Émile Naoumoff à Gaveau : une histoire (pas si) simple

 In Scénopathie

Soirée déroutante que celle du récital parisien d’Émile Naoumoff. Le programme est fleuve, en deux parties enchaînées sans respiration, qui exige beaucoup du pianiste mais aussi, assez considérablement, du public. Qu’on en juge : la Passacaglia BWV 582 pour orgue de Bach (transcrite par Naoumoff lui-même), les Valses Nobles et sentimentales de Ravel, la Sonate en si bémol majeur, op. posth. de Schubert en première partie. Et pour la suite, rien moins que les Tableaux d’une exposition de Moussorgski et une œuvre du pianiste, qui est aussi compositeur : un thème et variations (trente, tout de même) sur le poème symphonique « Bulgarie 1300 ». Plus de deux heures de musique. Jouée en pleine lumière. L’artiste ne se conforme que comme à regret aux us : salut, pauses seront rares. Mais d’autres choses se laisseront voir : sourires, mouvements des bras, des mains, des doigts, comme autant de manifestations rhétoriques assumées.

Quand le ton sculpte le son

Dès la Passacaglia, le ton est donné. Le son vient de très loin, la conduite mélodique donne une illustration assez fidèle de l’idée de « flot continu » dont l’artiste est friand. Il colle au son et se moque des fausses notes : jouer propre n’est pas son propos. Il préfère jouer « habité », viscéral, humain, donc. La palette de nuances est large, très large : du presque inaudible au très fort, qui sera plus ou moins rond selon les œuvres. Dans Ravel, par exemple, le piano sera plus percussif dans les nuances fortes. Le tempo y sera aussi plus fluide, le temps s’étirant parfois jusqu’à la suspension. Le pianiste conte une histoire, la sienne propre. Et cette histoire captive son public ; même quand elle s’éloigne de ce que l’on a l’habitude d’entendre. Schubert par exemple, sous les doigts de celui qui aime à se présenter lui-même comme un compositeur, est excessif dans tous les sens du terme : les divers thèmes, dans chaque mouvement, ont leur tempo propre (non, Schubert ne l’a pas écrit) ; le mouvement lent est littéralement suspendu et la marche qui s’y devine confine à l’inexorable du Wegweiser du Winterreise : « Eine Straße muß ich gehen Die noch keiner ging zurück »[1]. On tend (parfois trop ?) l’oreille. Avec Moussorgski, on retrouve la même volonté de recherche sonore qui marquait la Passacaglia initiale : la promenade qui se glisse entre les tableaux ne sera jamais ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, qu’on se le dise. Quant aux variations sur Bulgaria, elles disent un récit sombre et « classiquement » tonal à l’aide d’une matière puissante et pleine, au service d’un thème simple, d’allure populaire.

Dire, en s’écoutant sans cesse

Sourire aux lèvres, Émile Naoumoff s’amuse, se surprend, s’émerveille, semble-t-il, du son qu’il entend. Il récrit la musique, parfois, souvent. Et propose une version très personnelle de ce qu’il y lit, mais que l’on se prend à suivre passionnément, quand bien même ce n’est pas la nôtre. Mais après tout, n’est-ce pas le propre de l’interprétation que de proposer ? Et jusqu’où proposera-t-il, se demande-t-on ? Jusqu’à… une improvisation, en guise de dernier bis, pour terminer la soirée, avoue-t-il presque tendrement, toujours avec ce sourire espiègle qui ne l’a pas quitté, sur une image personnelle de cette rencontre avec le public. Après un Brahms poignant, sculpté au cœur même du son (Intermezzo op. 117 n°1), qui rappelle combien entendre est important avant même que de jouer.

Émile Naoumoff, récital de piano : Bach, Ravel, Schubert, Moussorgski, Naoumoff | Salle Gaveau, Paris | 22 janvier 2020 | Les Concerts de Monsieur Croche


[1] « Je dois marcher sur une route dont nul n’est jamais revenu ».

Photographie © Frédéric Reglain