En passant par Sagnemorte
Les dimanches d’automne où nous montions à Sagnemorte étaient pour moi une vraie réjouissance. Nous rendions visite à une tante de ma mère, son mari et leur fils. Tous vivaient sous le même toit, dans une pièce à vivre récemment bétonnée, que jouxtait le débarras doté du seul point d’eau « de ville ». Au-dessus, la chambre de l’oncle et de la tante, espace interdit, mystérieux, scellé, à la fenêtre murée de chiffons en guise de carreaux. Le bâtiment d’habitation faisait partie de ces cours de ferme ouvertes, en pente. Au fond, diverses granges qui servaient d’abris pour les monstres d’acier et une écurie où subsistaient, lorsque j’étais bien jeune, quelques vaches, quelques chèvres, et un chien pataud, famélique et joyeux. Il y avait aussi un mouton-chèvre, dont on parlait souvent, et dont je ne sus jamais vraiment s’il s’agissait d’un bélier ou d’un bouc. Une légende ? Les bêtes, à vrai dire, elles disparurent bien vite, quand l’oncle et la tante ne purent très probablement plus s’en occuper. Plus de fromage, plus de lait. On ne faisait qu’un peu de vin, de ces vins de montagne que l’on conserve en ouillant fort mal des tonneaux mal lavés, et des pommes en quantité.
Ici donc résidait Léonie, la tante. Elle avait le même air bourru que j’eus trop peu le loisir de connaître chez mon grand-père, son frère. Son mari, Jean, me semblait d’un naturel plus aisé. Avec moi, il avait l’œil qui luisait, d’une lumière espiègle, de celui qui veut montrer au matru ce que courir les bois veut dire. Et nous courions. Avec Jean, je partais en vadrouille, bâton en main, taillé sur le chemin, pour tracer ma route dans les feuilles mortes des fayards. Quelles exhalaisons ! L’automne est puissant sous la Croix du Trève, par Goutasson, au Crêt de l’Œillon ou au pied des Trois Dents. Tout marine, tout macère. Et ça grimpait sec. Nous marchions en silence, pas plus de deux ou trois heures, histoire de rentrer à la nuit.
Je suivais les grands pas de Jean. Chaussé d’éternelles bottes en caoutchouc, typiques des paysans, craquelées et brunâtres, il avait l’air d’un seigneur. Et ces bottes de sept lieues semblaient le faire voler sur l’humus tendre et gorgé d’eau. Fusil sur l’épaule, il me montrait les arbres, les feuilles, les pierres, les lieux. Parfois, nous croisions la route de quelque animal à deux ou quatre pattes et il tirait en riant, sans vraiment viser, je crois, surtout pour faire du bruit et méduser le petiot qui courait dans ses basques.
Me reviennent encore en mémoire les bruits particuliers de la course en montagne, dans un parterre de feuilles. Cette souplesse et les fortes odeurs, certes, mais aussi le son des pas, étouffés par la masse végétale qu’ils foulent, qui envahissent l’esprit déjà saoulé par la marche. La musique flûtée des merles, les trilles des pinsons, le cri rauque des geais, le miaulement de la buse, les protestations indignées d’une crécerelle, le métal des corneilles, toute cette volière devenait symphonie dominicale. Jean prenait des feuilles, des écorces et les froissait entre ses doigts fatigués. Il en révélait ainsi les parfums subtils. Il ruminait aussi que ses jambes n’étaient, à bientôt quatre-vingts ans, plus très souples. Pourtant, il marchait bien ! Cet homme me fascinait, peut-être parce qu’il parlait assez peu. Peut-être parce que le tabac gris roulé dans du papier non gommé, humide à force d’être mâché, était arrimé au coin des lèvres telle la bôme à son mat. Peut-être parce que sa peau était cuivrée comme celle d’un marin, en fait comme celle d’un paysan, à l’exception du haut du crâne, perpétuellement couvert de sa casquette. Son visage était fort anguleux. On l’aurait dit coupé par la bise.
La bise, nous la bravions parfois, lorsque la neige surprend la tiédeur de l’automne. Mais nous étions heureux, du moins j’aime à le croire, du moins je l’étais avec Jean dans les bois. Et pour cause, outre ces symphonies forestières, nous profitions de ce dont les bois regorgent. Des tricholomes, que Jean désignait par des noms plus terriens, plus locaux. Gris de fer, canaris, qui remplissaient nos paniers. Aussi, quelques bolets. Nous ramassions des châtaignes, que nous mangions grillées à notre retour dans la grande cheminée de la ferme. Jean faisait rougeoyer le foyer et Léonie pestait après les escarbilles qui trouent les tabliers. La châtaigne grillée, c’est bon quand ça brûle les doigts.
Et nous redescendions dans la nuit sombre du Pilat, en croisant blaireaux en chasse, chevreuils effarés et chouettes en vadrouille sur la route déserte. Dans les narines, les parfums singuliers des bois, mais aussi ceux de la ferme, de la sueur un peu âpre, de la paille. De la fumée enfin, qui s’échappait du manteau noirci pour tapisser la pièce et tous ses occupants. Dans nos sacs, pommes croquantes, champignons et châtaignes que nous cuisinions cuites au lait. Quel travail cela demandait ! Enlever ces deux peaux… mais quel délice enfin, ces beaux fruits fondants, vanillés. Récompense.
Photographie : © Marie-H Desestré