Histoire d’un petit carré
Lorsque vous rencontrez quelqu’un, que vous apprenez à l’aimer, à le connaître, vous avez normalement un grand plaisir à découvrir quels sont ses goûts, ses dégoûts, ses références : littéraires, musicales, mais aussi culinaires. Les surprises sont alors souvent grandes et savoureuses tant le palais s’éduque différemment entre ville et campagne, Nord et Sud, enfants de mères aimant cuisiner et ceux qui n’ont connu que les surgelés…
Mon homme et moi, nous n’avons vraiment pas le même profil culinaire. Il a grandi en Sicile dans les années 1960, moi à Paris dans les années 1970. Seul point commun : des mamans, françaises, au foyer et en charge donc de l’éducation culinaire.
Pourtant, chacun de notre coin de pays, nous avons appris à aimer un petit carré, qui a survécu à des décennies de marketing. Produit de régression s’il en fut, antiquité fromagère, il se présente toujours par paires, jumeaux absolus dans un épais papier alu, délicatement plié pour lui assurer une forme présentable avant que de petits doigts potelés et avides ne viennent l’extraire de son écrin de carton et immanquablement le déformer. À l’intérieur, une autre pièce de papier alu assure l’étanchéité.
Le Carré Frais Gervais, c’est son nom, a enchanté des générations d’enfants et de parents, consommé frais et seul, ou aux fines herbes pour plus de raffinement. Sa texture entre mousse et crème, son petit goût légèrement suret et son fondant légendaire conquièrent les plus dubitatifs à son aspect antédiluvien.
Le déguster, tout en le sauvegardant des museaux alléchés de mes chats, c’est retomber en douceur d’enfance, en souvenir ému, en parenthèse crémeuse… Or j’ai appris avec horreur que les diktats financiers avaient amené au rachat du Carré par un faiseur agro-alimentaire qui, ô sacrilège, en aurait modifié la recette.
Un rêve se brise, un souvenir se forge, droit dans ses bottes, un bonheur gustatif se garde en héritage.