François Désaulniers : Intraordinaire
« Referme le bouchon sur la tempête qui vibre dans le verre » (Le Boutefeu)
Il y a deux sortes de musiciens. Ceux dont on se dit : « C’est beau ! » (ou pas) quand ils jouent. Et ceux dont on ne se dit rien, parce que, quand ils ont commencé à jouer, c’est une voix qu’on entend, une voix qui parle.
(On se retourne : « mince, qui a parlé ?? »)
Et il y a aussi deux sortes de chanteurs. Ceux dont on se dit : « Quelle voix magnifique ! » Et ceux dont on ne se dit rien, parce que la voix, on ne l’entend plus, on essaie de comprendre ses mots, ses mots extraordinaires. Donc si je résume, chez les très grands, on comprend les mots des musiciens, et on s’accroche on s’accroche très fort pour comprendre les mots des chanteurs parce qu’ils sont magiques.
Et la grande question est : POURQUOI sont-ils magiques ? Et POURQUOI est-ce qu’on n’entend plus les instruments des musiciens, mais ce qu’ils disent ? Mes amis, cette question, cela fait une vie que je me la pose : je me dis c’est où la frontière ? Quand est-ce que des mots sont poèmes, des images tableaux, à quel endroit du prisme ? À partir de quel moment je sais que Martin n’est pas un claviériste comme les autres, que Steph n’est pas un batteur comme les autres, que François est un poète, que Camille, Norman, Amélie, Diane, Tomoko…?
Et je ne sais pas répondre. Mais mon corps, lui, il sait. Il dit : « Ici. C’est ici. Là, juste là. » Car mon corps a sa computation perso, et comme les micro-ondes ça fait « cling » quand il a trouvé.
Une autre question serait de se dire : « Bon, et pourquoi est-ce si important ? Pourquoi est-ce que les musiques, les poésies, les voix, les voix-qui-n’en-sont-pas, sont si importantes ? » Celle-là aussi elle est hard, mais quand même plus facile : car les poètes et les musiciens construisent un monde parallèle, juste à côté, collé en empreinte sur la membrane qui entoure l’univers. Et quand on a de la chance, elle résonne, elle oscille, elle nous approche, et on l’entend. Alors le vrai monde est meilleur, plus vivable. Parce que par résonance, il devient la chambre d’écho de la membrane qui l’entoure, et sur laquelle sont collées les empreintes des musiques et des poèmes.
Voici donc Intraordinaire, l’album de chansons de François Désaulniers :
François raconte :
« J’ai grandi à Saint-Tite, puis étudié à Shawinigan, Trois-Rivières, Montréal et Paris avant de revenir prendre racine en Mauricie. J’habite maintenant au nord de Trois-Rivières, à 140 km de Montréal, devant une tourbière remplie de grenouilles et de mouches à feu, survolée de bécassines, de butors et de busards Saint-Martin, bordée d’une forêt visitée par belettes, renards, coyotes et cie. Les dimanches d’été, sur mon balcon, je regarde les chevaux de l’écurie voisine et les parachutistes lâchés dans les nuages au loin. L’hiver, les lumières de la dameuse entretenant la piste de motoneige balayent les murs de ma chambre avant de s’enfoncer dans la forêt. Parfois, je saute dans mes souliers pour aller courir derrière. Faire du jogging nocturne, sur une surface immaculée, éclairée par la lune. »
François Désaulniers, c’est un écrivain, c’est un poète, un guitariste, un chanteur. D’habitude, on les traite plutôt comme des solitaires, les poètes, mais ici, dans cet album, il s’est passé quelque chose de particulier. François a rencontré des musiciens, et les musiciens ont bien voulu parler avec lui. Il en ressort une incroyable conversation, autour des textes, autour de ses chansons, comme si tous ces musiciens avaient eu envie de faire univers, juste un instant, avec ses textes. Tous ces grands noms m’impressionnent : Norman Lachapelle, à la basse, Stéphane Crytes, à la batterie, Martin Bournival aux claviers, Amélie Lamontagne au violon, Camille Paquette-Roy au violoncelle, Dany Roy au saxophone ténor, Diane Whitmore à la clarinette basse, et Tomoko Takase la chanteuse, Patrick Goyette et Richard Addison qui ont fait le mixage et le matriçage. Et je contemple leur dialogue multiple avec les mots.
