Éloge de la voix

 In Chroniques

S’immerger dans un milieu de chanteur, s’immerger dans un peuple de comédien, c’est être frappé par la spécificité de la voix. La voix est fragile, son siège est placé dans un endroit sensible du corps et devient le vecteur des angoisses les plus profondes, poussant parfois les chanteurs à surprotéger leur gorge. La voix porte à fleur de corps les expressions les plus sensibles. Elle transmet aisément les sentiments. La voix est bien davantage que deux petits morceaux de viande mettant en vibration l’air ambiant, c’est le corps tout entier qui est engagé. Selon la langue, la voix chantée ou parlée résonne à tel ou tel endroit de la tête, du palais, de la gorge, de la poitrine. Résonateurs procurant à la voix puissance, vélocité, finesse harmonique, fluidité, brutalité. Langue et technique vocale intimement mêlées. La voix et le texte, couple fertile, moyen privilégié de se rapprocher du divin. La voix porte la parole sacrée, traversant les mondes du chamane, tissant quelque incantation secrète.

Voix.
Chantée.
Parlée.
Hurlée.
Voix qui ensorcelle. Ductilité.
Voix à qui l’on a refusé parfois le statut d’instrument.

L’instrument serait purement construit à partir d’un autre objet, naturel ou artificiel, pour produire des sons. La voix elle, est indissociable du corps qui la porte. On ne peut laisser ses organes au vestiaire, à moins de la perdre pour de bon. Et puis, elle ne serait pas construite. Tiens donc ?

La voix est bien plus que corps, elle est imaginaire, elle est matière. Elle est air, tornade. Elle est métal en fusion, acier coulant de la forge andalouse, chauffée à blanc par des générations de Gitans martelant, jouant, chantant. C’est pour rappeler cela que le martinete, un des plus anciens chants gitans d’Espagne, s’accompagne du choc des marteaux sur l’enclume. Le métal de la voix, honni parfois dans le répertoire savant d’Occident, est ici recherché, prisé.

La voix est aussi construction. Sans aucun doute. Construction sociale, en témoigne l’immense diversité des langues. Construction puisque chantée, elle compagne les rites profanes et sacrés, de contrée en contrée, dans les courants artistiques modernes aussi. Des chants pygmées au sprechgesang, du kabuki au Jodel alpin en passant par la cantillation coranique, le chant est la structure du divertissement, des prières, de la vie quotidienne, de la communication avec le bétail. Construction personnelle. Comme on incorpore par les gammes le geste sur l’instrument, on incorpore doublement la voix : dedans, on cherche par le travail à la rendre plus intérieure pour que la note juste soit émise sans détour. Et on apprend à parler de même.

On prête aussi à la voix des propriétés à la limite du surnaturel et de la raison. Elle est l’instrument préféré des pédagogues, mais aussi des manipulateurs. Elle oscille parfois entre la parole et le chant, modulée de manière envoûtante. Elle est le reflet de celui qui la porte, tant pis pour celui qui a une voix désagréable. Comme la physiogonomie s’évertue à caractériser l’apparence, on interprète la chaleur de la voix, sa rudesse, son miel, son fiel. A-t-on raison ? Très probablement, elle est notre passeport socioculturel. Elle « parle » à notre place et renseigne notre interlocuteur sur notre milieu, notre éducation.

On dit d’elle bien des choses, on dit qu’elle est aigre, aiguë, aimable, amusée, assurée, autoritaire, avinée, basse, blanche, bourrue, brisée, cajoleuse, calme, caressante, cassante, cassée, caverneuse, chantante, chaude, chevrotante, claire, claironnante, conciliante, confiante, cordiale, courroucée, criarde, cristalline, décidée, désespérée, désincarnée, douce, doucereuse, dure, émue, enjouée, enrouée, éraillée, essoufflée, éteinte, éthérée, étouffée, étranglée, faible, fatiguée, de fausset, ferme, fluette, flûtée, forte, fragile, furieuse, gaie, gouailleuse, grasse, grave, graveleuse, grêle, grinçante, gutturale, haletante, harmonieuse, haute, imperceptible, impérieuse, indignée, inquiète, ironique, joyeuse, lugubre, mélodieuse, métallique, mielleuse, modulée, monocorde, monotone, mordante, morne, morte, nasale, nasillarde, onctueuse, pâteuse, pénétrante, perçante, perchée, plaintive, plate, pleine, pointue, posée, profonde, puissante, rauque, résolue, retentissante, rêveuse, rieuse, rocailleuse, rude, saccadée, sarcastique, sardonique, sèche, sépulcrale, sévère, solennelle, songeuse, sonore, sourde, de stentor, stridente, suave, suraiguë, tendre, tendue, timide, tonitruante, traînante, tranquille, tremblante, tremblotante, triste, usée, vibrante ou voilée.

Quel instrument peut-il bien s’enorgueillir de telles nuances ? Parlée, elle est déjà musique. Elle sonne dans l’esprit, martèle assonances et allitérations, véhicule bien au-delà des significations.

Même si les chanteurs d’aujourd’hui, peut-être aussi ceux d’hier, se lancent parfois dans des épreuves de gymnastique musicale pour rivaliser avec les autres instruments, cela engendre des couples chanteur-guitariste fascinants, comme Nina Hagen et Bernhard Potschka improvisant sur Naturträne lors d’un concert à la Westfalenhalle de Dortmund en 1978, ou la célèbre impro de Ian Gillan et Ritchie Blackmore de Deep Purple dans Strange Kind Of Woman, enregistrée lors d’un concert à Osaka le 16 août 1972.

La voix se mêle bien volontiers à d’autres sons, produisant des sonorités troublantes, comme le violon et la voix d’Iva Bittová se mêlant dans Ne nehledej. Elle prend des formes troublantes, inédites, que l’on pense, par erreur, hors de toute possibilité humaine. Je me souviens encore de la première fois où j’entendis Phil Minton au sein du groupe Roof, c’était au Pez Ner à Villeurbanne en 1998. Phil Minton, vocaliste britannique, peut-on d’ailleurs dire chanteur, m’a atteint en plein tympan. La voix devenait torrent, oiseau, tornade, hurlement de porte.

On écoutera pêle-mêle Skótoseme de Diamanda Galàs, accompagnée de John Paul Jones de Led Zeppelin, le Huelgas Ensemble interprétant de Requiem de Jean Richafort, sommet architectural de la polyphonie flamande. On n’oubliera pas Jessye Norman chantant Ich bin der Welt abhanden gekommen, extrait des Ruckert Lieder de Mahler, où la voix douloureuse et assombrie joue et s’entrelace avec le cor anglais et les cors d’harmonie. Parler de voix ne peut se terminer sans une bonne chanson maraîchère. Salutations à Madame Bolduc, la reine de la turlute, sans qui le Québec ne serait pas ce qu’il est : Ah oui ! On en a des légumes.


Illustration : La Bolduc (Mary Rose Anna Travers) vers 1930, Bibliothèque et archives du Canada