Hangover Square de John Brahm

 In Cinéphagie

En tête d’affiche, un concerto pour piano de Bernard Herrmann

Une rue, image fixe du générique et pourtant comme secouée déjà par une musique brutale, éclatante. L’image s’anime sur cette matière sonore mêlée de vacarme urbain ; c’est répétitif, grinçant, chuintant, presque agaçant. Grimpée le long d’un lampadaire jusqu’à la fenêtre d’un appartement, la caméra révèle un meurtre : un homme que bientôt l’on verra de face, héros du film (Laird Cregar), poignarde un vieil homme barbu avant de jeter sur lui une lampe suspendue, suite à quoi le feu prend et ravage. Sur une musique sourde, notre homme, hagard, taillé comme un mur, titube et bouscule un passant qui le dévisage, qu’il voit flou. Le voilà rue de Fulham, manifestement étonné d’y être, puis dans le quartier de Chelsea, sur Hangover Square. Silence, il approche de son petit chez-lui. Un piano joue doucement ; c’est son amie, peut-être sa promise, Barbara, entrée en compagnie de son père, Sir Henry. À Barbara inquiète, il faut inventer une raison de l’absence d’une nuit entière. Sir Henry, chef d’orchestre, ne s’intéresse qu’au concerto de l’ami de sa fille, cette « œuvre nouvelle et moderne » qu’il propose de diriger chez lui, en décembre, et à laquelle il promet un succès international.

La scène a lieu le 5 novembre 1903, on l’apprendra plus tard au détour d’une affiche. Un mois s’écoule donc entre ce début et l’apothéose événementielle et musicale.

À l’écran : « Ceci est l’histoire de George Harvey Bone qui habitait au 12, Hangover Square, Londres, au début du XXe siècle. Le catalogue britannique de la musique le cite comme un compositeur éminent. »

Le film Hangover Square de John Brahm, sorti en 1945, s’inspire très librement du roman éponyme de Patrick Hamilton [1]. Laird Cregar y joue le rôle de George Harvey Bone, compositeur jouissant d’une certaine reconnaissance, habité par son concerto pour piano et orchestre qu’il tente, s’en trouvant sans cesse empêché, d’achever. Or ce concerto, que nous entendons par bribes puis en son entier ou presque dans la scène finale, est celui du compositeur et chef d’orchestre Bernard Herrmann (1911-1975), auteur de la musique du film. Herrmann, qui débuta avec Citizen Kane en 1940, est célèbre pour ses musiques de films, tout particulièrement ceux d’Hitchcock [2], ainsi que de séries télévisées et de programmes radiophoniques. Mais il est aussi l’auteur de morceaux dits « sérieux » : des poèmes symphoniques, un Nocturne, un opéra intitulé Wuthering Heaths… et l’oeuvre en vedette du film et qui préexiste à celui-ci, puis sera réenregistrée en 1974, le Concerto macabre pour piano et orchestre.

Peut-on parler de musique « de film » lorsque non seulement « la » musique mais « cette » musique-là se révèle un élément central, un événement voire le sujet, au sens fort, du film lui-même ? Le personnage principal est pianiste et compositeur de cette musique d’Herrmann, omniprésente et pourtant pour l’essentiel absente puisqu’en devenir incertain, douloureux : terminer ce concerto, telle est l’obsession de George Harvey Bone.

George a des absences, de plus en plus longues ; quand il s’éveille, il se ne rappelle rien et craint de plus en plus avoir commis le pire dans ces interstices d’inconscience. Anxieux d’avoir pu tuer le vieil antiquaire de Fulham lors d’une de ses crises, ce que nous savons être vrai, il se rend à Scotland Yard consulter le célèbre docteur Middleton.

Au bruit strident, hideux, en irruption violente, qui le livre aux pulsions d’un inconscient torturé, s’oppose la musique symphonique, objet de sa ferveur consciente.

« Qu’est-ce qui vous plonge dans cet état ? demande Middleton

— Quand je suis tendu ou irrité, tous les sons discordants semblent les provoquer… »

Ne reste que le « souvenir d’une douleur » derrière la tête…

Ces « sons » balaient la conscience et renvoient George à son « inconscient » ; le mot est de Middleton, et de toute évidence sous influence freudienne malgré l’absence de référence explicite.

Des grincements aigus, sortes de larsen, précèdent les crises que le spectateur sait meurtrières. Un très bref avant-goût sonore en est donné quand George lit dans le journal le « meurtre de Fulham », dont il se pressent coupable. Puis ce sont des cordes douloureuses, à la découverte du couteau qui l’accuse. Plus tard, en prolongement du ramdam des tuyaux de gaz qu’un accident fait valdinguer dans la nuit, nouvelle souffrance sonore suivie d’une vision floue puis de l’étranglement avorté de Barbara. Enfin, une fois que de rage George a jeté l’affiche où figure Netta sur les violons qui s’écroulent à grand fracas, l’aigreur criarde précède l’assassinat par strangulation de la chanteuse séductrice et traîtresse.

