Trois débouchés d’un dégueulis (Avatars du dégoût)

 In Chroniques, Philorama

Depuis quelques décennies m’accompagne le souvenir diffus d’une phrase de L’Assommoir de Zola, phrase croisée en classe de quatrième dans le livre étudié cette année-là, jamais relu ensuite : quelqu’un avait parié que Gervaise mangerait « quelque chose de dégoûtant, et elle l’avait mangé ». Ce « quelque chose » m’imprégna, « chose » d’autant plus accaparante qu’elle restait indéterminée, menace donc impossible à tempérer. Une « chose » dangereuse parce que proche mais inassimilable, agissant par contagion : bout de cadavre, bête rampante, excrément ou… tout autre que tout cela, et pire ? J’ai cherché la référence exacte, l’ai trouvée en ligne avec une facilité déconcertante. Au chapitre XIII du roman, je lis : « Un soir, on avait parié qu’elle ne mangerait pas quelque chose de dégoûtant ; et elle l’avait mangé, pour gagner dix sous. » La puissance de la phrase dépasse, me semble-t-il, le souvenir que j’en avais. Situation proprement horrifique : c’est de n’être pas dégoûtée que Gervaise, peu avant sa mort, vivant misérablement sous un escalier, rejetée socialement, devient elle-même définitivement dégoûtante. Dégoûtante de manger ce qui dégoûte autrui, ce « on » monstre froid, calculateur, indifférent, contrôlant le « pari » à l’aune de la normalité (« elle ne mangera pas, elle n’ira pas jusque-là ! ») et le perdant, le perdant à cause de la nécessité crue, du besoin nu, ou de l’extrême de l’aliénation explosant toute limite. Défaite du citoyen, par définition victorieux jusque dans la défaite. Je compris alors ce qui m’avait hantée, la formulation simple, terrible, de bien plus que du dégoût : de son absence plongeant dans l’indéfini, l’illimité, l’informe… Dégoût d’un côté, socialement conforme, confortable ; abjection d’un au-delà du dégoût, asocial, voire impensable, de l’autre. Gervaise se perd, passive ; bouche aliénée qui jamais n’agit, qu’elle ingurgite ou émette des sons : dévorée, esclave des voix alentour. Peut-on imaginer l’expérience d’un au-delà du dégoût qui soit une sorte de naissance à soi ? Où le dégoût serait surmonté ? Prendre goût à ce qui d’autres dégoûte, en provoquant ? Traverser volontairement ses eaux putrides ? Je veux être l’enfant, l’adolescent, la femme qui, dans trois récits extraordinaires, firent le voyage.

1. Jules Vallès, L’Enfant : goûts et dégoûts, signes d’appartenance

Je suis l’enfant Jacques, Jacques Vingtras. Je suis né et j’ai grandi dans la Haute-Loire, dans la première moitié du XIXe siècle. Je suis le fils d’un petit maître d’école élevé au rang de professeur de collège et d’une paysanne avide d’oublier sa condition première. Je porte les mêmes initiales que mon créateur, Jules Vallès, le communard, le fondateur du Cri du peuple, l’auteur de la célèbre trilogie dont le premier volume paraît en feuilleton en 1878 dans la revue Le Siècle[1]. Je deviendrai « le bachelier », puis « l’insurgé » ; mais pour le moment, je suis « l’enfant ».

Goûts et dégoûts sous emprise

Quand on m’envoie chez la Grand’tante Agnès, ma marraine « béate » qui ressemble à une pomme de terre brûlée par le haut à cause du serre-tête noir et germée par le bas, je dois prier beaucoup, « avant la rave et après l’œuf » (53). L’œuf tout frais, ah pour ça oui ! J’y trouve toujours un petit poulet, beurk ! Mais qu’est-ce qui me dégoûte le plus, en fait, la prière ou le petit poulet ? Ou la prière par-dessus le « coquicide » ? Moi je n’aime pas « l’avorton en mouillettes et le poulet à la petite cuiller », mais ce n’est pas si simple : je crois que je n’ai pas le droit d’en être dégoûté. Non, car c’est un privilège social d’en manger, on me le répète assez. Ma mère me le serine : « tout le monde n’en mange pas » ! Alors je « mange ce fœtus », et avec reconnaissance, enfin je crois, enfin il faut croire que j’aime aimer ce que d’autres n’ont pas. Est-ce à dire que j’aime ce que je n’aime pas ? Oh, je n’y comprends rien ! Pour le moment, je ne me révolte pas. Mais une espèce d’ironie me tort ventre et bouche ; je suis sur une crête, entre soumission et insurrection.

Il y a tellement de choses bizarres, tellement de cette ironie partout et, surtout, à table. Par exemple, je maudis l’oignon, j’ai « le dégoût de ce légume » (154), du hachis aux oignons des mardis et vendredis. Mais à ce dégoût non plus je n’ai pas droit, dirait-on. Non pas, cette fois, parce que c’est un mets de choix, mais parce qu’au contraire il est très commun et que j’ai l’air de désirer autre chose, mieux, davantage, « comme un riche ! » Ai-je le droit de dire, de rejeter, d’avoir un corps qui réagit ? « Je m’écoutais, je me sentais surtout, et l’odeur de l’oignon me soulevait le cœur, — ce que j’appelais mon cœur, comprenons-nous bien ; car je ne sais pas si les pauvres ont le droit d’avoir un cœur. » (154). Oh si, je le saurai plus tard ! Ils en ont le droit et même le devoir, le droit à leurs goûts et dégoûts propres et ce droit, ils le prennent, ou peut-être faut-il dire qu’ils le prendront.

