Jean Rondeau au Festival Baroque de Tarentaise

 In Scénopathie

Le Festival Baroque de Tarentaise invite Johann Sebastian Bach et Jean Rondeau pour des Variations Goldberg habitées

Selon une petite histoire désormais connue, véhiculée en 1802 par le premier biographe de Bach, Johann Nikolaus Forkel, les Goldberg Variationen BWV 988 auraient été écrites pour le jeune claveciniste prodige Johann Gottlieb Goldberg qui appartenait à la suite du comte Kayserling. L’œuvre était supposée égayer les nuits d’insomnie du comte, ambassadeur de Russie à la cour de l’Électeur de Saxe. Élève de Johann Sebastian Bach quand il était à Leipzig, Goldberg mourra à 29 ans.

La page de titre de cette quatrième et dernière partie de la Clavier Übung (« exercices pour clavier ») parue en 1741 ou 1742 mentionne une « Aria avec différentes variations pour le clavecin à deux claviers » (Clavier Ubung bestehend in einer Aria mit verschiedenen Veränderungen vors Clavicimbal mit 2 Manualen) écrites « pour la récréation de l’âme des amateurs » (die Liebhabern zur Gemüths Ergeitzung). Le mot Ergeitzung possède ici à la fois le sens de « divertissement » et de « re-création » au sens spirituel du terme : il s’agit ici à la fois d’un divertissement et d’une nourriture spirituelle. Et ce sera tangible dans la construction extrême qui transparaît dans l’ensemble de la composition. L’Aria initiale est issue du Clavierbüchlein für Anna Magdalena Bach (1725). Ses trente-deux mesures sont suivies de trente variations puis, à nouveau, de l’aria. L’ensemble est très clairement conçu comme un tout. Non moins clairement, on n’entendra pas la reprise finale comme un bis ou une répétition à l’identique. Passée au filtre des trente variations qui précèdent, elle n’est à l’évidence plus la même ni pour l’auditeur ni pour l’interprète.

« Multiplicité » est le maître mot de cette œuvre qui mêle genres musicaux, procédés contrapuntiques, styles d’écritures, temps et rythmes, dont même les procédés structurels internes sont diversement interprétables. C’est un véritable best of des styles européens autour de 1740, dont Bach retient des caractéristiques qui fonctionnent presque comme des clichés, prenant à chaque pays ce qui lui « colle à la peau ». De France viennent la danse (sarabande initiale et sa basse obstinée caractéristique du genre, mâtinée d’Italie par le thème de gaillarde) et l’ouverture empruntée à la tragédie lyrique (variation 16), à l’Italie les toccate (variations 5, 14, 20, 23, 28, 29) et les adagios ornés hérités de l’écriture violonistique des Geminiani, Tartini, Nardini et consorts (variations 13, 25), à l’Allemagne les chansons populaires du quodlibet final (variation 30) « Ich bin so lange nicht bei dir gewest, rück her, rück her » (« Il y a si longtemps que je ne suis plus auprès de toi, rapproche-toi, rapproche-toi ») et l’amusant « Kraut und Rüben haben mich vertrieben / Hätt’ mein’ Mutter Fleisch gekocht, so wär’ich länger blieben » (« Choux et raves m’ont fait fuir / Si ma mère avait cuisiné de la viande, je serais resté plus longtemps ») et… le contrepoint, naturellement, non seulement dans les canons qui émaillent régulièrement l’œuvre mais dans les procédés d’imitation mis en œuvre dans certaines variations (variations 10, 12, 15, 22, 30).

Page de titre des Goldberg Variationen: Nuremberg, Balthasar Schmid, n. d.

