Brigitte François-Sappey : Johannes Brahms. Chemins vers l’Absolu

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couverture de Brigitte François-Sappey – Johannes Brahms. Chemins vers l’AbsoluAvec Johannes Brahms. Chemins vers l’Absolu, Brigitte François-Sappey poursuit son exploration du romantisme musical allemand [1]. La majuscule est ici d’importance, comme le pluriel. La première renvoie à « l’inatteignable » (p. 381) qui relève d’une « métaphysique de l’art », ainsi que l’auteure l’explique dans le dernier chapitre, une manière de « forme poétique de monde » (p. 383) qui renvoie à Novalis (p. 384). Le second, allusion aux « Neue Bahnen », ces « nouveaux chemins » que prédisait Schumann au jeune Johannes [2], nous prévient d’emblée de la multiplicité des chemins brahmsiens, dont le sommaire évocateur, puis l’avant-propos et le chapitre liminaire nous avisent qu’ils seront complexes toujours, paradoxaux parfois, « intranquilles » [3] en tout cas.

Ils partent, en 1833, de Hambourg, ville de naissance du compositeur, pour aller avec lui – en passant par Weimar – à Düsseldorf à la rencontre de Schumann. Ils disent les premières compositions, sous l’égide du couple protecteur et aimé, puis le retour à la ville natale, les atermoiements, les hésitations du jeune compositeur. Ils conduisent à Vienne qui marque en 1862, une première étape de ce cheminement et où le compositeur finira par s’installer définitivement. À ces grandes routes s’ajoutent des chemins de traverses, au hasard des errances et des séjours estivaux, des festivals et des créations (Weimar, Leipzig, Cologne, Deitmold, Bonn, Baden-Baden, la Styrie, l’Italie).

Multiples sont les rencontres qui jalonneront ces chemins. On pense naturellement à celle du couple Schumann, Robert le compositeur visionnaire qui verra en Brahms l’homme du futur (et que Brahms craindra sans cesse de décevoir) et Clara sa femme tant aimée, dédicataire et créatrice des premières œuvres et à travers qui Brahms continuera d’aimer Robert par-delà la mort. D’autres seront d’importance, acteurs majeurs de la vie musicale allemande : Hans von Bülow, Paganini, Liszt, Wagner, Mendelssohn…

Compositeur « Janus » (p. 130), personnalité « transitionnelle » (p. 152), Brahms est, lui aussi, multiple, lecteur insatiable qui emprunte au romantisme thèmes et inspirations (jusqu’aux « doubles » à l’image de l’Eusebius et du Florestan schumanniens, qu’il délaissera toutefois après la mort de son aîné) et au classicisme structures et genres (privilégiant sonates, quatuors, concertos et symphonies, il ne sacrifiera pas au poème symphonique et délaissera volontairement les titres). L’homme doute : ses incertitudes, ses questionnements le marqueront, le retarderont parfois – dans son appréhension de la symphonie par exemple, « opéra des instruments » selon Hoffmann (p. 228), seulement abordée à quarante ans. Il quittera des postes, hésitera à en accepter d’autres (à Vienne, à Hambourg, à Cologne). Il retravaillera, transformera, voire détruira des œuvres.

Les chemins s’entrelacent, s’entrecroisent. L’Absolu brahmsien est construit sur le respect de ses prédécesseurs : Brahms vénère les anciens (Bach, Buxtehude, Scarlatti) et dirigera nombre d’éditions monumentales (Haendel, Mozart, Chopin, Schumann – commencée avec Clara mais qu’il finira seul –, Couperin). Son œuvre même en porte la marque. Il cite – la citation est ici un hommage rendu aux aînés – Schubert et Beethoven dans ses premières œuvres et dédie des motifs mélodiques aux figures aimées du couple Schumann (thèmes « de Clara » et motifs issus de compositions de Robert). Il emprunte certains des titres et caractéristiques de ses compositions à l’histoire (on pense par exemple aux Maguelonne Romanzen, inspirées d’un argument médiéval, véritable « opéra de lieder » [p. 103], le seul que composera Brahms d’ailleurs). Il recourt au contrepoint, comme à des techniques de jeu de clavier empruntées aux clavecinistes.

Les traits stylistiques, enfin, témoignent de cette même diversité. Les compositions abritent parfois l’ambivalence tonale ou modale ; les développements opèrent par transformations et variations successives ; l’ultrathématisme est de rigueur dans un univers où se rencontrent fréquemment polymétrie, polyrythmie et enchevêtrement de motifs – qui peuvent être, quant à eux, d’une grande simplicité (encore un apparent paradoxe de ce compositeur aux multiples visages).

Pour finir, les chemins sont aussi ceux de « l’après » : ceux des biographies (dès 1880), ceux des héritiers (Mahler, Strauss, Busoni, jusqu’à Schoenberg qui saura voir en lui « Brahms le progressiste » et Stravinsky). Partant de Brahms, ces voies seront celles de la réception du compositeur dans toute l’Europe.

Un catalogue-index des œuvres, un index des noms (les références bibliographiques figurent en notes infrapaginales) ainsi que quelques tableaux – parmi lesquels une chronologie des créations parisiennes – extraits de presse et fragments de lettres du compositeur complètent parfaitement ce cheminement.

Tout au long de cette lecture toujours passionnante on sent l’amour porté au compositeur par sa biographe, la tendresse sous-jacente à l’étude de l’homme et de sa musique, qui ne font que rendre l’un et l’autre plus accessibles pour le lecteur. On sent aussi la connaissance absolue de l’homme et de l’œuvre, qui transparaît à travers les constants va-et-vient entre les éléments biographiques et l’appréhension des œuvres. Le style précis mais toujours fluide de l’auteure prend le lecteur et sait l’intéresser sans réserve à un compositeur qui est avant tout un homme. Quelques exemples musicaux choisis étayent le propos analytique, jamais outrancier mais toujours très heureusement sous-jacent au discours. Le parallèle instauré par l’auteure entre les événements musicaux européens – notamment la fameuse « querelle des romantiques » à propos de la nouvelle musique, ou les créations contemporaines –, littéraires, historiques, permettent au lecteur de prendre aisément la mesure des relations entre compositeurs, interprètes, philosophes, poètes, acteurs de la vie musicale et intellectuelle de leur temps.

L’ouvrage, naturellement essentiel pour les musiciens et chercheurs, est à recommander vivement à tous ceux que la musique intéresse, de près ou de loin.

Références

Brigitte François-Sappey, Johannes Brahms. Chemins vers l’Absolu. Paris, Fayard, 2018, 407 p.


[1] Robert Schumann, Clara Schumann, Felix Mendelssohn ont cheminé à ses côtés ; il est impossible d’oublier La Musique dans l’Allemagne romantique, exceptionnelle somme convoquant non seulement la musique mais la philosophie, la littérature et les arts visuels, comme l’ouvrage, de taille plus modeste mais tout aussi nécessaire, sur l’après-Brahms (De Brahms à Mahler et Strauss. Le postromantisme allemand).
[2] Dans un article publié le 28 octobre dans la Neue Zeitschrift für Musik.
[3] Je paraphrase ici le titre de l’un des chapitres de la troisième partie de l’ouvrage : « L’accomplissement intranquille ».

pochette de l'album Feral Roots