Esthétique transcendantale de la chose à manger

 In Philorama

L’Esthétique transcendantale, première partie de la Critique de la raison pure de Kant (1781), étudie les formes a priori de la sensibilité : l’espace et le temps, qui constituent le cadre à l’intérieur duquel les objets nous sont donnés et qui conditionnent toute représentation. L’entreprise critique vise à tracer les limites du pouvoir de connaître de la raison, et pour cela à exclure du champ du connaissable ce qui outrepasse l’expérience possible, donc tout ce qui prétend transcender l’espace et le temps. Si la métaphysique traditionnelle délire, la Monadologie (1714) de Leibniz en est le prototype puisqu’elle fait des « monades », unités métaphysiques, des éléments du monde réel. L’interprétation de Jean-Christophe Goddard déplace les enjeux de la Critique en la confrontant non plus seulement au système leibnizien mais à des modes de pensée, d’être, d’agir, de croire de peuples extra-occidentaux — amérindiens, africains, etc. — qui n’ont pas usage, et pour cause, de ce type d’entreprise médicamenteuse. Car ne s’agit-il pas de cela, pour cette Critique emblématique de l’obsession occidentale : ingurgiter l’antidote qui immunisera contre tout devenir-autre, toute rencontre d’une altérité véritable ? Le mangeable en droit n’est-il pas dès lors révélateur d’une impuissance fondamentale, et proprement occidentale, à se nourrir donc à apprendre de l’autre en général ? Peut-être verra-t-on ici plus qu’une invitation à changer nos cadres de pensée, de perception et pourquoi pas, de manger : être de véritables « alter-gourmands » ?

Florence Albrecht

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À la toute fin d’Addict, Avital Ronnell écrit une « esthétique transcendantale de la chose-à-manger » sous la forme d’un dialogue entre Heidegger, Jünger, Derrida, Duras, etc. — accompagné de brèves notations scénographiques relatives à des « installations » qui sont autant de décors. On ne peut que lui donner raison. Car il faut bien admettre qu’il n’y a d’esthétique transcendantale que de la chose-à-manger. Kant n’a-t-il pas entrepris la Critique de la Raison Pure, et précisément choisi de l’ouvrir par une Esthétique Transcendantale, parce qu’il redoutait qu’en adoptant le panpsychisme leibnizien, contraire aux conditions spatio-temporelles de l’expérience sensible, on « avale des monades dans son café » ? N’a-t-il pas écrit — et si mal écrit — la Critique de la Raison Pure pour prévenir le risque qu’une femme enceinte accouche d’un monstre après avoir lu les Rêves de Swedenborg ? Pour que la Critique de la Raison Pure, un texte proprement incomestible et totalement inoffensif, sans influence, prévienne que par l’ingestion d’un texte un enfant djinn, abiku — un enfant radicalement autre qui, comme Swedenborg, entretiendrait un commerce avec le monde des esprits — soit substitué à l’enfant humain qu’elle porte en elle ?

Kant a beau être un philosophe du Nord-Monde, un philosophe des Pays Froids, il n’en a pas moins la notion d’une possible irruption dans son monde d’êtres venus d’un autre monde, n’en est pas moins effrayé par eux et n’en perd pas moins la santé qu’un Africain ou un Amérindien. Il ne sait pas moins qu’un Yoruba ou qu’un Indien Yanomami que de telles effractions du surnaturel dans l’univers des hommes se produisent le plus souvent à notre insu, par l’ingestion de substances psychotropes — un café, des paroles, un texte… un pain de seigle infecté d’alcaloïdes toxiques. Son urgence n’est de fonder la possibilité des jugements synthétiques a priori que pour que cela ne puisse plus arriver, ni à lui ni aux autres… ou du moins qu’un tel désordre ne se produise plus qu’à l’intérieur d’un seul et même monde en conséquence d’une sorte de dérèglement, de déraillement, ou d’un mauvais usage des conditions de l’expérience normale — jamais comme l’effet d’une rencontre entre deux mondes inassimilables et pourtant frères. Son intention est d’abord prophylactique. Incidemment, la Critique invente la totalité de la psychiatrie occidentale moderne.