Je n’en suis pas là. Cinq ans plus tard, j’ai surmonté mon dégoût mais je ne suis pas sûr que ce soit une victoire. Le hachis aux oignons ne me rend plus
malade, et alors ? Alors ma mère n’en fait plus : « à quoi bon ? » Il importait seulement de surmonter son dégoût, et de faire de cette victoire une victoire — la mienne, la sienne ? « Jacques, souviens-toi du hachis aux oignons » (155), argue ma mère lorsque je rechigne à quelque plat. Oh je me souviens, et même bien trop. Elle se souvient de mon dégoût, je me souviens de sa victoire sur mon dégoût. Mon dégoût, son instrument d’humiliation, de frustration. Je suis coupable de mes dégoûts déviants.

De mes goûts aussi ; toujours suspect, un goût n’est-il pas l’antichambre de la passion ? J’aime les poireaux, on me les interdit. « Que voulez-vous ? — je haïssais l’oignon, j’aimais les poireaux. » (155) Ma mère a la passion de susciter le dégoût de ce dont j’ai le goût, et par l’arme du goût lui-même. J’aime le gigot de mouton ; ma mère ne m’en prive pas, bien au contraire. Alors, comment osé-je me plaindre ? On cuit le mouton le dimanche, on le mange froid le lundi, puis revenu aux oignons le mardi (« le jour des oignons c’est sacré — tu en as deux portions au lieu d’une »), et encore le mercredi, le jeudi… J’ai « un mouton qui bêle dans l’estomac », « à la fin, je me sentais devenir brebis, j’avais des bêlements et je pétaradais quand on faisait : prou, prou » (156). Vous savez quoi ? Je ne sais plus ce que j’aime, ce que je n’aime pas ; il se peut que mon dégoût soit un goût, et l’inverse aussi. Je ne sais plus où j’en suis, qui je suis, si je suis.

Les préceptes du monde auquel j’appartiens produisent un effet très étrange, ils empêchent toute satisfaction du désir, voire du besoin élémentaire de se nourrir. Un soir de retenue, je dîne à table chez l’économe et me conduit comme il faut. Je dis « non » à ce que j’aime parce qu’on m’a dit qu’il ne fallait pas avoir l’air vorace, j’en laisse dans le fond parce qu’on m’a dit que c’était plus poli, et quoique j’aie le « cœur qui se soulève » de manger la carpe en sauce sans pain, je crois inconvenant d’en demander et n’en demande pas ; je m’essuie sur mon pantalon, parce que ma mère m’a dit que s’essuyer trop avec la serviette ne se faisait pas. Puis je mange le ris de veau qu’on me propose, et qui bientôt se rencontre avec le poisson dans son estomac « comme sur une mer de sauce et se livrent un combat acharné ». J’ai « un navire à l’intérieur, un navire de beurre qui fond », et la bouche comme si j’avais « mangé un pot de pommade à six sous la livre ! » (222) Tout se termine dans le vomi, avec les préceptes de mon monde.

Je me mets en colère contre ce que j’aime, à force de ne pas obtenir ce que je veux et parfois même ce qu’on me promet. Un jour, ma mère me promet vingt sous si j’arrive premier en thème grec, et bientôt j’arrive premier. Mais au lieu des vingt sous, elle lance : « demain je te ferai une bonne pachade » (162). Moi j’aime bien la pachade, cette crêpe épaisse et croustillante faite de blé et d’œufs, si auvergnate, mais enfin là, qui parle de pachade ? Et il faudra que j’insiste, que je résiste au chantage, pour recevoir ces vingt sous dont je n’ai presque plus envie à la fin, pas plus que de pachade. Ma mère ne m’a pas physiquement dégoûté de la pachade, mais une sorte de dégoût moral, profond, irritant, honteux, me taraude à la pensée du plat.

Je l’écoute tordre les idées, me faire croire et faire croire à la bonne Jeanneton qu’un cafard dans le cidre, c’est bon signe, que le cidre frais est mauvais pour les femmes faibles. Oh je sens que bientôt ça ne prendra plus du tout, qu’elle ne me fera pas prendre goût à l’aigre et au moisi ni à ce qu’elle fait à la Jeanneton. Et c’est ironiquement que je pense très fort : « si jamais j’ai les poumons faibles, je prendrai du cidre comme celui-là » (274). Et moi « qui ne voulais pas manger de fromage parce qu’il y avait des vers, et qui aimais mieux qu’il n’y eût pas de mouches dans l’huile ! »

Je sens que bientôt, ça ne prendra plus. Je me sens moins coupable, et davantage honteux du comportement de mon monde, de ma mère. Je repense à cette table d’hôtes à Tours, à ce magnifique repas où l’on mettait les coudes sur la table, au plus loin des tracasseries maternelles, et ma mère qui me crie « mange de tout ! » parce qu’elle obtenu la confirmation, demandée à haute voix, que le repas ne coûtait que deux francs par tête. Elle m’accapare, elle veut que je boive dans son verre, elle me crie l’emplacement des cabinets (257). Plus tard à Paris, je ferai semblant d’aimer le gras parce que ma mère, dans le restaurant où je l’ai conduite, menace de renvoyer en cuisine sa côtelette et qu’elle s’est déjà trop, bien trop ridiculisée auprès de la salle entière : je dissimulerai le gras dans mon gousset, dans la poche de derrière.

