Françoise Thinat à Gaveau
De la poésie avant toute chose
Françoise Thinat est une pianiste que l’on ne présente plus, une femme qui fait des choix et les assume. Celui d’un Bechstein, piano au son velouté, magnifique, qui tranche très agréablement avec les habituels Steinway un peu convenus parfois. Celui d’un programme de musiques aimées, qui ne sacrifie pas à la facilité : de la musique française peu jouée (le Thème et variations op. 73 de Fauré, les six derniers Préludes de Debussy), une création (Six des dix-huit nocturnes que le compositeur Jacques Lenot a dédiés à la musicienne), et un monument (les vingt-quatre Préludes de Chopin). Pas de sonate mais plutôt des pièces « de genre », témoignant d’atmosphères multiples, porteuses d’émotions successives, diversités se faisant jour dans l’unité d’un piano résolument poétique.
Dès Fauré, le ton est donné : un très beau son de piano, un toucher subtil et une belle superposition de plans sonores permettant l’individualisation des plans, des phrases. La pianiste n’hésite pas à accentuer les différences entre binaire et ternaire, suit remarquablement le chant (somptueuses variations 6 et 7), que l’on sent dans toute son ampleur et la continuité de ses lignes, et dont on perçoit encore le motif initial alors même qu’il n’est plus qu’éclatement de notes éparses dans les différents registres de l’instrument (variation 12).
Les six nocturnes de Jacques Lenot dédiés à la musicienne jouent sur les résonances, les oppositions de registres grave et aigu (nocturne 1), de modes d’attaques, de discours rythmiques divers. Les atmosphères nocturnes jouent la diversité : tantôt agressivité, tantôt douceur, nuit blanche peuplée de cauchemars (trémolos graves), ou nuit calme et douce… Les superpositions de temps différents (nocturnes 3 et 4) y sont parfois ponctuées irrégulièrement par des accords faisant irruption, précisément, dans le temps et jouant à le partager parfois brusquement (nocturne 5).
La première partie du récital s’achevait avec les six derniers préludes de Debussy. La terrasse des audiences au clair de lune joue de la gamme par tons, échelle chère au compositeur. Ondine déploie les motifs en apparence hésitants d’une musique qui renonce à toute idée de développement, de travail thématique à la manière des classiques ; il est plutôt ici question de jouer sur la variété des modes de jeu : caresse, brusquerie, legato, détaché… La citation du God Save the Queen est un clin d’œil pour le neuvième prélude, Hommage à S. Pickwick Esq. P. P. M. P. C. (les initiales sont celles de « Perpetual President Member Pickwick Club »), hommage vite brouillé par les rythmes pointés, les accélérations… On ne sait plus où l’on en est, mais c’est Debussy qui le veut… et Françoise Thinat qui le peut ! Canope est volontairement intrigant, fait d’étonnements harmoniques et mélodiques ; des motifs s’enchaînant les uns aux autres, allant vers quelque chose : c’est de la musique qui avance, à pas feutrés : on oublie absolument les marteaux du piano tant le son est caressant, sans jamais perdre en précision. Cette idée de précision se poursuit remarquablement dans le prélude suivant (Les tierces alternées) : l’instrument est magnifique et l’artiste en fait ce qu’elle veut, va chercher les couleurs, les textures… jusqu’à une fin quasi sans pédale. Enfin, les Feux d’artifice sont un absolu bruissement de notes où tout est toujours parfaitement clair ; Françoise Thinat ose la clarté absolue des notes seules – la pédale est rare et juste –, du matériau, de la « matière » à proprement parler… du son, en réalité. Du son à l’état pur. Mais du son pesé, pensé, réfléchi au sens propre du terme.
Hommage indirect à Jean-Sébastien Bach et à ses préludes et fugues parcourant les tonalités, les vingt-quatre Préludes de Chopin – qui ne préludent à aucune fugue – ont été écrits entre 1829 et 1839 à Majorque. Tous tons majeurs et mineurs sont illustrés, selon un autre système que celui de Bach, qui procède en respectant le cycle des quintes. On distinguera quelques perles dans ce moment de « musique totale » enchaînée sans pause, à la manière d’un tout : les vagues successives du premier (do majeur), qui donnent le ton – que l’on retrouvera plus loin (fa dièse mineur), le véritable grondement (sol majeur) s’achevant sur une plaisanterie suspendue… le ralenti « mesuré » du si mineur, … la suspension irréelle (la majeur)… l’hallucination virtuose (sol dièse mineur)… le glas à la lenteur assumée (partie centrale du somptueux ré bémol majeur)… la question désespérément sans réponse (si bémol mineur)… le style de choral jouant sur les résonances (do mineur)… la pure délicatesse (fa majeur) : autant de vues du piano, encore une fois multiples mais tellement complémentaires.
Les mots sont parfois trop ou trop peu ; de leur côté, les sons pèchent parfois par l’excès ou la rareté… se pose alors parfois la question de mettre les sons en boîte, sous une autre forme que celle qui leur est habituellement dévolue. On parle souvent de la musique des mots, mais les mots de la musique sont encore une autre histoire, pas simple non plus. Celle que raconte Françoise Thinat est au contraire pure simplicité. Mais ce n’est jamais une simplicité de pacotille : elle est maturité, amplitude, humour parfois, gaieté souvent, poésie toujours. Qui, au-delà d’une fatigue que l’on sent parfois poindre, donnent au public qui, pleinement conscient de sa chance, demande – et obtient – davantage (Paysage d’Ernest Chausson, Poissons d’or de Debussy, Improvisation de Fauré, musique française toujours aimée, bellement dite) une magnifique leçon de piano et, davantage encore, de musique.
Françoise Thinat, récital de piano : Fauré, Lenot, Debussy, Chopin | Salle Gaveau, Paris | 4 décembre 2019 | Concert donné au profit du Fonds de la dotation Galaxie-Y.
Photo : © Monsieur Croche