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L’esthétique transcendantale est donc bien de la chose-à-manger — c’est-à-dire de toute substance matérielle qui s’ingère, s’inhale, pénètre le corps pour y engendrer une transformation psychique. Par quoi « manger » veut tout aussi bien dire boire, fumer, aspirer que baiser — au sens où baiser, comme seuls peut-être le savent les Brésiliens de l’avoir appris des peuples de la Forêt (des deux côtés de l’Atlantique Noire) et d’en avoir fait le mot d’ordre de leur modernisme, est un acte anthropophage. Puisqu’on ne baise jamais qu’avec des êtres fantastiques, des étrangers, des êtres d’une autre espèce, dont la dévoration jouissive, charnelle, est perspectiviste — au sens leibnizien et amérindien du terme, c’est-à-dire au sens où le point de vue de l’autre, son humanité fantastique, pour moi inhumaine, est dans le corps et ne peut être adoptée que matériellement : en ingérant le corps. Ce que, rapportée aux conditions transcendantales et prophylactiques de l’Humanité — de l’humanité exclusivement blanche s’entend —, la Doctrine du Droit kantienne comprend comme une transgression, une infraction, une perversion ou une bizarrerie. Une anthropophagie dont l’auteur de la première « Esthétique transcendantale » publiée n’a à vrai dire plus même idée, puisque, comme Hans Staden, le colon allemand incomestible prisonnier des Tupinambas, il en vient expressément à confondre le cannibalisme sexuel avec une entre-dévoration animale et l’entre-dévoration animale avec l’entre-dévoration de deux êtres d’une même espèce. Une anthropophagie qui nous serait inconnue si, grâce au témoignage de Staden, nous n’apprenions de Cunhambebe une autre leçon métaphysique que celle de la science des limites et des relations : celle des noces et des devenirs réels — qu’un cannibale qui mange la jambe d’un homme est un jaguar — qu’on n’ingère jamais rien avec tant de délectation qu’à condition de manger, de boire, d’inhaler, de baiser, comme un jaguar dévore un homme.

portrait de Descartes par Frans Hals parodié sous les traits d'un indien sud-américain. avec la phrase : indio, logo resisto.C’est pourquoi l’esthétique transcendantale est de la chose-à-manger d’abord au sens où elle nous en préserve. Où elle nous préserve de sa rencontre inopportune, de l’avaler à notre insu, de l’attraper comme on attrape un sort en inhalant un parfum, en croisant un regard, en marchant sur un objet. À l’usage transcendant — et mortel — des psychotropes absorbés accidentellement, elle substitue l’usage immanent des drogues. Au pain des ardents, pain maudit ergolinique, elle substitue le buvard d’acide, à l’anthropophagie sexuelle l’incorporation narcissique de l’objet du désir, à la possession démoniaque la passion amoureuse, au pouvoir du texte malfaisant la bibliographie, aux substances psychotropes (les monades) avalées par inadvertance dans le café la pharmacologie, à l’action intrusive des morts le poids interne du deuil, aux fumées toxiques les vapeurs mélancoliques… Littéralement xénophobe et toxicomane, l’esthétique transcendantale protège par l’ingestion addictive de drogues de toute effraction du monde humain par des entités étrangères.

Pas étonnant, alors, que les personnages de la pièce philosophique d’Avital Ronnell, Heidegger, Derrida, Jünger, Duras, Freud, etc., bref, tous ces post-kantiens, passent leur temps à échanger sur leurs addictions intellectuelles, à se refiler des narcotiques plus ou moins théoriques, et, ivres d’eux-mêmes, à s’alcooliser réciproquement d’allusions, de références et de citations livresques. Aucun diable tibétain ne viendra plus perturber le colloque amical de ces personnages bibliques, leur mutuelle compréhension, leur mutuelle reconnaissance, solidement fondée sur la dématérialisation et l’intériorisation de l’altérité terrifiante — dont il pourraient bien encore parler comme d’une figure culturelle, littéraire, théoriquement stimulante, mais qui ne se présente plus physiquement et spirituellement sur scène — n’engendre pas par lui seul, par le seul pouvoir du geste et de la voix, la scène, ici réduite à une simple installation où faire dialoguer dans la langue commune que ne parlent pas les enfants autistes, des êtres notoirement intelligents, dont les propos, inintelligibles aux analphabètes, sont clairement intelligibles à qui, ayant appris à articuler les voyelles aux consonnes, à lier la chair à l’os, aurait lu tous les livres et s’en trouverait renseigné.