Au concerto, source d’un enthousiasme raisonnable et socialement valorisé, s’opposent les chansons populaires qu’adule la part passionnelle et socialement abjecte de l’âme.

Le docteur Middleton conseille à George de s’évader de sa musique pour préserver sa vie, de «trouver un nouvel exutoire émotionnel. » Conseil catastrophique : George ne vivant que pour son concerto, se « distraire » revient à l’ouverture des vannes de son inconscient, à une démission programmée de la conscience à rebours des objectifs thérapeutiques visés.

George suit les conseils. Au plus loin de ses goûts musicaux déclarés, il se rend au « smoking concert » où un plaisir trouble s’empare de lui lorsqu’il contemple et écoute Netta, starlette chantante et dansante de cabaret en mal de célébrité. Proie facile, vite épris jusqu’à la fascination, il est tiraillé entre la musique populaire des chansons que Netta ne cesse de lui demander de composer pour elle, et ce concerto que l’enjoignent d’achever sa passion artistique qu’autorisent la raison, son amie cultivée, le digne et bienveillant père de celle-ci, la gloire entrevue. Un désir sans doute jusque-là resté inconscient, refoulé, versus un désir conscient et socialement valorisé ? D’un côté Barbara, pianiste raffinée qui fréquente le philharmonique et le supplie de tenir parole, idéal de femme intelligente, d’emblée partenaire de son art. De l’autre Netta (et son substitut, son chat qu’il récupère), égoïste et bornée, manipulatrice et jamais complice, qui déteste les « horribles symphonies » auxquelles la contraint le souci de flatter George.

« Écrit-il des chansons ? » demande Netta lors de la première rencontre avec George. « No, classic stuff ! » répond son associé Micky. George se met à composer pour elle, encore et encore, délaissant son œuvre. Plus tard, alors qu’il s’attelle enfin à la tâche et qu’enfin retentit la musique nous installant dans la possibilité fragile de l’art, Netta déboule dans l’antre. Scène douloureuse, d’une cruauté implacable : George résiste, refuse de lui écrire une chanson dans l’urgence et de renoncer à l’autre urgence, celle du concerto. Usant de son don d’emprise et de sa puissance sexuelle, elle pianote en suivant d’un œil distrait la partition, qu’elle détourne vers une mélodie de cabaret. Par déformations successives, elle s’approprie l’énergie créatrice. « C’est ma chanson ! », s’exclame-t-elle. Les protestations de George (« ces chansons ne représentent rien pour moi ! », « Ce n’est pas une valse, ça appartient au concerto ! ») pimentent la tragédie sans arrêter son cours. Le concerto n’est pas simplement retardé, freiné ou stoppé mais violé, profané, prostitué.

L’œuvre outragée retentit, comme vengeresse, lorsque George étrangle Netta. Elle se mêle au chaos sonore de la procession de Guy Fawkes Night que George accompagne pour y brûler, selon la tradition du 5 novembre, son propre « Guy » au sommet d’une montagne d’effigies [3]… en réalité, le corps enveloppé et masqué de Netta. La musique se fait lente et sombre quand, rentré, il remet aux rideaux le cordon après son usage criminel.

Et si le concerto à composer était, lui-même, ce bruit de l’inconscient à la source des crises ?

Les « absences » sont des tortures lorsqu’on craint de les avoir occupées à des meurtres, ces horreurs qui suivent des crises provoquées par la percée inopinée de bruits, fruit cacophonique d’accidents. Bruit-accident contre musique-projet ? Pourtant, la musique « du » film, le concerto que la fin nous livre en continu, est elle-même contrastée, tout en ruptures. Se pourrait-il que les « bruits » soient de la même étoffe que la musique à composer ? Cette proximité, voire cette identité, entre bruit et musique s’impose dans une évidence douloureuse lors de l’apothéose finale.