J’ai été « travaillé » par ma mère, mais quoi ! Il ne m’est pas « poussé des oignons dans l’estomac ni de la laine de mouton sur le dos — après tant de gigots pourtant ! » (216).

Cultiver dégoûts et mes goûts comme une révolte

De cette crête, j’irai sur le versant de la révolte : le commun m’attire, le commun, celui qui déplaît, qui signe mon refus de m’élever ou du moins, d’honorer les efforts d’ascension sociale de ma famille. Je goûte tout ce qui dégoûte ces « messieurs de la bachellerie » qui me dégoûtent eux aussi, « instituteurs, professeurs, maîtres de latinage ou de dessin » (55), collègues de mon père qui d’ailleurs le méprisent. L’autre jour, une composition m’a littéralement retourné l’estomac (346) : « J’ai du dégoût comme une fois où j’avais, tout petit, mangé trop de mélasse. »

Très tôt, j’ai acquis le goût du vin, et pourquoi ? Parce qu’il fait peur, le mari de la propriétaire de la maison familiale s’étant noyé en faisant le vin dans une cuve (45). Et j’aime les « bouchons » au bout de la rue du collège, la « bonne odeur des caves » avec ses « bruits de querelles » (63). Je veux devenir un objet de dégoût, et c’est ce qui arrive à Pannesac à cause de mon goût pour l’aventure, puisé aux récits de voyages du capitaine Cook qui fait des vitres aux huttes avec de la colle de poisson. Je garde le « résidu d’écailles et de fiente » (73) dans ma poche, restes d’une pêche heureuse. Mais ô le goût de la fermentation ! Ils la détestent et je l’adore ; l’odeur des morues salées, « étouffée, chaude, violente », me la rappelle, et je m’en délecte.

L’oncle curé, « au pays », m’emmène à l’auberge chez Marcelin, ô l’« odeur chaude de fumier et de bêtes en sueur » venue de l’écurie, puis tout de suite après « le piquant du vinaigre cuit, versé sur la grillade », et les « émanations fortes du fromage bleu » ! (175) Ce « bonheur indicible », celui de la « jeunesse qui s’éveille », je la connaîtrai plus tard, lors d’un repas complice avec le père, et encore chez les tantes à Farreyrolles. Chez elles, ça bave en mangeant, bouche ouverte, et on se mouche avec les doigts, on s’essuie avec les manches. J’aime cette grossièreté, ces lèvres grasses qu’on balaie du dos de la main, ces rires et ces coups de coude, tout cela qui écœure ma mère. Et puis le jour du Reinage, où l’on boit dans des écuelles, à défaut de verres, le vivarais « comme du lait », d’ailleurs tiré d’une barrique tout près des pis de la vache, tous mêlés, maîtres et valets, garçon de ferme, vacher… (99) Le vin, le pis, proximité qui me ravit.

Le sens de mes dégoûts émerge à ma conscience, le sens des paradoxes. Plaisir des lèvres grasses et fraternelles, à la bienveillance laborieuse et modeste, en prise avec le rugueux des choses. Répulsion pour la crasse intrigante aux doigts d’emprise, celle des « curés du voisinage », crasseux, priant la bouche pleine, aux regards louches, qui flattent l’oncle d’avoir un neveu si râblé, qui a si bon appétit, comme un prétexte à lui passer la main dans le dos. Cela me gêne, me dégoûte, moi je veux être « nègre » ou « matelot », moi je veux « entrer en atelier ». C’est ce que j’écris un jour à mon père : « Je veux être ouvrier » (396), ce qu’il ne saurait entendre. Je veux avoir des goûts de nègre, de matelot, d’ouvrier : j’ai cessé d’être dégoûté du goût des autres, je construis mes goûts à l’aune d’un désir d’appartenance à une classe qui souffre mais vit, aime, jouit sans demander la permission.

Je serai un adolescent révolté, un adulte révolutionnaire. De mes dégoûts, j’ai fait un paquet de goûts signant mon appartenance à un peuple pour les souffrances desquelles ma classe, ma famille, n’ont qu’indifférence. J’ai déplacé goûts et dégoûts, mais ai-je saisi le sens de ma répugnance, suis-je allé jusqu’à son bout ? Je pressens la possibilité d’une autre adolescence, qui réagirait au dégoût d’une société bourgeoise en renonçant au goût du monde lui-même.