Pas de risque qu’une femme enceinte accouche d’un enfant abiku. Mais pas de risque non plus que qui que soit accouche sur scène de quoi que ce soit — de qui que ce soit. Le xénophobe toxicomane ne manque bien-sûr pas de gesticuler, spéculativement et parfois même nerveusement, sur le domaine, le champ, le territoire, disciplinaire, thématique, etc. où il monte son installation, et dans les limites de son installation, mais le geste est perdu — au sens où gerere veut aussi bien dire jouer un rôle, montrer, faire voir, que faire, porter en soi et enfanter. Car dans le geste s’il est réellement geste, geste théâtral pur — ou, si l’on préfère, performance —, la monstration et la production, le jeu et la génération forment un seul et même acte.

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Dans la mesure où toute sa pensée est suspendue à cette terreur panique du monde invisible des esprits et à cette esthétique transcendantale de la chose-à-manger — qui constitue sa seule et faible défense contre l’effroi suscité par l’intrusion d’une autre humanité, d’une fraternité radicalement exotique, d’une fraternité d’une autre espèce —, le philosophe transcendantal peut bien être réaliste ou matérialiste plutôt qu’idéaliste, cela ne change rien à l’affaire. Il est de toute façon insuffisamment idéiste. Il ne l’est pas au point où l’est, par exemple, Valentine de Saint-Point. Au point où l’est Jeanne Bergson, la fille sourde et muette de l’académicien, étrangère à la pensée de son père — conquise par la danse métachorique de la femme futuriste, qui, dans un enveloppement de lumière et de parfums, identifie matériellement l’acte à la pensée, confère aux mouvements du corps la nécessité propre qui leur revient d’être une pensée immédiatement en action.

Le penseur transcendantal, quant à lui, a beau écrire et parler, donner ici et là des entretiens dans plusieurs langues, s’épuiser à écrire et à parler, il ne fait pas le début de ce que fait chacun de ces pas de danse de Valentine que Jeanne saisit photographiquement dans ses aquarelles. « Photographiquement », c’est-à-dire non pas par une décomposition intellectuelle du mouvement inadéquate à l’expérience métaphysique du temps réel et créateur, comme le pense Henri, mais par la fixation instantanée de la synthèse simultanée que seule opère une métaphysique en acte — précipitée, concentrée avec une invraisemblable, une insupportable intensité, en un seul acte. Comme la totalité du théâtre grec peut être synthétisé en une seule phrase incompréhensible criée en courant d’un bord à l’autre de la scène.

À cette couture violente de la culture et de la vie, le philosophe de l’esthétique transcendantale ne peut consentir. Traumatisé par le surgissement d’une force inconnue dans son ordre civilisé, affaibli par elle pour n’avoir aucune ressource dans sa propre culture moribonde qui lui permettrait une négociation avec les êtres du monde invisible, il ne tolère plus que le théâtre post-traumatique d’une discussion ennuyeuse entre gens cultivés pour des gens cultivés. Il fait moins qu’un pas de danse, parce qu’en réalité il ne fait rien — ne fait rien de ce qu’il y a à faire. Parce qu’il ne veut plus être imprégné d’aucune pensée, vivre d’aucune pensée, risquer d’être investi et possédé par un point de vue assez puissant pour le pousser immédiatement à des actes et des paroles dont la partition échapperait à l’ordre des mots. Alors, il met en scène des débats d’idées : idéalisme versus réalisme, idéal-réalisme versus réal-idéalisme, idéalisme idéal-réaliste versus réalisme idéal-réaliste, idéalisme réal-idéaliste versus réalisme réal-idéaliste, etc. — c’est-à-dire, ne met rien en scène et ne pense pas.

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Toute esthétique transcendantale ne peut donc que s’écrire, et ne s’écrire que d’une écriture à proprement parler « débile », c’est-à-dire incapable — de cette incapacité dont les Blancs sont bien les seuls à être capables — qui constitue leur seule capacité. Proprement insymétrisable avec ce dont sont capables les peuples qui pensent. Ce qu’Artaud appelle le « mal blanc ». La capacité qui s’est développée jusqu’à l’absurde chez les monstres que nous sommes de penser en systèmes, en formes, en signes, en représentations, de nous perdre en considérations sur les formes rêvées de nos actes :