La fin du film laisse entendre, dans sa quasi-intégralité, le concerto enfin achevé. George y déploie toutes les capacités expressives du piano, orchestre à lui tout seul et cela, quoiqu’il soit avant la débâcle finale accompagné d’un véritable et très présent, magnifique orchestre. Sir Henry, ainsi que le début du film nous le promettait, donne un concert en sa demeure et dirige. Nous sommes en décembre, il neige. Sous les doigts de George, interprète de sa propre partition, la musique naîtra, grandira, flambera avec son interprète. George s’est rendu à l’invitation, il jouera coûte que coûte et ce n’est pas le docteur Middleton, lequel a tout compris et veut le conduire au commissariat pour l’empêcher de nuire, qui le retiendra. En plongée dans l’immense salle, le concert révèle la musique torturée de Herrmann en écho aux méandres mentaux du personnage. La contradiction qu’elle exhibe appartient à la musique même. La tension croît, les images-souvenirs agressent George qui sans cesser de jouer se « voit » commettre ses crimes. Son jeu en solo, exprimant plus qu’accompagnant cette lucidité horrifique, intègre à la si chère musique enfin vivante et partagée sous ses doigts les bruits honnis naguère qualifiés de « discordants ». Quand il s’écroule enfin, après l’arrivée de Middleton et des policiers venus en renfort, Barbara en larmes se charge de poursuivre le splendide tintamarre. Retenu à l’écart, interrogé, George résiste à son arrestation parce qu’à défaut de jouer le concerto, du moins doit-il absolument en « entendre la fin » et son public doit-il, de gré ou de force, lui aussi assister à l’événement. Dans le charivari qui s’ensuit, et qui n’interrompt l’œuvre que pour un bref moment, tout s’enflamme comme au tout début du film mais à grande échelle, celle d’un monde. George, bravant la cohue, s’assiéra de nouveau au piano et brûlera lui-même, incendiant sa propre effigie dans le feu qui purifie, unifie. Offert en holocauste, brûlé d’une tension psychique incompatible avec les exigences de la conscience morale et sociale.

Musique de l’inconscient, en symbiose avec l’image ? Lancinante, ses motifs hypnotiques à la mesure de la terreur folle, de la presque folie du personnage principal, explosent dans la scène finale et stupéfient par leur dimension tout à la fois résolument abstraite et très sensitive. Notons l’habileté de la probable doublure de l’acteur en pianiste, qui peut-être interprète réellement l’œuvre pour une (toute petite) part [4], ce qui donne l’impression d’une fusion complète entre musique de film, film-musique, acteur-auteur. La musique n’illustre pas, ni n’accompagne à vrai dire l’émotion, pas du moins au sens de la ritournelle dans le noir chère à Deleuze et Guattari dans Mille plateaux : elle ne conjure pas l’angoisse, ni ne concocte un foyer rassurant, et ne sera pas non plus ce lieu d’où s’élancer hors du cercle. Elle n’atténue ni n’amplifie, mais fait corps avec l’image, exprime. Influence de Ravel [5] chez Hermann, ou de Liszt [6] et Schoenberg [7] qu’aurait pu, ou à peu d’années près, connaître George en 1903. Postromantisme échevelé qui, dans le film, instille un parfum révolutionnaire, comme un souvenir de barricades. Si la musique est actrice de ce film voire actrice dans le film, on ne s’étonnera pas qu’Herrmann se considérât lui-même comme acteur des films dont il composait la musique. Hangover Square, « Square de la gueule de bois » : la démence de George, analogue d’une cuite formidable ? Le personnage semble beaucoup agir, mais en réalité subit, ces événements en discordance avec sa personnalité sociale. Événements à la fois visuels (contrastes violents proches de l’expressionnisme pictural, cadrages en plongées et contre-plongées…) et sonores (ruptures violentes et contrastes dans le solo de piano, mélange détonant d’influences…). Tout sera bientôt consumé ; reste le souvenir vibrant de la calcination d’un génie malheureux, qui n’en finit pas.


[1] Hangover signifie littéralement « gueule de bois ». Le personnage principal du roman, paru en 1941, présente un alcoolisme certain mêlé à des traits schizophrènes. À la différence du film, le livre prend l’alcool et ses effets pour élément central.
[2] On lui doit les partitions de Vertigo (Sueurs froides), North by Northwest (La Mort aux trousses), Psycho (Psychose)… et de bien d’autres films de ce réalisateur.
[3] La Guy Fawkes Night célèbre, chaque année le 5 novembre, surtout en Grande-Bretagne, l’anniversaire de l’attentat manqué appelé « Conspiration des poudres ». Des catholiques anglais, dont Guy Fawkes, avaient prévu de faire exploser le Parlement le 5 novembre 1605. Depuis, cette nuit-là, des pantins à l’effigie de Guy Fawkes bourrés de papier journal et masqués sont confectionnés par les enfants et brûlés sur des feux de joie, que suivent des feux d’artifice.
[4] Je remercie, pour cela aussi, Anne Ibos-Augé pour ses remarques de pianiste et de musicologue, admirables de précision, mais aussi pour la pertinence des remarques suivantes sur l’esthétique de l’œuvre.
[5] Pensons au concerto en sol (1929-31), au concerto pour la main gauche (1930).
[6] La Danse macabre (1849) vient inévitablement à l’esprit, pour le style musical comme pour le titre.
[7] Ainsi des Cinq pièces pour orchestre (1909).