Haïku et wagashi : l’expérience poétique de la douceur japonaise
Quel rapport entre la gourmandise, thème de ce numéro, et le haïku, ce poème bref japonais en dix-sept temps (qui ne sont pas tout à fait nos pieds), dérivé de la forme historique du tanka ? A priori, aucun. Oh, bien sûr, si vous tapez « haïku + gourmandise » sur Google, vous ne manquerez pas de trouver une multitude d’appels à texte, puisque vous aurez fait votre recherche en français (ou en anglais pour les plus téméraires) et que vous aurez donc été dirigés vers des haïku taikai destinés aux occidentaux, aux thèmes et aux contraintes bien éloignés des formes traditionnelles. Mais la spiritualité qui imprègne les haïkus semble s’opposer à un tel rapprochement. La gourmandise est l’écho affectif d’un plaisir du corps, le haïku est l’expérience d’une conscience qui vibre à l’unisson d’un instant. La gourmandise est consommation, le haïku est contemplation. Bien plus, la gourmandise est un ressenti personnel dont on salive d’avance et que l’on savoure après coup, tandis que le haïku doit éviter le « je » et se veut détaché, telle la « conscience éveillée » du bouddhisme zazen, pratiqué au Japon — les idées, les émotions doivent traverser l’esprit, y glisser sans être retenues ni jugées. D’ailleurs, jadis, on n’écrivait pas un haïku sans un maître qui, dans le cadre d’un kukai, un cercle poétique pouvant aussi bien réunir cinq personnes que cinquante, nous poussait à retravailler et à ciseler le texte jusqu’à ce que n’y subsiste plus que l’image vivante de l’instant, et que le « moi » en soit totalement effacé.
Mais le lecteur attentif aura sans doute remarqué la faute de raisonnement qui caractérise nos précédentes conclusions. En comparant la spiritualité orientale imprégnant le haïku avec la définition occidentale de la gourmandise, nous ne pouvions qu’en arriver à l’affirmation de leur opposition. Il en aurait été de même si nous avions comparé le haïku à une définition occidentale de la nature, ou de l’émotion, ou de la conscience, ou de la méditation, alors que le haïku est pourtant bien une méditation émue de la conscience face à la nature. Il nous faut donc montrer davantage de rigueur et tenter de comparer ce qui est comparable.
Chacun le sait, le bouddhisme comporte d’innombrables prescriptions alimentaires : on connaît le végétarisme, mais moins l’interdiction fréquente de prendre toute vie, fût-elle végétale, ce qui interdit par exemple les légumes racines, ou les tabous portant sur certaines épices et condiments, trop stimulants pour être honnêtes. Mais outre le fait que ce sont davantage des préceptes que des règles absolues (on appelle cela le vinaya), les écoles japonaises (zen, nichiren et jodo) ont considérablement assoupli le vinaya bouddhique. Même la viande y est tolérée, sous certaines conditions. Bien plus, si l’on écoute le fondateur de l’école Soto, la principale école spirituelle du Japon, multiséculaire, le repas est une véritable expérience spirituelle de détachement et d’osmose avec la nature, qui consiste davantage à traiter les mets les plus rustiques avec le même respect qu’une nourriture somptueuse qu’en un ascétisme de type occidental. Voici en effet ce que Eihei Dogen (1200-1253), préconisait au cuisinier de la communauté : « Pendant la préparation de la nourriture, il est essentiel d’être honnête et de respecter chaque ingrédient, qu’ils soient bruts ou raffinés. […] Une soupe riche et onctueuse n’est pas supérieure à un bouillon d’herbes sauvages. Lors de la préparation et de l’utilisation des herbes sauvages, procédez comme vous le feriez pour des ingrédients destinés à des festins opulents, sans réserve, sincèrement, sans détour. Lorsque vous servez l’assemblée monastique, vous et eux devriez seulement goûter la saveur de l’Océan de Réalité, l’Océan de la Conscience Éveillée non obscurcie, que la soupe soit crémeuse ou faite seulement d’herbes sauvages. Pour nourrir les graines de vie dans la Voie, une nourriture riche ou des herbes sauvages ne sont pas distincts ».