« MARGUERITE DURAS (à Marguerite Faust) : C’est de l’idéalisme allemand, ça, ma chère. Absolument charmant ! (…) DERRIDA (à Heidegger) : Il y a quelque chose dans ce thanatopos qui est, comment dire, trop scientifique pour moi. De toute manière, que la science ne pense pas, c’est vous qui le dites. (…) JÜNGER (à tous) : Veuillez accepter mes excuses ; parmi nous autres vieux messieurs, il s’en trouve quelques-uns qui restent fort attachés à ce terme. (…) »

Et autres gentillesses…

Insuffisamment idéiste, le penseur transcendantal est insuffisamment matérialiste. Pour l’avoir malheureusement expérimenté, il récuse, théoriquement — puisqu’il ne sait plus rien faire que théoriquement —, l’influence directe, magique (c’est-à-dire synthétique) de la matière sur l’esprit, tout concrétisme (l’abstraction supérieure du concret), le pouvoir qu’aurait une technique corporelle de disposition, d’empilement, de manipulation d’objets matériels… de manducation, trituration, pilage de matières vivantes, terriennes, animales, végétales et minérales… du traçage d’un symbolisme exclusivement matériel dans la boue ou la poussière d’une préparation… d’une Stimmung incantatoire, d’un geste du bras, d’un cri…, de produire une transformation profonde de l’esprit, de l’orienter et de le faire renaître en faisant renaître le corps. Bref, la nature psychotrope de la matière. Le transcendantaliste, quel qu’il soit, ne pense pas plus loin qu’un missionnaire jésuite. Ses psychotropes ne peuvent espérer produire que des conversions, des turns théoriques — linguistique, ontologique, théologique, post-moderne, anthropologique, etc. Des courants et des contre-courants, des changements d’idées mortes — des tentatives dérisoires pour réorienter l’esprit, pour donner forme au myrte sauvage qui ne cesse de se transformer selon d’autres principes, sous l’effet d’autres forces.

Il absorbe bien sûr des choses-à-manger. De la mescaline, mais c’est encore pour écrire — une ontologie ou une théorie de l’imagination… peu importe : au mieux, il ne verra que des homards. Et il ira consulter un psychiatre pour ne plus les voir. Un psychiatre blanc qui tentera de lui apprendre à redouter plus l’abîme d’où naît et où sombre toute chose que la présence inopportune et sollicitante de ses homards. En aucun cas, il pensera à les nourrir. Car la chose-à-manger, la mescaline qu’il ingère, n’est que pour lui — ne nourrit que lui, son identité xénophobe. Peu importe que son ingestion le détruise comme Sujet : en l’accouplant, comme le héros tragique hölderlinien, au chaos de cette destruction, elle est avant tout le moyen d’une expérience éminemment subjective — reste un mode de subjectivation et anéantit l’extériorité radicale du désordre au sujet. Il pourra bien, comme Deleuze, chercher à dissocier — abstraitement (forcément !) — la drogue comme « expérimentation vitale » et la drogue comme « entreprise mortifère », il aura beau lieu de s’agacer de ce que le flux destructeur que « comporte » l’expérimentation vitale se rabatte sur lui-même et fasse foirer l’expérimentation, que les drogués (comme les psychanalystes) fassent chier le monde en répandant leur contagion, tant qu’il continuera de concevoir l’expérimentation comme une tentative qui vous saisit et vous ouvre des connexions — et non comme la réponse à une requête de l’invisible qui sollicite pour lui-même votre destruction et votre action —, l’expérimentation vitale tournera toujours en entreprise suicidaire.