Juste un exemple, dans Porté disparu :
Ici le texte est seulement parlé et les drums improvisent. Ce sont eux la musique jusqu’à ce que le piano arrive. Ils font plus qu’accompagner, ils racontent : la course, le stress, la pluie. « Je marche sous la pluie battante, de l’eau dans les bottes, les muscles engourdis, serrés dans un manteau de varech ». « Où se cachent la douceur, la chaleur, la lumière ? » Le batteur Stéphane Crytes enlace du temps complexe et des fréquences dans ce qui est pour l’instant, au début de l’album, un poème en prose à la Baudelaire et qui deviendra des chansons, mais plus tard. On avait un peu oublié, hein, à quel point la batterie c’est du tissage fin, subtil, réfléchi, mais en même temps du vécu et du puissant. Une alliance de la pensée et du corps, de la danse et du comptage. Du primaire, et du sophistiqué. L’entrée dans le bar est une merveilleuse rencontre sonore : alors que les drums sont toujours là, identiquement dans la course et l’affolement, tout à coup la présence du piano s’intègre à eux. « Je me fonds dans le décor », dit la voix, et ce qui était un cœur battant la chamade devient… un cœur battant la chamade, mais dans la chaleur sécurisante d’un morceau de jazz. Jusqu’à la chute de la vraie rencontre physique « Le banc de piano est vide. La jeune femme est maintenant assise à la table d’un inconnu. Moi. »
François raconte comment il a rencontré Stéphane :
« Je vais prendre une pause dans un café en face du port de Trois-Rivières. Je réfléchis à la prochaine étape en regardant la glace qui fume sur le fleuve. Un batteur jazz. Maintenant, il faut que je trouve un batteur jazz pour faire exploser les structures musicales de mes chansons, leur donner une pulsation, faire démarrer le moteur. J’ai quelques noms de musiciens en tête, mais, à tout hasard, je sors mon iPhone pour faire une recherche : “batteur jazz”. Pendant que je fais défiler les résultats, une amie entre dans le café. Je me lève pour aller la saluer. Elle me présente la personne qui l’accompagne : “Stéphane, batteur jazz.” Long silence incrédule de ma part. Je leur montre mon téléphone avec les deux mots clés de ma recherche. Qui va croire que c’est réellement arrivé ? »
Ou aussi dans Le Boutefeu, pièce fétiche de l’album. Sept musiciens, une soixantaine de pistes, une clarté de chacune des interventions grâce à l’ingénieur de son Patrick Goyette, qui donne du punch et de la profondeur. Et un violon qui commente, largement, avec de l’espace, qui reprend tous les mots, en tire la substance et les fait s’envoler.
Et ainsi de suite, tous les morceaux se déroulent, le chanteur, les musiciens, les musiciens, le chanteur.
Jusqu’au postlude, Mékinac.
Sorte de tableau à la Watteau, mais avec un paysage de Mauricie, avec des grenouilles, enregistrées, ponctuation mystérieuse et fine, avec des sons de rivière, et des pianos bizarres. Martin Bournival, inventeur génial d’une multitude de claviers originaux, joue d’un instrument dont il est lui-même le créateur, sa sonorité évoque le piano, le clavecin, la Koto japonaise. On entend la voix de Tomoko Takase, et François nous raconte :
« In extremis, à une heure de boucler la dernière journée de mixage, j’ai réussi à la joindre. Quelques minutes plus tard, je recevais un message avec, en pièce jointe, la voix de mon amie enregistrée dans son appartement de Tokyo avec son téléphone Sony. C’était la touche finale à la dernière pièce de l’album, Mékinac. Mékinac, “petite tortue” en algonquin, le nom de ma région natale. Ému par son interprétation, je lui ai écrit pour connaître la signification de ce qu’elle avait chanté. Ce sont les paroles d’une berceuse traditionnelle : “Dors, mon beau garçon, dors.” Tomoyo, arigatō. »
Intraordinaire [ɛ̃tʀaɔʀdinɛʀ] n. m. et adj. — XXe ✧ latin intraordinarius « qui est à l’intérieur de l’ordre » ▪ Ce qui est caché dans l’ordinaire, que l’esprit doit oublier pour fonctionner au quotidien, mais dont la révélation peut amener à l’émerveillement.
Pour écouter l’album en entier : https://francoisdesaulniers.bandcamp.com/