Pour le dire autrement, c’est en faisant du repas un geste anodin que nous sortons de la voie juste. Il peut être, tout au contraire, une expérience spirituelle à part entière, car l’attention à la nourriture permet de développer à la fois un sentiment de gratitude à l’égard de la nature qui nous permet de rester en vie, une reconnaissance à l’égard de ceux qui ont consacré un moment de leur vie à préparer le repas (il est impensable pour un moine de jardiner, ou de préparer un repas, ou même de cueillir, car ce serait s’exposer à détruire une vie, fût-ce involontairement) et une empathie entre ceux qui le partagent. Le Bouddha ne considère pas avec mépris les plaisirs du corps, comme les Pères du Désert dans la liturgie chrétienne. Il y a, pour le vinaya, deux extrêmes dont il faut également se détacher : la recherche des plaisirs sensuels et la mortification excessive pratiquée par les ascètes occidentaux. On ne doit ni privilégier le corps sur l’esprit — comme le fait un gourmand glouton — ni l’esprit sur le corps — comme un ascète extrémiste. Corps et esprit sont comme « deux bottes de roseau qui s’appuient l’une sur l’autre » et ne pas se nourrir convenablement détruirait la spiritualité tout autant que la santé.
Poursuivons notre analyse et faisons un bond jusqu’au XVIe siècle, et au grand maître de thé Sen’no Rikyu (1522 ?-1591). Même si l’usage du thé était déjà séculaire au Japon à cette époque, le premier livre sur la question, La Voie du Thé, remontant au maître Lu Yu (733-804), c’est lui qui va unir de manière inextricable l’acte monastique du partage du thé et les pratiques aristocratiques en la matière, où le thé s’accompagne de tout un cérémonial et d’un raffinement à la fois littéraire et gastronomique. En créant les premières maisons de thé, où l’acte de préparation et de partage d’un bol de thé implique la posture assise qui convient à la méditation, dans le cadre paisible et solennel qui permet le détachement, il va contribuer à séculariser la dimension spirituelle jusqu’alors réservée aux monastères. Nous disposons pour le comprendre d’un matériau textuel incomparable, puisque l’invention de la voie zen du thé coïncide avec l’arrivée des Jésuites au Japon et que certains maîtres du thé seront chrétiens, tels Justo Takayama Ukon (1552-1615). Transformation et indifférence, tels sont les deux mots clefs : on entre dans la maison de thé après une courte promenade silencieuse dans le jardin, par une petite ouverture qui oblige à ramper. Le noble comme le soldat doivent se défaire de leurs attributs de caste — les armes, les coiffes, les fioritures qui indiquent le statut. On entre ainsi transformé, purifié, dans un espace d’égalité où le partage du thé va être « la chance d’une vie », un moment unique où l’on peut entrer en communion muette avec la nature dans la saveur partagée d’une gorgée de thé. On devient ainsi indifférent au pouvoir et à l’argent, uniquement attentif à soi et au monde, comme le veut la philosophie de la conscience éveillée.
Peut-être le lien à la gourmandise est-il toujours assez ténu, puisque c’est à Rikyu que l’on attribue les paroles suivantes : « Se complaire dans la splendeur raffinée d’une résidence ou celui de gourmandises raffinées appartient à la vie mondaine. On est suffisamment abrité lorsque le toit ne fuit pas ; il y a assez de nourriture quand cela permet d’éviter la faim. Tel est l’enseignement bouddhique et la signification fondamentale du chanoyu. » Pourtant, ce serait oublier, outre le caractère irréductible du gourmand au vil glouton ou au délicat gourmet, ce petit compagnon inséparable de la cérémonie du thé : le wagashi. Le wagashi est un petit gâteau traditionnel japonais, fait à base de pâte de riz moshi ou de fève azuki, qui ne contient aucun produit animal afin de respecter les règles de la philosophie zen. Il accompagne la cérémonie du thé lors des occasions rituelles et il se doit de célébrer les cinq sens en se fondant dans une expérience globale : un goût léger qui ne doit pas cacher le goût astringent de la boisson mais la rendre agréable par comparaison, une apparence symbolique (par exemple la célèbre fleur de cerisier des fêtes de Nouvel An), une texture moelleuse, qui ne force pas à mastiquer mais permet de se concentrer sur l’acte même de manger, un nom poétique que l’on ne peut entendre sans être convié à la méditation (« une fleur tombée », « paysage de neige », « fleur en contre-jour », etc.), et enfin une odeur agréable et naturelle, qui évoque la source de toute vie. Le choix d’un thé et de son mode de préparation, le moment de l’année, imposent le choix d’un wagashi bien précis, même si sa forme et sa couleur peuvent sensiblement varier selon les régions ou les communautés.
