Un tire-bouchon pour les gauchers !
Le limonadier en gestes
Tous les jours nous faisons, manipulons, ouvrons des portes par dizaines, coupons, retirons notre carte bancaire des distributeurs automatiques, débouchons, vissons et dévissons, couvercles ou opercules. Ces gestes nous les avons tant répétés qu’ils nous sont familiers. Ce n’est que quand cela résiste que nous remarquons que ce geste se fait : pot de confiture récalcitrant, bouchon en liège coriace ou au contraire friable, robinet de radiateur grippé. Tous ces gestes sont incorporés. Et si ces gestes disparaissent, ce n’est pas seulement parce que des milliers de répétitions les ont enterrés, c’est aussi, souvent, parce qu’ils se sont adaptés à la morphologie de tout un chacun et deviennent ainsi presque naturels.
Pour de nombreuses personnes pourtant, les choses sont loin d’être aussi invisibles. Moi-même, je contorsionne pour retirer ma carte lorsqu’un ingénieux dispositif empêche de la saisir du bon côté — pour empêcher le vol qu’ils disent —, mais aussi parce que la fente est toujours à droite. Lorsque je dois visser à la main dans du bois dur, je peine. Des années à déboucher des bouteilles de vin derrière un comptoir ont produit une fatigue régulière de mon poignet. Vous l’aurez probablement compris, je suis gaucher. Je suis gaucher et je vis dans un monde pensé par et pour les droitiers. Je suis gaucher et j’utilise les outils qu’ils ont conçu. Celui dont il est question ici est le tire-bouchon et plus exactement l’outil polyvalent du barman ou du sommelier, le limonadier.
C’est un objet redoutablement bien conçu dont je me sers depuis des années. J’apprécie sa mèche téflonnée et ses deux pans qui permettent de faire sortir sans effort les bouchons les plus longs sans les casser. Mais, car il y a un mais, je m’en sers en droitier. Pour faire pénétrer la mèche dans le bouchon, ma main gauche opère un mouvement dextrogyre. Dans ce cas précis, le mouvement a lieu de l’extérieur vers l’intérieur. Pour les droitiers, c’est l’inverse. La morphologie de la main et de l’avant-bras est ainsi faite que la force est plus grande lors d’un mouvement rotatif vers l’extérieur. Les droitiers sont donc mieux lotis, plus efficaces et moins fatigables.
De la quête de l’outil à la quête du geste
Durant des années, je me suis mis en quête d’un tire-bouchon pour gaucher. Pas un tire-bouchon de farces et attrapes, non, un vrai outil professionnel. Il se trouve que la plupart des boutiques spécialisées en matériel culinaire et œnologique ont en France peu de matériel spécifiquement conçu pour les gauchers. Il se trouve que par un concours de circonstances, j’ai pu en commander un en direct chez un fabricant très connu et réputé, à l’étranger. Je sais que quelques boutiques réservées aux professionnels en vendent et je serais curieux de connaître le volume de leurs ventes en la matière.
J’ai attendu patiemment la livraison de mon Graal, petit colis provenant de l’autre côté des Pyrénées. J’ai attendu l’objet de ma convoitise et le facteur l’a déposé au fond de notre boîte aux lettres. Miracle ! J’avais enfin entre mes mains l’outil parfait. Il ne manquait plus qu’une bouteille d’un bon vin à ouvrir pour inaugurer la chose. Et il arriva ce qu’il devait arriver : ma main, par tant d’années à ouvrir à l’envers les bouteilles de vin, devait d’abord être rééduquée. Le tire-bouchon magique était efficace certes, mais je devais me concentrer à chaque fois afin de l’utiliser dans le sens ad hoc.
Drôle de sentiment en effet que de s’apercevoir à quel point l’éducation gestuelle est efficace. Elle laisse de profondes traces, même lorsque le geste blesse le corps. Cela devient criant dans le cas précis. Ma main devrait jubiler de retrouver son aisance, mais elle renâcle à faire ce qu’elle n’a jamais pu. Cette ambivalence est troublante car il ne suffit pas ici d’apprendre un geste, mais en temps d’en désapprendre un autre. Une entreprise ô combien délicate… et frustrante de déconstruction-construction ! Cela provoque à chaque fois un sentiment de maladresse.
L’étiquette à sens contraire
Notre société tout entière est une entreprise de formatage corporel. Le milieu de la restauration est à lui seul exemplaire. Regardez ces serveurs qui doivent présenter votre assiette de votre côté droit. Heureusement pour eux, ils le font de la main droite, car ce serait une contorsion colossale que de vouloir faire ce geste de la main gauche. J’ai posé un jour la question à des enseignants en école hôtelière : « Comment faites-vous avec les gauchers ? ». La réponse fut sans appel : « Comme avec les droitiers ». On ne déroge pas à l’étiquette au prétexte d’une différence de ce type.