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Davi Kopenawa, le chaman yanomami de La chute du Ciel, ce chef-d’œuvre de contre-anthropologie que nous devons à Bruce Albert, n’a pas été initié à la poudre de yakoana parce que, comme Castaneda, il aurait rencontré à un arrêt de bus un vieil Indien disposé à l’accompagner dans sa tentative d’expérimentation vitale. Il n’a jamais rien tenté par lui-même, pour lui-même. Il n’est initié que parce qu’il a d’abord été un enfant différent, au sommeil agité, visité la nuit par les images terrifiantes des esprits xapiris. Parce qu’il a rêvé d’autre chose que de lui-même. Fait des rêves réellement non œdipiens. Et s’il inhale ou boit maintenant la poudre de yakoana, en mourant d’elle pour continuer de rêver, ce n’est pas afin de nourrir une expérience subjective de connexion élargie, mais pour nourrir ses esprits. La chose-à-manger nourrit d’autres bouches que la sienne. Si le flux destructeur de la poudre psychotrope ne se rabat pas sur soi, c’est parce qu’il tue le chaman d’un coup, réellement et non métaphoriquement — au lieu de le tenir dans une couveuse de la mort, en suspens entre la vie et la mort dans une addiction létale où il ne cesserait consciemment d’exister et de disparaître — une station qui constitue la Figure maîtresse de l’être-européen. La mort par la poudre n’est pas un risque à prendre pour tenter une expérimentation, elle est l’unique moyen, l’acte même, par lequel les xapiris peuvent être nourris d’elle et peut être restaurée la force dont ils ont besoin pour guérir les hommes, soutenir le Ciel et combattre les fumées épidémiques des Blancs qui viennent détruire la Forêt : la grippe, la malaria et toutes les marchandises qu’ils trimbalent avec eux — les objets et les idées à revendre avec lesquelles, comme tous les drogués avides d’expérimentation vitale, ils font chier le monde en répandant leur peur xénophobe.

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Parce qu’il est décidément difficile aux Blancs de refréner leur désir de tirer bénéfice de leurs conquêtes coloniales — il est vrai, comme l’écrit Fanon, qu’ils leur doivent tout ce qu’ils ont… —, il leur arrive de se demander quelle autre métaphysique, entièrement inédite, la pensée sauvage pourrait bien leur apporter pour une nouvelle Renaissance philosophique — qui, cette fois, ne se ferait pas sur le dos des peuples, mais grâce à ce que ceux-ci ont pu sauver de la violence des Européens, qui cherchent ainsi à teinter leur vieil uniforme colonial d’une nouvelle couleur de bois de braise, dans l’espoir de donner d’eux-mêmes une meilleure image que celle dans laquelle ils ne sont malheureusement que trop facilement reconnaissables. Ce narcissisme qui les pousse à chercher dans une pensée exclusivement en acte et xénophile de nouveaux outils exclusivement conceptuels pour de nouvelles expériences xénophobes et addictives, est, du point de vue théâtral et du point de vue philosophique, catastrophique. Du point de vue théâtral autant que du point de vue philosophique, parce que la philosophie ne s’est instituée comme savoir purement conceptuel que contre le théâtre, contre l’action et la scène, qu’elle a ruinés, par faiblesse, asthénie, incapacité à recevoir de l’étranger — qu’elle veut bien seulement recevoir — la nécessité d’une action matérielle à accomplir sans délai sur l’injonction de l’invisible. Indissociables aussi parce que seul le théâtre pur est philosophique.

Pas une phrase, pas un mot, de la Préface au Théâtre et son double écrite par Antonin Artaud au retour de la Sierra Tarahumara, à laquelle il ne faille souscrire. Dans le même temps où Lévi-Strauss, le futur académicien des quais de Seine, récolte au Brésil la matière ethnologique à informer par le logos occidental et reste imperméable à la leçon décoloniale et tupinamba des modernistes brésiliens, Artaud assène une vérité antiacadémique : le totémisme est acteur et fait pour des acteurs — des danseurs et des chanteurs. L’anthropologue peut bien lui faire les honneurs de l’Académie, l’inviter à prendre place à la Table — forcément kantienne et transcendantale — des ontologies mondiales, le philosophe lui accorder l’hospitalité de son système de pensée, exclusivement verbal et universaliste, l’Indien se fout de l’hospitalité des Blancs. Il a depuis longtemps appris à se méfier de leur générosité, et si, comme le fait Davi Kopenawa à travers Bruce Albert, il leur livre quelque chose de sa pensée, c’est uniquement dans l’espoir que devenus conscients du péril qu’ils encourent eux-mêmes à force de détruire la Forêt les Blancs la quitteront un jour définitivement pour lui permettre d’en recouvrir le libre usage, qui est de pouvoir continuer de rêver par l’ingestion d’une poudre d’écorce d’arbre, de faire grâce à elle danser et chanter les images de ses esprits et d’assister à leur ballet aussi beau qu’effrayant et cruel, afin d’apprendre d’eux leurs manières de danser aussi diverses que leurs chants. Ce que ne peut aucun de nos systèmes de pensée — tous âprement débattus, parfois au prix de grandes vexations, mais qui n’ont jamais affecté aucune vie sauf à obliger de jeunes hommes et de jeunes femmes à rester immobiles et silencieux des heures entières à les étudier penchés sur des livres.