2. Alberto Moravia, La désobéissance : le dégoût pour le monde, traversée d’une crise.

Je suis l’adolescent Luca, j’ai quinze ans en Italie aux environs de 1940. Alberto Moravia me fait exister dans un roman de 1948[2], au sein d’une famille sans histoire de la classe moyenne ou peut-être de la petite bourgeoisie, dans un univers peu déterminé que je ne supporte plus. Mais c’est l’univers entier que je ne supporte plus, à vrai dire…

Être dégoûté, sentiment d’impuissance et de honte

Cet été-là, cette crise, le sentiment d’impuissance de ma volonté et de puissance hostile du réel, ce que j’appelle alors une « rébellion des objets » (19). Eux que je dominais, que j’aimais, me résistent depuis quelque temps et me deviennent franchement hostiles, en ce retour de vacances.

Que s’est-il passé ? Pas grand-chose, et pourtant. Un espoir déçu, celui de manger au wagon-restaurant du train. J’y aurais mangé avec appétit, me semble-t-il, dans l’ambiance policée d’une table bien mise, au bruit de roulement régulier, rassurant. C’était l’intention de mes parents, et je me réjouissais d’échapper à l’horreur des « repas pris sur les genoux dans un compartiment de chemin de fer ». Ce genre de repas, je connais ça, les papiers sales, les « aliments froids et gras » qu’on fourre « de force entre les valves de petits pains fendus par le milieu », toutes ces choses repoussantes subies et offertes en spectacle. Oui cela surtout, cet étalage de soi, et le dégoût dans le regard d’un voyageur « témoin » porté sur cette « famille penchée sur son déballage de victuailles ». (21) L’opinion des gens m’importe, oui, sans le cérémonial des jours, les jours ne sont-ils pas gras comme gras de jambon coincé entre deux bouts de pain ? Mon dégoût est fait de honte, honte face au spectacle du dégoût de l’autre auquel j’offre le spectacle de l’étalage et de la honte qu’elle m’inspire, honte de cette honte. À l’aller, ça n’avait pas manqué : la vieille dame « bien habillée » et son regard dédaigneux, quelle humiliation de manger sous ce regard et quelle humiliation, ce sentiment d’aliénation et de faiblesse !

C’est avec désinvolture qu’ils ont changé d’avis, nous mangerons dans le compartiment. Mes parents ne m’ont pas demandé mon avis, me traitant tel un objet sans goût ni volonté… comme un enfant ? Je suis en fureur de l’insubordination des choses, à laquelle père et mère me livrent sans défense. Je pense au suicide face à cette révélation du caractère « étranger » de mes géniteurs, « inacceptables comme les choses » (24). Plein de répugnance, je me réfugie dans les toilettes où je pousse un hurlement muet qui se confond avec le bruit du train. De retour dans le compartiment, il me faut manger cependant, avec effort et plein de dégoût pour la viande mais aussi les bruits de paquets qu’on défait, des paroles échangées… Je
sens que ça ne passe pas, je sens « les aliments peser sur [mon] estomac, tel un gros paquet herméneutiquement enveloppé de papier parcheminé et plein de choses mal mastiquées, un paquet en tout point semblable à ceux que les ménagères jettent aux chats par les fenêtres des ruelles. » (26) La sensation de nausée devient irrésistible.

Descendu du train, je marche le long du quai, je passe devant les wagons aux déchets abandonnés, j’arrive à la locomotive où le mécanicien, « le visage barbouillé d’huile et de suie », mange voracement une demi-boule de pain farcie de quelque chose, de quoi ? Il me semble que c’est « une sorte de bouillie jaune et verte », en fait une omelette aux épinards. Cette omelette accroît ma nausée, « comme si se fût tout d’un coup établi, entre cette bouille que le mécanicien dévorait si goulûment et cette autre bouillie qui était en train de fermenter dans son estomac, un courant d’attraction semblable à celui qui s’établit entre un aimant et un morceau de fer » (27). Alors je vomis contre la locomotive, comme pour me venger du train, des parents, des études vers lesquelles je suis ramené.

Se dégoûter, se détacher

Cette colère, ce « vieil élan rebelle », va-t-il me laisser vomir mes entrailles jusqu’à la mort ? Triste perspective, heureusement sans prévenir mes nausées se muent en une « volonté de renoncement et d’abdication », en un « sourd et continuel refus » (29) réfléchi, dépourvu de violence. N’est-ce pas là une sorte de grève ? Je vis mon dégoût de tout comme une lutte sociale, mais n’en sais rien encore.

Je dors comme je vomissais, avec une même jouissance rageuse. Acte d’hostilité en retour envers ce monde hostile, acte de volonté en un sens souterrain, dépris des fioritures de la conscience. Dormir, et puisque je ne peux toujours dormir, devant les tâches imposées et surtout scolaires, me rendre comme étranger, par un « exercice de distraction » (32) ; par exemple, je m’emploierai à isoler les mots pour les vider de leur sens et à changer le son de ma voix. Je suis les phases du processus d’aliénation, aboutissant à tout engloutir dans un « brouillard silencieux » et bien sûr, à me faire déchoir bientôt du trône de bon élève. Cette hostilité dirigée contre la totalité des aspects de la vie me détache, mais de quoi ? De l’enfance, peut-être ? Je ne veux jouer aucun rôle, je veux « désobéir », mais avec « calme et détachement », sur « un plan plus logique et plus élevé », je veux, en ne voulant plus, « retrouver une attitude naturelle perdue ». Symphonie du complet dégoût pour le monde au complet, je jette les objets tendrement possédés, je refuse l’argent qu’on me propose. Ce dégoût me divise, acharnement contre moi-même, me suit lorsque je marche dans les bois. Le dessous des orties tout pourri, je m’imagine qu’y est enterré un jeune homme que les journaux disent assassiné, oui je l’imagine à l’endroit précis où je me promène avec ma gouvernante…