Au plan de la structuration, la même diversité est de mise. L’œuvre est divisible en dix sous-ensembles de trois variations, chacun terminé par un canon. Mais on peut aussi y voir deux parties de quinze variations chacune dont la seconde est introduite par une ouverture à la française. L’aria initiale même peut se découper très différemment selon le mode de pensée auquel on veut recourir. À première écoute, tout paraît simple : deux parties symétriques se déroulent de part et d’autre de la barre de reprise. Si l’on va plus loin, les choses se compliquent. La ligne de basse de la première période du thème propose une découpe de deux fois huit mesures, caractéristique de la sarabande. Sa partie supérieure propose plutôt trois sections apparentées de quatre mesures suivies de quatre mesures de conclusion ornée. La seconde période du thème, toujours conduite par la basse, est plus complexe encore. Si l’on pense « tonalité », on entend clairement deux propositions de huit mesures chacune. Si l’on pense « mélodie » on obtient une structuration asymétrique enchaînant des sections d’inégales longueurs aux rythmes différents. En outre, l’aria propose d’emblée à l’auditeur un large éventail de styles d’écritures représentatifs des techniques de jeu tant instrumentales que vocales de la période, entre mélodie accompagnée et écriture « luthée » à la française [1].

Complexe ? Certes. « Baroque », assurément. Et… long, aussi, dira-t-on certainement. On aura raison, c’est presque une heure trente de musique sans interruption qui s’offre à l’auditeur, un peu plus si l’interprète propose toutes les reprises. De tout cela, que faire ? Ne pas oublier le genre, qui donne le titre de l’œuvre : « variations ». Ni l’époque, les époques devrait-on dire : celle de Bach et la nôtre, qui voit sa réinterprétation. Et cela, Jean Rondeau ne l’a, à l’évidence, pas oublié. Le claveciniste, que l’on ne présente plus, est aussi divers que l’œuvre elle-même – qu’il fait précéder d’un court prélude improvisé.

Il se coule aisément dans tous ces multiples, épouse des esthétiques en apparence opposées et rend ainsi superbement par son interprétation totalement engagée l’objectif du compositeur. Aucune concession n’est faite aux tempi : lents, ils le sont à l’extrême (variation 25, qui enchaîne les suspensions quasi recitativo et qui conduit l’auditeur jusqu’à la limite de l’apnée) ; rapides, ils disent l’urgence – mais pas la précipitation – de rythmes pointés presque sautillants (variation 7), de gestes-fusées (variations 14, 23), de sinfonie et toccate complexes (variation 29), d’alternés virtuoses (variations 20, 23). Surtout, ils sont souples – mais pour autant pas fluctuants – et balaient toutes les idées reçues sur la rigueur du contrepoint. On suit aisément, grâce à un phrasé habile mais jamais maniéré les lignes mélodiques superposées qui déroulent des contrechants sonnant comme des évidences – tout l’art de Bach est là : aussi incroyable que cela paraisse, les canons « marchent » sans trucage, sans adaptation mélodique quel que soit l’intervalle choisi, de la seconde à la neuvième. Le son est velouté, plein, franc, sans la moindre dureté : gourmand. Certaines dissonances sont volontairement, jouissivement, accentuées, laissant volontairement attendre leurs résolutions (variation 13). L’interprète propose une lecture personnelle de la structure d’ensemble, enchaînant certaines variations pour créer des sections contrastées. Il convoque parfois le silence jusqu’à ses limites – je le soupçonne d’avoir glissé une variation « muette » après la variation 15, affirmant ainsi une nette division bipartite du cycle – et jusqu’à la limite finale, qui repousse très loin les applaudissements d’un public suspendu à la reprise de l’aria, dont la progression ralentie conduit au dépouillement.

Exact contemporain de Bach, Rameau disait vouloir « cacher l’art par l’art même ». Jean Rondeau, ce 5 août, l’a fait d’une manière magistrale.

Jean Rondeau en concert, Lundi 5 août | 21h Église Saint-Martin | Bourg-Saint-Maurice (Hauteville-Gondon) | Festival baroque de Tarentaise


[1] Il s’agit d’une manière de « fausse polyphonie » héritée du jeu de luth.

Photographie : @ Festival de Tarentaise | Bruno Berthier