Seule notre absence de culture, solidement « enracinée », comme disait Artaud, nous fait encore nous étonner de ce que le contact avec des gens aussi bien portants et intéressants que nous puisse provoquer tellement de maladies chez les peuples de la Forêt qu’ils préféreraient sans regret nous voir partir. C’est que nous ne sommes pas pour eux assez étrangers. L’un des enseignements les plus bouleversants de la contre-anthropologie yanomami, est que nous ne sommes pas les « vrais étrangers », que sont seuls les autres Indiens de la Forêt. Certes, les Indiens connaissaient-ils notre existence avant même que nous ayons l’outrecuidance de croire que nous découvrions leur Terre. Ils savaient parfaitement que sur l’autre rive de ce que nous appelons l’Océan vivaient des étrangers, des Indiens, c’est-à-dire des hommes qui comme eux ne s’étaient pas transformés en êtres de la Forêt. Ils en parlaient comme d’étrangers. C’est-à-dire comme des hommes qui auraient accès à des esprits — des danses et des chants, une beauté et une violence plastiques — qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils auraient pu apprendre d’eux. Leur déception fut grande de constater qu’au lieu de ces étrangers arrivèrent par bateaux entiers des êtres au langage embrouillé, à la pensée courte, desséchée, qui avaient perdu la parole et le savoir des anciens, tellement oublieux de leur savoir qu’il leur fallait écrire la musique et les images, les enregistrer sur des peaux de papier (puis des magnétophones et des caméras), étant devenus incapables de les faire apparaître et de les partager par le rêve (ne rêvant plus que d’eux-mêmes) — annonçant sans cesse l’apparition future d’un dieu dont il ne savait pas faire descendre l’image, qu’ils avalaient bien par la bouche, mais sans que leur poitrine en devienne pour autant le théâtre d’une danse fantastique — d’un dieu que les Yanomamis parvenaient pourtant bon gré mal gré à voir en inhalant de la poudre de yakoana avariée, affaiblie, et dont l’image, spectrale, est celle d’une substance flasque et lumineuse. L’Erscheinung du Christ sur le Mont Tabor, de la Vierge sur le dôme d’une église copte… — l’état flasque auquel la magie noire des médecins de Rodez réduit leurs patients. Bref, de faux étrangers, de faux Indiens, pauvres en esprits et en frayeurs, en langues, en gestes, en mélodies et en parures — c’est-à-dire en étrangers.

Parce qu’elle ne joue pas les idées, mais les met physiquement en scène sous la forme de présences non feintes et d’actes sonores et plastiques dont la beauté et la violence pénètrent par effraction dans l’espace collectif, la performance seule nous permettra peut-être d’être à nouveau des étrangers — c’est-à-dire des humains vivant seulement de nourrir des échanges avec des étrangers — radicalement étrangers, c’est-à-dire frères d’une autre espèce. Elle nous fera régresser en deçà de tout ce que nous tenons pour notre culture et qui n’est que la manifestation de notre absence de culture. Elle le pourra, parce qu’elle seule n’est à l’Avant-Garde d’aucun progrès, mais consiste dans cette pure et simple dislocation des formes arrêtées, verbales, musicales, plastiques, intellectuelles et morales, de notre absence de culture, de toutes ces formes de la vie civilisée auxquelles nous sommes narcissiquement accros, mais auxquelles nous ne tenons pas, ne sommes pas attachés — et qui ne se recomposeraient pas une fois disloquées, si nous savions un tant soit peu refaire l’unité d’un corps disloqué.

L’académie ne parvient, on le sait, qu’à recoller les morceaux, jamais à construire l’unité du disloqué.