Mais je dois mettre en œuvre l’ultime partie du plan : la « mort physique », et pour cela tuer ma gourmandise. J’aime tant manger, me jeter au retour de l’école sur la nourriture, comme un « consentement de tout [mon] corps » à ce que je suis et fais ». (72) J’ai des gâteaux dans la tête et le cœur, je n’en mets plus une miette dans mon ventre même si l’on m’en rebat les oreilles. Pour père et mère, je suis celui de la famille qui aime les gâteaux ; aussi n’en mangerai-je plus. Un jour, mon père m’en achète un, du genre que je préfère, et me supplie d’en manger, pour moi, et puis finalement pour lui faire plaisir A-t-il compris mon manège ? Il me semble que mon père, « en [me] suppliant de la sorte, [m’] avait dit « vis » et non point « mange » » (75). Cette pitié pour la bonté de mon père, aliénation de la tendresse filiale ! S’en accroît mon désir de ne plus exister.

Je touche à peine aux autres aliments, j’élabore des règles pour mourir : « Et si, pour vivre, il fallait témoigner de l’amour à l’étude, aimer ses parents, amasser de l’argent, s’attacher aux objets, manger, de même, pour mourir, il fallait ne pas manger, se détacher des choses et des gens et, surtout, dormir ». (73) Mes parents voient sans comprendre cette désobéissance à l’injonction de manger, désobéissance la plus grave, la plus radicale, celle qui entame le plus l’autorité parentale, « limite extrême de la désobéissance » (74).

Jouir du dégoût

Mais la gouvernante et le désir charnel ! La femme mûre et avachie, promesse de plaisir haï parce que plaisir ! Mais ce danger nouveau du sexe, que faire sinon vaillamment « y introduire la saveur neuve d’une répulsion physique et morale » ? (82) Cette chair me plaît, son « amère saveur de répugnance », non comme « élément fait de dégoût », mais « séduction nouvelle et plus appétissante encore. » (84)

Sur la crête, une nouvelle fois ! Dois-je accepter le jeu coquin de cache-cache ou « refuser aussi ce dernier lien de chair et de dégoût qui [me] retenait à la vie » (92) ? Ce baiser tout à la fois agréable et désagréable, la langue de la gouvernante dans ma bouche comme un gros escargot (93) ! J’y goûte, vive répulsion attisant le plus grand feu. Mais meurt la gouvernante, et continue le « vieux mélange de dégoût et de plaisir », le plaisir macabre, teinté désormais de nécrophilie, mémoire d’une bouche baisée putréfiée, emplie de terre !

J’ai pris goût à mon dégoût ; le monde n’en sort pas plus désirable, mais j’en sors désiré fantasmatiquement : désiré comme chose, annihilé comme personne. Je frissonne d’être « happé, tué et dévoré », comme un quartier de bidoche par les lions du cirque voisin (102). Je jouis de m’éprouver comme aliment potentiel, et surtout je jouis de « l’humiliation infligée à la dignité humaine », ravalée « au niveau de la viande de boucherie ». (103) Ma jouissance plonge au comble de l’absurde, point culminant de la crise. Je serai malade ensuite, longtemps. Et puis…

Sortir du dégoût, goûter au monde

Longtemps, de longs mois alité. Et puis l’’infirmière, mûre elle aussi, mais « appétissante » (147), peu à peu, dans la renaissance d’une lumière familière. Que s’est-il passé ? Pas grand-chose, et pourtant. Sur la crête du dégoût, j’ai retrouvé « l’attitude naturelle » après la parenthèse de la répulsion envers toute nature, ma nature, après le rejet du ventre et mon ventre jeté en pâture aux lions. Je retrouve…, non, je découvre ma « faim de ce sol » sur lequel, convalescent, je marche et dont je me nourris à chaque pas (155). Je n’attends plus du monde qu’il soit désirable, ma « faim » de lui me le rend appétissant, et de l’infirmière j’ai faim, d’une faim qui la rend désirable.

Monte le long des jambes, du sexe, autour du nombril et jusqu’à la gorge, un « oui » excédant me semble-t-il et à jamais tout compromis. Les choses font monde, acceptables, aimables, tout comme est aimable la chair d’une femme offrant son ventre imparfait. J’ai faim de tout, de la « calme lumière que répandait la lampe sur la table de chevet », des « meubles qui se dressaient dans l’ombre, de la nuit, du silence » deviné au dehors et même « faim du grincement muet du ver qui taraudait une galerie dans le bois de la table. » (168) Le monde renaît par la grâce du désir. Je prendrai le train pour un sanatorium de montagne, un tunnel, et j’aurai la claire conscience que toute chose me parlera désormais, porteuse de son sens, dans son langage muet.

