Réflexions sur Fade de Ryōko Sekiguchi
Enquête et introspection d’une auteure transfrontalière. Comprendre le « fade », en explorer les contours et le cœur, tel pourrait être l’objectif de ce livre. Ce parcours exploratoire est riche en exemples, sources et recettes.
Belle illustration que celle du firni afghan, troublant dessert pour les papilles françaises. Sa consistance molle — presque fluide selon la cuisinière qui le prépare — rehaussée du croquant des pistaches et des amandes est une vraie perturbation en soi. Ajoutons que l’usage de la cardamome, épice puissante et pourtant délicate, n’est pas très courant chez nous. Ce dessert est apaisant au palais, il ne flatte pas, il se hume — pour reprendre les propos de Fade, il est davantage fait « de parfum que de goût ». Là commence le vide gigantesque qui sépare l’analyse sensorielle de la dégustation dite normale : goût et odorat sont mêlés intimement au point qu’on ne finit par ne plus savoir qui est qui lorsque les aliments sont en bouche. Il y a bien que la rétro-olfaction qui permette de « sentir de l’intérieur » lors de la dégustation d’un liquide — en particulier du vin ou des alcools. De plus, la consistance et l’énergie que l’on met à mastiquer influent sur la remontée des molécules olfactives dans les fosses nasales. Oui, là commence la difficulté à penser le goût, et donc le fade, puisque celui-ci en serait l’absence ou le manque partiel. L’expérience gustative, ou devrais-je dire de pensée gustative, est délicate. Elle met en jeu tant de schèmes durablement acquis, un habitus si l’on veut. Ceci se heurte à la conception généralement partagée, bien partagée, dernier refuge de l’identité : de gustibus et coloribus non disputandum, des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Cet adage semble affirmer que les goûts d’un individu sont une affaire purement personnelle et non explicable et donc le fade appelle un jugement sans appel, tout comme le goût — nous emploierons le terme « goût » pour désigner le goût culinaire, le goût gustatif si l’on veut même s’il désigne à la fois tout jugement sensoriel positif ou négatif. Pourquoi juger le firni de la sorte ? Le firni perturbe le dégustateur par ce vide au sein de ses prédispositions. Ryōko Sekiguchi l’exprime d’une autre manière — en est-ce d’ailleurs une autre ? — en convoquant le « souvenir d’un plat particulier gravé dans la mémoire comme goût idéal ». Souvenirs conscients et inconscients nous poussant spontanément à apprécier cette résonance ou à rejeter l’inhabituel ou l’éloigné de nos habitudes culinaires et en particulier les plus anciennes. Pourtant, je crois qu’une éducation à la curiosité sensorielle arrive partiellement à lutter contre la circonspection ou le dégoût. Il serait judicieux de convoquer un mets fabuleux, tant pour ses propriétés organoleptiques que gustatives : le nattō. À chaque fois que je le déguste — trop peu souvent malheureusement — dans un restaurant japonais, on me demande si je suis sûr de mon choix. Parfois, c’est la curiosité du serveur guettant ma réaction qui est admirable, tant il s’attend à lire le dégoût sur mon visage, inquiet ou à demi amusé. Son odeur, son goût et sa consistance sont indéfinissables pour nombre de mes compatriotes. Ses odeurs de fermentation partielle font de ce mets gluant et collant un véritable défi. Sans une appétence curieuse pour l’expérience de goût, il est bien difficile de franchir certaines barrières et cela ne suffit pourtant pas. Cette curiosité est elle-même enserrée dans l’habitus, elle en fait partie, elle possède ses limites. « Mais il faut être Japonais pour l’apprécier ce goût ? (…) Non, il faut accepter que l’on ne comprend pas tout immédiatement, que tout s’apprend. » Cette réflexion est fort intéressante, elle montre les limites de la pensée sensorielle, trop habituée à avoir la réponse immédiate. Peut-être y a-t-il la crainte que la pensée n’altère justement la sensation, comme si sensation et intellect s’entrechoquaient. Pensée par opposition à sentir. Or, il est indéniable que pensée est expérience et que l’expérience modifie la façon de percevoir. D’où penser permet aussi de sentir. Le goût se forge dans l’expérience, y compris celle de la réflexion et du discours. Construire un discours sur le goût, c’est forger sa façon de sentir, idée reprise par Antoine Hennion dans « Pour une pragmatique du goût ». Il n’est pas impossible que ce discours libéré des croyances n’est accessible qu’au prix d’une éducation et d’un parcours de vie particuliers.
La croyance en l’individualité absolue du goût nous renvoie dans les cordes, nous enferme, en jugulant la possibilité de penser parfois la cuisine « différente » — en particulier quand sa conception semble aux antipodes de la nôtre — l’altérité culinaire si l’on veut.