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Les techniques concrètes mises en œuvre par des penseurs sauvages pour rassembler les parties sectionnées d’un corps — comme celle que décrit l’Ofo Àjáso (n° 357) rapporté et traduit par Pierre Fatumbi-Verger dans son livre sur le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba — ne sont pas une grossière préfiguration, encore maladroite, des techniques d’unification logique et spéculative du divers inventées et maîtrisées par les philosophes professionnels. C’est même l’inverse : les synthèses du philosophe ne sont que les caricatures exsangues des synthèses concrètes du guérisseur. Du point de vue abstrait le savoir est strictement le même : l’unification du divers — la synthèse — ne peut résider que dans une exacte simultanéité de la disjonction et de la conjonction, de la séparation et du rassemblement — elle est dans l’unité de la différence et de l’unité. Le philosophe ne sait rien de plus que ce que sait le guérisseur. Seulement, s’il connaît la formule, il ne sait plus l’acte. Il pratique une abstraction sans acte et sans force — mime vaguement l’acte par des mouvements de mots, et même un certain athlétisme corporel, mais en vain. Ce que voulait peut-être dire Bergson quand il notait que l’intuition du système de Spinoza — l’intuition de l’unité de la procession et de la conversion — ne pouvait être réalisée que dans une action (et non un système). Ce que voulaient peut-être dire aussi Deleuze et Guattari en présentant Spinoza comme Héliogabale ressuscité : que l’Éthique, cette métaphysique écrite de l’unité de l’unité et de l’anarchie, est en réalité le scénario d’une performance qui exige la scène artaldienne pour que l’unité soit réellement l’unité qui ne se dit que du multiple et non l’unité de l’Un. Seule la performance magnifique, excessive, sanguinaire et indécente d’Héliogabale serait donc spinoziste.

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Comment faire ? La question reste entière pour les philosophes de savoir comment faire un corps — ou plus exactement : comment faire pour faire vivre un corps de sa réalité vivante ? — en d’autres termes : comment ressusciter un mort ? Et s’ils s’évertuent vainement à chercher de nouvelles réponses à cette question, parfois aidés par les tentatives plastiques que leur suggèrent les corps souffrant dans les sociétés où ils exercent leur incompétence, c’est bien, comme le soutient Kopenawa d’avoir oublié les techniques ancestrales de métamorphose et de résurrection. On me demande ce que la performance peut bien apporter à la philosophie. La performance, qui régresse en deçà de cet oubli, n’apportera rien à la philosophie des philosophes — elle restaurera seulement la pensée dans sa forme première, active et efficace.

Mais cette régression à laquelle il faudra consentir ne nous fera pas nous habiller en Indien. Porter une coiffe de plumes, des caudales d’ara rouge, et nous enduire de teinture vermillon de rocou. Héliogabale est un idiot habillé en roi. Un Syrien habillé en Romain. Un Aborigène en Latin. Il nous faudra nous trouver indigènes en costume de ville. C’est dans nos habits d’oublieux, dans nos habits d’homme vêtus — nos langues asséchées, nos pensées courtes, notre littérature et notre musique indigentes, que nous régresserons jusqu’aux visions chamaniques des esprits dansant — pour performer dans ces habits une métaphysique qui n’aura rien de neuf sinon d’être active.

Il ne s’agira pas, comme Castaneda, de faire l’Indien en involuant sous drogue vers son être imperceptible, moléculaire, fluide, fibreux et lumineux, après avoir traversé les affects d’un devenir chien, couru en aboyant après un autre chien et s’être gratté la tête avec le pied. Comme si le devenir animal indien, perspectiviste, consistait dans le fait de devenir un animal aussi stupide qu’un chien peut l’être sous le regard d’un homme — comme si un chien n’était pas un homme. Une involution, qui parce qu’elle craint d’être régressive, est à vrai dire plutôt et encore une évolution vers soi, vers ce qu’est, ou voudrait être un Blanc : cette pure substance lumineuse qui constitue la forme archétypique de la manifestation de son unique dieu — et partant de toute manifestation. Il n’y a qu’à lire, comme l’a fait Cendrars, les Acta santorum des Bollandistes, pour savoir comment Suarez et Saint Thomas, les fondateurs de l’École, s’exerçaient dans leurs cabinets d’oraison à léviter, perchés au plafond dans un halo de lumière.

Cesser donc de vouloir évoluer, mais bien régresser. En deçà de l’école, de l’écriture et du système des idées, de l’oubli de toutes les altérités radicalement autres qui se sont un jour présentées sur la scène de nos rêves — et donc régresser en deçà de soi. Ne pas être un Blanc en costume d’Indien, mais se trouver Indien en costume de Blanc. L’Indien habillé en sénateur d’Empire, disait Oswald de Andrade : Filipe Camarao, le vainqueur des Néerlandais à Guararapes. Et aussi Rikbaktsá Descartes. Être assez étranger pour pouvoir partager avec un Indien des danses qu’il ne connaît pas.


Illustration : André Vallias