Je serai, comme mon créateur, un adulte amoureux de l’épaisseur du monde et curieux des sentiments humains nobles ou vils, non dupe des attachements bourgeois comme des doctrines révolutionnaires trop absolues. J’ai surmonté mon dégoût, donné vie à de nouveaux goûts, mais ai-je saisi le sens de ma répugnance, suis-je allé jusqu’à son bout ? Je pressens la possibilité d’une autre issue de crise, révélant que « dégoût » n’est qu’un mot civilisé pour dire… quoi ?

3. Clarice Lispector, La passion selon G. H. : au-delà du dégoût, l’immonde

Je suis une femme, habitante d’un quartier tranquille et bourgeois de Rio de Janeiro. Encore jeune, sculptrice. Je viens de rompre avec un amant, sans cris ni larmes, et je jouis de ma liberté recouvrée. Clarisse Lispector a choisi pour moi, en 1964, ces initiales qui figurent sur ma valise en attente de voyages agréables et instructifs : « G. H. »[3]. Mon employée de maison noire m’a quittée hier. Je m’attarde à ma table de petit déjeuner, projetant de pénétrer pour la nettoyer la chambre qu’elle occupait.

« Cette chambre était le portrait d’un estomac vide »

Confitures du petit-déjeuner poissant les doigts, musique de chambre en tête et à l’horizon de la journée, cette sculpture de déesse en bonne route, je baignais dans l’atmosphère indolente qu’on appelle « moi ». Jetant un œil dans la cour intérieure et ses agencements de conduite d’eau et d’égouts, tout au plus me disais-je que « le ventre de mon immeuble était comme une usine » (43). Mais hier, aux alentours de dix heures du matin, naissance au forceps arrachée à ce bain, arrachée ma « troisième jambe », jambe inutile à la marche et l’entravant peut-être, mais qui faisait de moi ce « trépied stable » (16) aux « initiales G.H. sur le cuir de mes valises » (31).

Mais dans le Bas-fond de mon chez-moi, au seuil de la chambre de l’ancienne domestique, tout autre chose : une lumière crue, une propreté à laquelle je ne m’attendais pas, comme une « audace de propriétaire » (48) chez cette bonne à peine regardée. Nudité d’un labeur accompli pour moi presque à mon insu, efficace et sans trace, loisir absent et pas de temps pour se sentir exister : « cette chambre était le portrait d’un estomac vide ». (53) Et d’étranges silhouettes au fusain sur l’un des murs, me jetant à la figure la haine évidente que Janair, car le nom de l’invisible domestique noire d’Afrique m’est revenu en tête, envers ma personne à l’estomac plein. Comme un estomac creux, avec pour fond sonore le « bruit inaudible de la chambre » pareil à « celui d’une aiguille tournant sur le disque lorsque le morceau de musique est terminé », oui, « un grincement neutre de chose était ce qui faisait la matière de son silence. » (54)

Et soudain, la blatte. Énorme, visiblement très vieille, dans l’armoire entrouverte, à la limite de la porte émergeant de la profondeur. Et un pressentiment d’irrémédiable. Une nausée m’a prise, fuir, mais pour sortir il fallait fermer la porte du meuble. Et me voilà refermant la porte sur la blatte, dans une sorte d’instinct de tuer que je ne me connaissais pas. Je prenais conscience de moi « comme on prend conscience d’une saveur : j’étais toute saveur d’acier et de vert-de-gris, j’étais toute acide comme un métal sur la langue, comme une plante verte écrasée, ma saveur me vint toute à la bouche ». (67) La blatte à moitié écrasée, toujours vivante, beurk ! Je revois son visage de blatte et je sens mon l’estomac reculer à l’intérieur de mon corps. La blatte a un visage, oui, des yeux, une bouche, et me voilà la dévisageant d’un regard plus lointain que les yeux.

 

« Un enfer de vie à l’état cru »

Jamais il n’y eut place, dans ma vie, pour ce visage de blatte elle-même me regardant non de ses yeux seulement mais de sa bouche, de son ventre, depuis sa voracité d’insecte, oui c’est avec son corps qu’elle m’a vue, je pourrais dire mangée car « manger l’autre » est une modalité du voir. (93) Nulle place pour autre chose que pour l’humanité d’une organisation aux mille saveurs sociales, de sorte que c’est en étrangère que je rencontre ce silence, cet « échantillon de calme horreur » (75), vie neutre, noyau de mon être vivant. Ma propre consistance bien antérieure à l’humaine identité, non intégrée à ma surface de chaque jour. Comme mon propre sang étalé devant moi, mon « moi être » à l’état brut et pourtant méconnaissable, inassimilé au quotidien de mes initiales. Fuir au plus profond de soi, y trouver la « nausée sèche » (71), lucidité répulsive, au lieu de la boue du moi ordinaire avec ses qualités, ses défauts, tous ces enfantillages ! Au lieu de cela, « comme un pus m’arrivait en surface ma consistance la plus véritable » (72). Un désert, un Orient extrême m’arrachant à mon monde, soudain découvrant le monde, moi femme jouant jusqu’alors mon rôle civilisationnel sans broncher, en joie fangeuse aveugle. Sans l’excuse de la science, de la mâle ardeur de connaître, une femme à la bouche sans paroles, sans culture, face à la bouche immonde de la blatte : « j’étais parvenue au rien, et le rien était vivant et humide ». (75)