Aucune raison, même à l’heure de la mondialisation, et après la déferlante de la cuisine fusion, de ne pas soupçonner un certain ethnocentrisme gastronomique. Tout particulièrement en France, la population, même quand elle est peu cultivée gastronomiquement, est fière de son patrimoine de produits et de recettes. Voilà, en quelque sorte, un obstacle supplémentaire. Même chez les cuisiniers de la meilleure volonté, la fusion ou les influences sont un prétexte à « améliorer » la cuisine française et non à comprendre en profondeur les influences extérieures. Autre obstacle, le langage : il fait cohabiter le registre courant et celui des critiques et peine à franchir ces frontières sociales. « Acide », « amer » ou même « fade », s’ils ne sont pas sur le même plan — les deux premiers renvoyant à des sensations physiologiques objectives et non le troisième, cela étant très bien noté dans les écrits de Ryōko Sekiguchi —, sont des termes à forte connotation négative. En effet, ils servent aussi bien à désigner les sensations de la table qu’à qualifier le caractère ou les sentiments d’une personne. À l’opposé, « sucré » est un terme plus positif, bien qu’ambivalent. La douceur devient un piège lorsqu’elle est présente à l’excès. L’on passe ainsi du « doux » au « mielleux », au maniérisme d’une personne « sucrée ». À l’opposé, la fadeur du « doux » devient « doucereux ».
Néanmoins, l’acide et l’amer sont irrévocablement renvoyés au négatif. Il n’y a que dans le vocabulaire des œnologues, des critiques ou des cuisiniers — laissons de côté les chimistes pour qui acide est une réalité physique objective dépourvue d’affect — qu’acide revêt une dimension plus neutre, se différenciant de « aigre ». « Amer » a peu ou prou le même sort, évoquant regrets, rancœur ou le ressentiment. « Fade », quant à lui évoque le manque de consistance de caractère, l’effacement. Ces mots, n’étant pas exclusivement dévolus au culinaire, sont par conséquent utilisés de façon biaisée. Dans le même ordre d’idée, l’on pourrait citer « mou », chargé négativement, en opposition au « dur ». Il ne viendrait à l’esprit de personne de considérer la mollesse comme une qualité individuelle. Dans la liste des termes liés à la cuisine et ayant une connotation fortement négative, on trouve « gluant ». Les textures mucilagineuses ne sont pas en odeur de sainteté chez nous. Manger un plat de bamyas, autrement appelés gombos rebute régulièrement les novices.
La cuisine française cherche probablement la concentration. On y aime mêler et faire mijoter, concentrer les arômes, réduire les sucs. Les laitages et les œufs, mais aussi le beurre et les huiles sont d’excellents vecteurs et fixateurs des molécules odorantes. Est-ce que la fierté gastronomique française ne pousse pas les cuisiniers à forcer le trait ? La concentration recherchée à tout prix ? Outre ceci, je crois que le Français et sa cuisine sont une comme une relation de dégustation héritée de la ripaille. Il y a quelque chose de peu méditatif dans cette relation-là. Cela peut tout à fait s’expliquer pour des raisons culturelles. Si l’on peut dire, l’amateur cherche le déroulé des saveurs dans le temps et non dans la profondeur. Cette succession, si elle commence par un goût qui ne s’offre pas, perturbe le gourmet, le désoriente et fait chuter sa satisfaction. Effectivement, nous pourrions résumer cela ainsi : le plat pour moi, quelque chose d’autocentré comme le suggère l’auteure.
La comparaison citée dans les pages de Fade, selon laquelle la cuisine française est une cuisine d’addition et la cuisine japonaise, de soustraction, me semble très largement dépassée de façon objective. En effet, peut-être pourrions-nous — si nous en étions rendus à cette extrémité — qualifier une certaine cuisine japonaise, de cuisine de juxtaposition et la cuisine française, de cuisine de miscellanées. Résumer un répertoire culinaire ainsi est proprement audacieux, il revient à essayer de circonscrire la diversité et à la réduire. En outre, il est indéniable que la cuisine française ne sait pas s’accommoder de l’eau, ni l’accommoder. Les bouillons sont toujours concentrés et servent de base. Ils sont, en France contemporaine, peu utilisés seuls ou comme support simple. Ils servent essentiellement à la cuisson ou à élaborer des sauces.
Question d’habitudes bien ancrées, d’ethnocentrisme, de valorisation de certains goûts par le langage ou de curiosité, la sentence du fade échappe à celui qui la prononce. C’est un jugement flou par excellence. Comment penser ce qui nous échappe ? Malgré tout, faire l’effort de comprendre les liens étroits noués entre la table, la préparation, le langage, la géographie, mais aussi l’histoire, dans un même creuset, est un acte louable et audacieux.
Sekiguchi R. (2016), Fade, Les ateliers d’Argol (Paradoxes)
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