cuisine à Paris ; marié, deux enfants, parents charcutiers traiteurs. Responsable, aujourd’hui, de la formation du personnel et de l’ouverture vers l’étranger d’une maison prestigieuse, il baigne dans le métier depuis l’enfance. Mais il a toujours le souci de maintenir l’équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie privée et affiche une conception égalitaire des relations dans le couple.

Pascal, 52 ans, apprentissage sur le tas dans plusieurs restaurants renommés ; restaurateur et chef de cuisine étoilé (3 étoiles en 1996) ; père musicien, mère couturière. Après un parcours classique qui lui a permis de travailler dans plusieurs grands restaurants, il a ouvert le sien. Depuis 2002, il développe une cuisine qui accorde un soin particulier aux légumes.

Lucas, 48 ans, école d’ingénieur chimiste ; restaurateur et chef de cuisine étoilé (3 étoiles en 2006) en province ; marié, deux enfants, père médecin, mère femme au foyer. Après des études scientifiques, un accident de la vie a changé son parcours professionnel. Il a créé un restaurant dans la maison de son enfance. Sa cuisine se caractérise par son travail avec les épices.

Références

Bourdieu Pierre (1998). La domination masculine. Paris, Seuil.

Cadalen Sophie (2008). Les femmes de pouvoir : des hommes comme les autres ? Paris, Seuil.

Drouard Alain (2004). Histoire des cuisiniers en France : XIXeXXe siècle, Paris, CNRS Éd. « CNRS Histoire ».

Goody Jack (1982). Cooking, Cuisine, and Class: A Study in Comparative Sociology. Cambridge & New York, Cambridge University Press.

Guichard-Claudic Yvonne, Kergoat Danièle, Vilbrod Alain (eds) (2008). L’inversion du genre : quand les métiers masculins se conjuguent au féminin… et réciproquement. Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Lévi-Strauss Claude (1964). Mythologiques. Tome 1. Le cru et le cuit. Paris, Plon.

Mennell Stephen (1987). Français et Anglais à table : du Moyen Âge à nos jours. Paris, Flammarion.

Perrot Michelle (2007). « La place des femmes à la cuisine ». Gusto, n° 3 « La table au féminin ».

Pfefferkorn Roland (2008). Introduction au chapitre « Quand l’avancée en mixité est le fait des femmes ». In Guichard-Claudic Yvonne, Kergoat Danièle, Vilbrod Alain (eds) (2008).

Pudlowski Gilles (2005). Elles sont chefs : les grandes dames de la cuisine contemporaine et leurs meilleures recettes. Paris, Flammarion.

Rambourg Patrick (2005). De la cuisine à la gastronomie : histoire de la table française. Paris, Louis Audibert.

Renard Jean-Claude (2007). « Les fruits de mère ». Gusto, n° 3 « La table au féminin ».

Tabet Paola (1998). La construction sociale de l’inégalité des sexes : des outils et des corps. Paris, L’Harmattan « Bibliothèque du féminisme ».


[1] « Études et résultats », n° 570, avril 2007, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES). Cette étude, réalisée à partir de l’enquête « Étude des relations familiales et intergénérationnelles » (ERFI), confirme cette inégalité persistante dans la prise en charge des tâches domestiques : les repas quotidiens sont encore préparés à 72 % par la mère.
[2] Les ustensiles tranchants étaient considérés comme des armes.
[3] Une « brigade » est l’ensemble du personnel travaillant à la cuisine sous l’autorité du chef.
[4] Statistiques de la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) « Métiers et qualifications. Portraits détaillés des métiers, hôtellerie, restauration, alimentation — Les familles professionnelles — données de cadrage 1982-2002 ». Études/Recherche (2005).
[5] Dans le cadre du mémoire « Chef-fe » de cuisine : paradoxe d’un métier et trouble du genre – De la cuisine familiale à la cuisine étoilée, DIU (diplôme interuniversitaire) « Égalité des chances entre les femmes et les hommes », 2008.
[6] Parmi les dix professionnels, six restauratrices reconnues dont une étoilée, et quatre hommes dont trois étoilés.
[7] Philéas Gilbert (1883). « Cuisiniers, cuisinières et journaux ». L’Art culinaire, cité par Alain Drouard (2004, p. 25).
[8] Extrait d’un Mémoire sur l’enseignement ménager présenté à l’Exposition internationale d’hygiène de Londres en 1884, cité par Alain Drouard (2004, p. 66).
[9] Notons le poids des mots utilisés pour désigner ces femmes cheffes : mère, sœur et parfois tante.
[10] Un conseiller principal d’éducation dans un lycée.
[11] Entretien du 25 avril 2008 avec le Synhorcat (Syndicat national des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs).
[12] Une responsable de l’association.
[13] Léa Delpont, « Des étoiles au firmament », publié le 17 avril 2003, mis à jour le 17 juillet 2006 : www.lexpress.fr.
[14] À distinguer de la restauration collective ou rapide.
[15] « Des étoiles au firmament » par Léa Delpont (cf. note 13).

Cet article a été initialement publié en 2010 par les Cahiers du Genre : https://cahiersdugenre.cnrs.fr/ (Bourelly, Martine. « Cheffe de cuisine : le coût de la transgression », Cahiers du Genre, vol. 48, no. 1, 2010, pp. 127-148). Remerciements à l’autrice ainsi qu’à Sophie Gudin.