Comme le montre Sylvie Guichard-Anguis dans un article sur Les douceurs du Japon, évocations éphémères de la « Beauté japonaise » (Nihon no bi), in Sociétés et Représentations 2012 (n° 34), les noms des wagashi font toujours référence à une culture poétique commune permettant aux convives de les associer à un moment précis de l’année, sans jamais dire celui-ci de manière explicite. Il serait impensable d’appeler « fleur de printemps » un wagashi de Nouvel An. Trop prosaïque. Trop peu évocateur. De la même manière, la texture, l’apparence, doit toujours s’efforcer, soit de manière figurative (pour l’école de Tokyo), soit de manière plus abstraite (pour celle de Kyoto) d’évoquer un phénomène naturel propre à une saison particulière (par exemple, à Kyoto, en 1997, la fraîcheur des cours d’eau). Or, selon une étude universitaire citée par Sylvie Guichard-Anguis, les wagashi accompagnaient déjà la Voie du Thé de Rikyu, au xvie siècle, même si le goût sucré provenait alors de la sève du lierre, le sucre restant un produit de luxe inaccessible au commun des japonais, et réservé à l’élite. Et c’est peu après, dès au XVIIème siècle, que le concept d’« élégante rusticité » établit les règles définitives des wagashi, les associant au passage des saisons et leur imposant d’éveiller l’imagination par un nom poétique.
Ainsi, dit Sylvie Guichard-Anguis, « les douceurs japonaises associées à la cérémonie de thé, même consommées dans des circonstances moins ritualisées, ne se limitent pas à la découverte d’un goût. Elles constituent une introduction à une esthétique, un univers littéraire, une évocation des pratiques et rites célébrés au Japon ». Et voilà comment nous en arrivons au haïku. Car s’il y a bien une règle qui s’impose dans le haïku traditionnel, c’est la règle du kigo, ce « mot de saison », qui permet de situer l’image vivante du poème dans le flux du temps. Bien entendu, on trouve parfois des muki-haïku (haïku sans kigo) — ce fut même la forme privilégiée de la très irrespectueuse ère taishô (1912-1925). Mais la plupart des maîtres de haïku considèrent que le poème devient alors « autre chose », même si par ailleurs les règles formelles sont respectées. C’est en effet le kigo qui permet à la fois cet instantané qu’est l’émotion (un instant dans l’instant) et cette sensation d’éternité qu’est l’osmose avec la nature — c’est un point dans le temps, mais qui revient éternellement. Pas d’émotion détachée et impersonnelle sans kigo, car en la désancrant du flux du temps, on la personnalise, on la transforme en une simple réaction individuelle face à un phénomène extérieur. On publie d’ailleurs, au Japon, des saijiki, des almanachs de mots de saison où l’on peut puiser l’inspiration.
On comprendra dès lors le lien qui unit la gourmandise (au sens oriental d’une gourmandise de l’esprit qui savoure l’instant d’une manière détachée, empathique et reconnaissante à l’égard de la nature) et le haïku, ainsi que la raison pour laquelle cette poésie reste souvent assez hermétique pour l’esprit occidental. Bien des wagashi traditionnels peuvent devenir des kigos, de même que bien des kigos peuvent inspirer le nom d’un nouveau wagashi. Là où nous lisons « une fleur tombée », en n’y voyant que l’allusion à un phénomène naturel, réside souvent une allusion à toute une spiritualité esthétique incluant les cinq sens et se référant implicitement à une cérémonie du thé qui ne peut se dérouler qu’à un seul moment de l’année. Là où nous sourions en lisant le nom élégant et quelque peu suranné d’un wagashi, se cache probablement une référence profonde à un haïku ou à un tanka traditionnel remontant à plusieurs siècles. Un wagashi, c’est un poème qu’on savoure avec ses pupilles et ses papilles. Un haïku, c’est une douceur pour l’oreille et l’esprit. Il est impossible de séparer, dans la spiritualité orientale traditionnelle, les expériences gustatives et les expériences poétiques — elles se rejoignent dans une célébration commune, celle de la saveur de l’instant.
Alors… savourez, et méditez.
Ah cette vie !
des patates douces encore
— la source de la lune des moissons
Matsuo Bashõ (1644-1695)
En montagne, averses hivernales
En plaine, on arrache les radis énormes
C’est la vie.
Sugawa Yoko (1701- ?)
Chaque fleur qui tombe
Les fait vieillir davantage —
Les branches de prunier !
Yosa Buson (1716-1784)
On grille des châtaignes
Tranquilles bavardages
Crépuscule du soir
Masaoka Shiki (1867-1902)
Manger du raisin
Une grappe après l’autre
Comme une grappe de mots.
Seishi Yamaguchi (1901-1994)
Deux cents pas
Jusqu’au boulanger —
Sept pas jusqu’à la Voie lactée.
Arima Akito (1930-)
Illustration : Abalones / balaou (Awabi, sayori), Hiroshige Utagawa (1797-1858), vers 1832.
Inscriptions : poèmes kyoka transcrits dans la partie supérieure ; nom du poisson souvent mentionné sous la forme d’un cachet rouge
Éditeur : Eijudô (Nishimuraya Yohachi)
Cachet de censure : kiwame
Nishiki-e ; format ôban yoko-e. 260 x 370 mm
BnF, département des Estampes et de la Photographie, RÉSERVE DE-10 – J. B. 1155