Cinq heures du mat’
Un peu avant cinq heures du matin. Longer le boulevard de la Croix-Rousse et bifurquer dans Ozanam, juste en face de la mairie du quatrième. À moins que d’être monté par Allouche en coupant par l’un ou l’autre des escaliers qui séparent le Bon Pasteur du Plateau. Mais ce n’est pas logique. Il aurait fallu traîner du côté de l’« Atmo » pour ça.
Un peu avant cinq heures du matin, déjà le marché s’installe sur le boulevard. Flâner un peu en observant les mines de ceux qui se sont levés au milieu de la nuit pour venir ici vendre leur production laitière, maraîchère, carnée. Flâner en attendant cinq heures. Parce qu’on a faim, ce dimanche matin. Les mains qui déchargent les camionnettes sont silencieuses encore. Elles s’éveilleront plus tard au clairon des appels au chaland. Les gestes lents, mais précis. Vider les véhicules, empiler cagettes et caisses en plastique, monter les étals et les parasols. Ballet des ombres.
Il est cinq heures enfin. Attendre devant le 12 rue Ozanam, là où la rue devient pentue et dévoile la presqu’île, le cinquième arrondissement et la Saône en bas. Deux ou trois personnes attendent. De la lumière filtre du fond du café. Tu es en cuisine, encore. Ne pas s’impatienter même si on a faim. Tout arrive à temps à qui… La porte s’ouvre et tu es déjà repartie dans son antre, au fond de la première salle à gauche. S’installer sans attendre. Fumets lactés, odeur de vin blanc. Attiser l’appétit en humant fort.
L’endroit est imprégné d’histoires. Les souvenirs sages ou scabreux s’accumulent sur les murs, derrière le bar, un peu partout. La lumière est assez basse, soulage mes yeux fatigués. De l’espace entre les tables. Tout le monde parle à voix basse. Nous sommes cinq en tout. Tu sors enfin de ta cuisine et fais le tour des clients. C’est le mien. Si le petit chéri va bien ? Oui, absolument ! De quoi grignoter ? Oui, bien entendu. Un pot de mâcon pour faire glisser ? Affirmatif, j’ai la pépie. Aujourd’hui, c’est escalope de veau à la crème. Parfait. Quelques instants plus tard, à cause d’une rupture de stock en charcuterie, un grand saladier de rillettes trône devant moi, histoire de ne pas trop avoir la dalle avant de manger. Tu connais ton monde, Marie-Thé, ton microcosme. Chacun ses habitudes. Tu chouchoutes avec un air entendu et un brin rude. Faut pas se montrer trop tendre quand on tient un bouclard depuis des décennies. Mais tu as un cœur tendre Marie-Thé. Dans l’alcôve, à gauche, un habitué que je connais bien dort sur la banquette. Devant lui, un pot de côtes. Tu le couvres, Marie-Thé. Tu le couvres pour qu’il n’ait pas froid. Il doit en tenir une bonne, comme à son habitude. La dernière fois, je l’ai ramené chez lui sur mon dos. Bon. Ici au moins, en patronne-mère, tu veilles sur lui comme sur un petit poussin.
Je suis tout seul aujourd’hui. Les autres sont allés se coucher. Debout depuis treize. Dix heures de taf dans les pattes, ça fatigue son gone. Sans compter l’after après le turbin. C’est bien de venir seul. Regarder autour, écouter les chuchotements. Regarder trois jeunes se faire éjecter parce qu’ils t’agacent. La règle est simple : tu patientes, tu fais canard et tout ira bien. Sinon, rien à manger et direction le pavé.
Ah ! Ce mâcon descend tout seul, accéléré par les rillettes. On remet ça ? Oui, oui, sans aucun doute. Le bar se peuple lentement. Éboueurs, clochards, patrons de boîtes, barmen, vieux habitués. Quelques femmes, pas beaucoup, plus très jeunes. Les mondes se croisent, échangent parfois. Tout est huilé. La nuit rencontre le jour, le jour découvre la nuit. Les mondes sociaux cohabitent, s’observent.
Nous sommes en 1999. Tu as 66 ans, Marie-Thé Mora, tu règnes en maîtresse sur ton antre. Tu es plantureuse, tu es généreuse, gouailleuse à l’occasion. On sent le poids des ans. Chaque jour, se lever dès potron-minet, passer en cuisine, deviser au comptoir, faire le service, ça use le corps.
Succulente, cette escalope. Crème délicieusement relevée par le vin blanc. C’est à chaque fois différent. Tu cuisines avec simplicité, recycles aussi les plats de la veille. Des salades de patates, des salades de pot-au-feu, viande froide. Ici, on mange ce qu’il y a. Et ces caillettes, fantastiques !
Pas de chichi, des prix à l’humeur. Parfois, tu nous fais nager dans le bonheur avec des ris de veau, des escalopes aux morilles, des poêlées de girolles. Allez, un pot de mâcon supplémentaire. Pas de dessert. J’aime être assis à cette table de deux, tout seul. Je ne le suis pas, d’ailleurs. Parfois, les regards se croisent, entendus. Une compréhension plus qu’une sympathie. Le contentement est palpable. Le besoin d’être au chaud quelques instants, le désir de boire un verre pour ne pas être seul chez soi, le plaisir de manger solidement avant d’aller rejoindre une nuit de sommeil. Chacun trouve ici de quoi se contenter. Boire, manger, parler, rire, dormir, comme mon ami qui dort au fond. On vient comme on est, pas besoin d’une enseigne avec une parodie de Guignol aux cheveux rouges. Ici, ce n’est pas le marketing qui attire, c’est toi et ce que tu apportes aux autres. Peut-être faut-il pour tenir ainsi avoir pris des torgnoles, avoir vécu à la dure. Peut-être faut-il aussi encaisser les coups durs, les revers, lutter contre l’usure du temps, la fatigue, les genoux douloureux. Marie-Thé, tu dois aussi patiemment avoir noté des ardoises longues comme un jour sans pain. Moi, je n’avais pas grand-chose, mais j’ai toujours payé sans discuter.
Vers sept heures du matin, je sors enfin. Je descends le boulevard en faisant mon marché. Peut-être m’arrêterai-je boire un dernier blanc derrière les étals. Sinon, je descendrai par La Grande-Côte ou par « Saint-Séb », franchirai le pont Morand pour enfin atterrir chez moi, rue Vibert. Direction mon lit.
D’autres fois, c’était en bande joyeuse que je venais, mais c’est une autre histoire. Et puis, en 2002, parti loin de Lyon, j’ai appris ton décès. Marie-Thé, pas même soixante-dix ans. C’est jeune pour mourir dira-t-on. Moi, je dirai que tu as eu une vie riche de celle des autres. Tu as œuvré des décennies en t’occupant des autres comme tu as pu, en tout cas mieux qu’eux, c’est certain. Et tu as ri, tu t’es aussi éclatée. Je garde le souvenir de ta cuisine, de ta main qui se pose sur l’épaule, des sourires fugaces, des petits mots qui font du bien et des plaisanteries salaces. Je garde ce souvenir d’un lieu habité, comme un fanal, habité par tous ceux qui retrouvaient avec toi un peu de ce qu’ils avaient perdu. Moi, j’oubliais, l’espace d’un instant gourmand, la fatigue d’avoir été debout tant d’heures.
Illustrations : [en couverture] Plan de Lyon (extrait), dessiné par Édouard Fonné, Société des Guides Pol (Lyon), 1936, Bnf | Val Pétunianoir, Les Pentes, 10/19, Tri X 400, Escaliers reliant la Place Colbert à la rue de Sève, Lyon 1er.