Fritons à L’Authentik Café
Bizarrement, il est plus facile de trouver le ton pour raconter les aventures des mauvaises frites que des bonnes, on ne sait pas trop pourquoi. Est-ce qu’on marche sur des œufs pour dire quand c’est bon ? Est-ce la nature désuète des situations ? Du sujet ? Un complexe ? Est-ce que le ton n’est pas approprié ? Est-on atone pour parler d’une bonne chose ? Est-ce qu’on vit dans une société où les mots viennent plus facilement relever du remarquable dans la mauvaise expérience, même anodine ? Se moquer de soi est-il plus facile que de partager une chose si banale ? L’ironie est-elle un vecteur de reconnaissance ? Une illusion de domination d’une personne dominée ? Un semblant de prise sur quelque chose qu’on subit ? L’anecdote un peu fin nulle et grotesque crée-t-elle plus de connivence que la bonne expérience, anodine, qui finalement se déroule doucereusement et serait confinée au silence ? Serait-ce plus savoureux à partager ? Une façon d’accepter un désastre ? Toujours est-il qu’on s’est fait une enfilade de frites sur la jetée de Veulettes. En fait, un peu à tous les comptoirs de l’enfilade de restos-bar qui constitue la rue de la jetée, au bord de mer. De la critique micro-locale. Le mini-territoire. De la baraque à frites « L’Estafrite », dernière de la jetée où les leurs sont dorées caramel, un peu molles et tortillonnantes sur elles-mêmes, aux 500 mètres qui la séparent de L’Authentik Café à l’autre bout de la jetée ; pas moins de cinq autres adresses.
Pour situer l’hiver, la basse saison, les restos sont presque tous fermés. On arrive le long de la plage à 18h30, il fait nuit noire. On sent le froid océanique doux et venteux, l’air un peu salé. Le ressac fait frrrourrt chhhh,… , hhhhccc trruorrrf,… , frrrrrrrrrrrrRHHT,… , THRrrrffffff,… Le Nouvel An passé d’une journée, l’année s’annonce merdique, l’ambiance est lourde comme un plomb cosmique. L’horizon va pas plus loin que son écran ou que sa poche. Même pas sûr qu’il soit encore question d’altérité dans ses grandes lignes. Comme il fait trop noir pour se promener dans les galets en longeant le front de mer, on se dirige vers le seul bar ouvert : L’Authentik Café, le bar du Casino. Dans lequel on aurait jamais foutu les pieds à cause d’un a priori. C’est le seul à avoir une terrasse enceinte de barrières style brasserie parisienne. Ça fait plastique et ça paie pas de mine. Ça n’a d’authentique que le nom. En plus, collé au casino, ça fait un peu cafét à kékés, bar à Jackys, temple d’une sorte de culturisme. On y imagine une clientèle de mémés accros aux jeux venant tenter leurs économies, d’addicts aux miracles pécuniaires, de miséreux de la dernière chance et de « citoyens » bien élevés dopés à la télé, d’employés bien cadrés du lundi au vendredi avec voiture méga propre, sur-briquée, tout dans le physique, rien dans le dedans, puant le parfum synthétique, pt’être même dans mes fantasmes une imitation de cow-boy ricain, chapeau avec les bords en forme de chips ou de Pringles, chemise à carreaux,une bonne ceinture en cuir avec une boucle mahousse argentée et lourde comme un corps mort.
Mais en fait c’est uniquement la clôture de la terrasse qui rebute et faut passer dedans pour rentrer dans l’établissement. On pousse la porte qui est toute vitrée et large, un peu cossue comme ça. Et surprise à l’intérieur ça fait café cosy et chaleureux dans les tons crème et un peu plus joli que taupe, la fameuse couleur tendance à l’époque de Valérie Damidot. Ou des tons neutres choco-crème. Ça donne l’atmosphère de certains bars anglais spacieux ou irlandais de bord de mer, loin de l’effusion et du bruit de la ville. La sérénité de la fin de la terre qui apaise immédiatement la pensée, qui simplifie la vie, qui remet le terrien sur pieds et le dégage d’une activité superflue, hors de tout amoncellement de matérialité. De la place est donnée à la place, on peut circuler tranquille. L’antithèse des échoppes strasbourgeoises où, s’ils pouvaient, les bistrotiers-restaurateurs empileraient les tables branlantes et rikiki les unes sur les autres pour faire du chiffre. Ça ferait un max de pognon, mais on présenterait ça au client sous le faisceau de la promiscuité pseudo-conviviale. Le tout pour la rencontre.
De toute façon, là où on est, il n’y a qu’un couple étranger affairé à bouffer et à nourrir le minus qui les accompagne. On est peinard, on choisit de s’asseoir à une table haute et étroite, genre mange-debout mural qui court le long de la baie vitrée éclairée par une guirlande de Noël blanche, baie vitrée dont la perspective ouvre sur l’enfilade de la jetée et le point de fuite des lampadaires réguliers qui la bordent. Au loin on distingue L’Estafrite. Y’a du recul sur le paysage et la profondeur de champ berce. Goude niouze la bière est pas chère ! Alors que sur le reste de la jetée les tarifs sont prohibitifs, certainement le prix de la vue de face du bord de mer. On s’enfile une pinte chacun en écoutant des reprises de standards actuels version jazzy smooth, voix féminine douce. Avec en arrière-fond, retentissantes étouffées, le dring, paroles de machines-à-sous qui disent pactole de façon intermittente. Tout ça en évitant de penser au début d’année. Pour se remonter le moral ou pour éviter de parler de choses qui n’adviendront jamais, on se commande une portion de frites.
Et là, surprise ! Une sorte de saladier nain, p’tit bol transparent, Duralex avec du friton dodu, de beaux parallélépipèdes des différentes tailles. Un bolinous généreux ! On les examine, les tâte, les sous-pèse, on les croque de face, de côté avec les pré-molaires, on mâchonne, on les fait rouler dans le palais. Des frites qui semblent maison assaisonnées de gros sel. Intérieur onctueux façon purée, bronzées à souhait pour la somme modique de 2 boules 50. C’est généreux et les petites frites croustillent aussi. La bouffe y’a pas à dire ça fonctionne un peu comme un baume au maussade. On est content de voir que c’est pas du foutage de gueule, pas de calibrage uniforme à la mords-moi-le-quignon. Ça donne envie d’en savoir plus. De poser des questions. On va au bar. La serveuse appelle le cuistot désœuvré occupé à farfouiner sur son téléphone portable. J’aime bien leur façon d’être, aimable et désintéressée, affable. Lui nous dit que les patates viennent d’un fournisseur d’une commune voisine : Soudry. Qu’elles arrivent déjà épluchées, coupées en forme de frites et qu’au bar elles prennent deux bains. On reviendra en manger d’autres c’est sûr. On n’a pas manqué d’ailleurs de jeter un long œil dans le corridor qui mène aux toilettes, jouxtant l’entrée du casino, pour regarder les pseudos des gagnants, montants de leurs pactoles, les dates, imprimés sur des feuilles jaunes criardes en amalgame de l’or tapissant tout du sol au plafond. Y’a pas à dire les miracles, ça s’affiche.
Nadège Adam et Yvon Ôboa