Quand la « lente matière » de la blatte a commencé à sortir « sous mes yeux dégoûtés et séduits » (77), j’ai gardé le silence pour ne rien déchaîner, « et j’avais fini, totalement immonde à mon tour, par déboucher sur mon passé qui était mon présent continu et mon futur continu… » (80). Cette bouche, ce corps, c’était moi, corps neutre de blatte dans la continuité de la vie. J’avais fini par comprendre que l’homme n’était pas humain, que rien de ce qui sort de sa bouche, rien de ce qui entre dans sa bouche, ne le rend humain d’une humaine identité, ni hautes volées philosophiques ni cuisines si fines qu’elles confinent au concept, rien, ni trophée d’ouvrages ou de recettes, n’autorise à se gargariser d’une humaine essence à l’oasis du désert. « L’enfer, parce que le monde n’avait plus pour moi de sens humain, et que l’homme n’avait plus pour moi de sens humain. Et sans cette humanisation et sans cette sentimentation du monde — je m’épouvante. » (87)

« Et la loi commande que celui qui mangera de l’immonde, qu’il en mange sans le savoir. »

Hier Je suis sortie de mon monde, si mundus, propre et net, arrangé pour qu’on y vive en civilisé, et suis entrée dans le monde, immonde, désorganisé, neutre de repères vivables pour le moi journalier. J’y ai touché, en ai mangé, oui j’ai « commis l’acte proscrit de toucher à ce qui est immonde. » (88) Ce n’est pas hasard, mais fulgurante intuition de l’être, si la Bible dit de ne pas manger les « impurs », animaux tels l’aigle, le griffon, l’émerillon, qui ont gardé intacte leur nature première et sont la racine : « manger la matière vivante me bannirait d’un paradis d’enchantements, et m’amènerait pour toujours à marcher avec un bâton dans le désert. Nombreux ont été ceux qui ont marché avec un bâton dans le désert.

Pire — cela m’amènerait à voir que le désert aussi est vivant et recèle de l’humidité, et à voir que tout est vivant et fait de même façon.

Pour construire une âme possible — une âme dont la tête ne dévore pas la propre queue — la loi commande qu’on ne demeure qu’avec ce qui n’a que l’apparence du vivant. Et la loi commande que celui qui mangera de l’immonde, qu’il en mange sans le savoir. Car si l’on mange de l’immonde en sachant que c’est de l’immonde — on saura aussi que l’immonde n’est pas immonde. Est-ce ainsi ? » (90)

Perdue dans mes réminiscences bibliques, « et tout ce qui rampe et a des ailes sera impur, et ne se mangera pas » (89-90), cependant je devenais de plus en plus immonde, résistant de moins en moins à la déshumanisation. Et les yeux de la blatte, si j’y goûtais ? Cela aurait-il goût de sel ? Onze heures du matin, « l’heure de vivre » où j’approche « ma bouche de la matière de la vie » (97) et entre dans le noyau. Chaleur, et vibration de la chaleur, « comme la vibration d’un oratorio choral… » (99) n’entamant rien du silence. Mais l’estomac refuse ce qui sort du ventre de la blatte, tenu à deux mains trop humaines.

Ai-je parlé du sel des yeux de la blatte ? Ce que ma répugnance peut inventer ! C’est que j’avais besoin de cette « transcendance que j’utilisais pour pouvoir sentir une saveur, et pouvoir échapper à ce que j’appelais le « rien ». Pour le sel j’étais disposée, pour le sel je m’étais construite tout entière. » Or ce n’est pas le sel que rencontre ma bouche, mais l’insipide qu’aucune catégorie ne contient, le neutre incompréhensible. « Je savais que le neutre de la blatte a la même absence de goût que sa matière blanche. J’étais assise, en train de consister. Assise, à consister, je savais que si je ne nommais pas les choses salées ou sucrées, tristes ou joyeuses ou douloureuses ou même à l’aide de demi-tons plus subtils — alors seulement je cesserais de transcender et demeurerais dans la chose même ». (104)

Alors je commence à vouloir, puissance aveugle, « neutre artisanat de vie ». (109) En ce vouloir je n’ai plus rien à vomir, le monde s’est mis à différer, diffère aussi le son qu’il rend : l’oratorio se met à frémir dans l’air pesant, frémissant, et s’intensifie dans la chaleur.

« Le dégoût me guide et me féconde »

Je suis entrée dans le silence inexpressif, diabolique, dans la vie pré-humaine divine, dans l’orgie du sabbat, j’ai reçu l’initiation au « rien qui est le Dieu — et qui n’a pas de goût » (124). Pour cela, j’ai désintoxiqué mon palais du sel et du sucre, et mon âme des joies et douleurs. « Vivement je me désintoxiquais, et le goût était nouveau comme le lait maternel qui n’a de goût que pour la bouche de l’enfant. Avec l’effondrement de ma civilisation et de mon humanité — ce qui m’était une souffrance de grande nostalgie — avec cette perte de l’humanité, je me mettais orgiaquement à sentir le goût de l’identité des choses ».

Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? La blatte est un crustacé, la blatte est comestible. Ou plutôt j’y avais pensé, mais y pensant j’avais refusé cette pensée. Et le pensant j’ai ressenti du dégoût, mais que vaut ce dégoût ? M’en séparer ? Non, « le dégoût m’est aussi nécessaire que la pollution des eaux l’est à l’engendrement de ce qui se trouve dans les eaux. Le dégoût me guide et me féconde. À travers ce dégoût je vois une nuit en Galilée. La nuit de Galilée évoque l’avancée de l’étendue du désert dans l’obscurité. La blatte est une étendue obscure qui avance. » (136) Du dégoût est née la conscience, et je suis devenue ce pétrole que j’étais et qui « n’a jailli qu’aujourd’hui, quand une Noire africaine me dessina chez moi, en me faisant sourdre d’un mur. » (138) J’étais là, dévorant ma propre chair, moi-même matière comestible à l’instar de la blatte, jouissant de ma bouche mordant le neutre, chose, joie de perdre mon moi : « le contact avec le superson de l’atonal recèle une joie inexpressive que seule la chair, dans l’amour, tolère. » (167)

« Je savais que l’erreur de base de la vie c’était d’être dégoûté par une blatte » (195)

Avec « nos mains grosses et pleines de mots » (187), avec notre « patte trop humaine », avec « trop de sentiments », nous assaisonnons et saccageons le « goût presque nul » des choses. Notre besoin d’assaisonner, j’en saisissais le touchant dérisoire, effort pour contenir la contagion de l’immanence très innocente. « Je ne pouvais pas sentir le goût de la pomme de terre, car la pomme de terre est pour ainsi dire faite de terre ; la pomme de terre est si délicate que — de par mon incapacité à me situer sur le plan de la délicatesse de ce goût à peine terreux de la pomme de terre — je posais sur elle ma patte humaine et détruisais sa délicatesse de chose vive. Car la matérialité vive est très innocente ». (184) Innocence à assumer, violente, parce qu’ « est violente l’absence de goût de l’eau, violente l’absence de couleur d’un bout de vitre. Une violence qui est d’autant plus violente que neutre. »

J’étais là, éprouvant « un grand dégoût » pour la matière blanche de la blatte, continuant de m’échapper au monde et à moi-même. Je savais maintenant « que l’erreur de base de la vie c’était d’être dégoûté par une blatte », mon dégoût envers le neutre blanchâtre de la blatte sur ma langue, dans mon ventre, est le grand dégoût de mon petit moi envers mon soi identique au soi de la blatte : « éprouver du dégoût me contredit ». (195) Ma « rédemption », l’anti-fuite, c’était de mettre la matière blanche de la blatte dans ma bouche, oui la seule voie : « la manger toute, et manger aussi ma propre peur ». Avais-je surmonté mon dégoût, je veux dire mon goût très humain ? Avais-je pris goût à la blatte ? J’ai mangé, j’ai vomi, j’ai craché d’avoir baisé le lépreux, j’ai échoué ? Oh ce n’est pas cela, pas tout à fait. Plutôt ceci : je m’étais forcée, loin de toute nécessité, loin de la loi de mon espèce ; j’avais mangé la blatte sans faim, sans le vouloir des blattes s’entredévorant. Naissance au neutre, certes, mais je devais rejoindre ma manière singulière d’être atonale, l’humaine que j’avais feint de nier et je devais, spécifiquement, vivre de la « matière d’une personne » car « la blatte ne sera aimée et mangée que par une autre blatte ». (202)

G. H. n’est plus, RIP G. H. dépersonnalisée. Mais son humanité n’a pas sombré en blattité ni pure matière. Simplement déshéroïsée elle ne veut plus s’en laisser conter, conter qu’elle est si légitime en donneuse d’ordres à sa table de petit déjeuner en peignoir d’artiste généreuse et fortunée, et ne s’en contera plus sinon pour relire le récit de l’épreuve. Maintenant je veux « par moi-même trouver en moi la femme de toutes les femmes » (208), la bourgeoise de Rio parvenue au mutisme par l’effort de sa voix s’est sentie « baptisée par le monde » (214). Ce baptême pour quoi ? Pour, arrivée à la fin de ce récit, peut-être sortir avec quelques amis joyeux et manger des crevettes et danser au Top-Bambino. Ventre et oreille recouvrant leur goût journalier pour la vie des jours humains, tout ça pour ça ? Oui, mais surtout pour, dans ce retour au quotidien et à jamais, différer de celle qui au matin d’hier pénétra pour la première fois la chambre de l’employée de maison noire d’Afrique qui la quitta la veille, à peine regardée jusque-là et qui s’appelait, qui s’appelle, qui s’appellera Janair, Janair, Janair…


Photographies : Emmanuel Desestré
[1] Jules Vallès, L’Enfant (1878), Folio Gallimard, 1974
[2] Alberto Moravia, La Désobéissance (1948), Denoël, 1949. Traduction : Michel Arnaud.
[3] Clarice Lispector, La Passion selon G. H. (1964), Des femmes-Antoinette Fouque, 1978. Traduction : Didier Lamaison et Paulina Roitman.