« Dans sa quasi-nudité » : La Cheffe, roman d’une cuisinière
Cuisiner transforme, assemble, sublime en mariant. Cuisiner soustrait le gâté du légume, le véreux de la pomme, l’immangeable seulement.
Seulement ?
D’une soupe que dégrade la cuillerée de sel en trop, on dit qu’il eût mieux valu se retenir de l’ajout. Mais… trop tard !
Cuisiner n’est pas, semble-t-il, une activité qui retranche.
Cuisiner n’est pas sculpter.
C’est pourtant à ce paradoxe que convie La Cheffe, roman d’une cuisinière de Marie NDiaye : un chemin de vie en cuisine comme processus de simplification. S’y épurent la recette, les gestes qu’elle requiert, les phrases et mots qui la composent ; on y entend la voix, enfin débarrassée de ses parasites, d’une vocation qui façonne un corps, une âme à sa mesure. La Cheffe exigera d’elle-même et des autres qu’on n’en fasse ni n’en dise jamais « trop », et cela jusqu’à l’extrême du rigorisme. Mais jusqu’où peut aller, sans néantiser la cuisine même, l’exercice spirituel d’une sobriété en cuisine ? Domaine sensoriel mais aussi, à l’épreuve d’autrui dans la restauration, socialement si sensible, l’activité n’en devient-elle pas hautement paradoxale, voire autocontradictoire ?
Dans ce roman paru en 2016, la vie de « la Cheffe » est narrée, peut-être à un journaliste, par son ancien commis de cuisine, beaucoup plus jeune qu’elle et amoureux sans retour. Née « en 50 ou 51 » dans une famille très pauvre, à Sainte-Bazeille dans le Lot-et-Garonne, à quatorze ans la voilà placée chez le couple Clapeau à Marmande, puis employée dans un restaurant bordelais, avant d’ouvrir « en 1992 » son propre restaurant bientôt étoilé, La Bonne Heure…
Soustraire la dimension érotique du rapport au mangeur
Pour que cuisiner soit seulement possible, n’en pas exposer le cœur ardent, l’intimité complexe et vivante, source des intuitions. Ainsi la Cheffe se protège-t-elle dès les tout débuts des représentations d’autrui, des récits qui enferment, fussent-ils louangeurs. Solitude et silence et, à défaut, tromperie volontaire sur la personne : elle aime et fait en sorte « qu’on fasse fausse route à son sujet » (p. 9), qu’on la tienne pour « bornée » alors qu’elle est, se sait, « formidablement intelligente » (p. 10). Peu lui importent les fantasmes d’autrui, celui par exemple d’un « dieu intraitable, le dieu exigeant de la cuisine » qui aurait « jeté son dévolu, pour prendre chair, sur cette petite femme pas facile et un peu sotte » (p. 13) ; peu lui importe, pourvu qu’elle ne soit pas obligée de rectifier.
La Cheffe se méfie des compliments, les déteste même. Le « grand genre » n’est pas son genre (p. 11) et, si elle est enchantée de lire sur le visage des mangeurs les sensations de félicité qu’elle s’est appliquée à faire naître, cependant « les mots pour décrire tout cela » lui semblent « indécents ». Qu’on lui dise « C’est très bon », cela lui suffit (p. 11). Quelle impudeur à détailler « les principes et les effets qu’on ressentait grâce à son gigot d’agneau en habit vert » ! N’est-ce pas là « [exposer] au grand jour une intimité ultime, celle du mangeur et celle de la Cheffe par contrecoup » ?
Au moins les reproches ne s’adressent-ils « qu’aux plats, aux choix que la Cheffe avait faits de telle association d’ingrédients (c’est ainsi que même le fameux gigot en habit vert, avant d’acquérir une si grande gloire qu’on ne peut plus aujourd’hui le discuter, s’était vu reprocher par certains son enveloppe d’oseille et d’épinards, ils auraient préféré l’un ou l’autre, voire de la feuille de blette) ». Mais les compliments sont bien plus dangereux, ambitionnant de « pénétrer le cœur et l’âme », passant du « panégyrique de la Cheffe » au « secret de ses intentions supposées », bref au « désir de connaître son être le plus vrai, celui-ci qui seul avait pu lui faire créer ces plats sublimes » (p. 13).
Le premier repas qu’elle élabore, dans la maison des Landes, l’été décisif où elle remplace la cuisinière attitrée dans le cœur et la cuisine des Clapeau, est encore marqué du désir de paraître et d’impressionner, d’attirer, retenir, rendre captif d’un délice. Ainsi apporte-t-elle la soupe « directement dans l’austère cocotte de fonte érodée », en contraste avec la nappe de lin brodée et les couverts d’argent (p. 126). Elle laisse ses maîtres se servir, « afin qu’en se penchant au-dessus de la cocotte ils fussent forcés de constater le rude et plaisant équilibre des matières et des couleurs, le dos de cabillaud au reflet rose encore intact dans le potage lustré, les bords grenus de la cocotte ouvrière qui, dans sa féroce dignité, n’était pas honorée de contenir et de présenter la soupe raffinée » (p. 128). Plus tard, forcer le regard lui répugnera, et la beauté sobre ne frappera le regard que de celui qui le désirera ; et sinon rien de grave, manger suffira au mangeur.
Écarter les mots comme les regards bavards qui tachent, attachent ; nouer avec le mangeur un lien qui soit le plus exigeant possible, fruit d’efforts réels. La Cheffe pressent, puis déteste consciemment la « dimension érotique » d’un rapport de domination complaisante, addictive, inhérent à une certaine représentation de la cuisine. Ainsi entre les Clapeau, gourmands honteux « grisés de résipiscence » et leur cuisinière « goguenarde » ivre de son « triomphe sexuel » (p. 45) et s’écriant : « Je les ai encore bien eus, tu as vu comme ils me mangent dans la main ! » Qui cuisine serait comme un amant, une maîtresse sous emprise affective et sensuelle ? Quel manque d’imagination, et même d’éthique ! La Cheffe aspire à une reconnaissance spirituelle, épurée : « que le mangeur entre dans un état de contemplation sereine et modeste », qu’il « s’adresse ensuite à elle, s’il le désirait (mais elle préférait qu’il ne le désire pas), comme à l’officiante d’une cérémonie à la fois très simple dans sa présentation et sophistiquée dans son élaboration ». Elle, « la célébrante, pouvait alors être complimentée pour avoir organisé au mieux les multiples étapes de l’office, elle pouvait être remerciée, louangée pour l’intelligence de sa pratique » (p. 46).
En effet, « la cuisine était sacrée. Autrement, à quoi bon tant d’efforts ? » (p. 47) C’est pourquoi ses maîtres ne cuisinent pas eux-mêmes alors qu’ils en seraient capables : ils ne se sentent pas « autorisés à cuisiner », parce qu’on « ne peut dialoguer avec l’objet de son culte que par l’entremise d’une personne innocemment ou sciemment destinée à cet office » (p. 58). Toute médiocre soit-elle, la cuisinière se sait « toute-puissante dans la sphère de l’autel » (p. 59). Telle est la conviction de la Cheffe : « on pose sur la cuisine des mains autorisées, délicates, légères et conscientes de ce qu’elles font » (p. 61), et « il n’est pas question de diplôme ni d’adoubement par un maître, non, on doit sentir si le souffle de la cuisine a pénétré en soi » (p. 61).
Plus tard, en quête d’un emploi à Bordeaux, de restaurant en restaurant, jetant des regards méticuleux sur la salle, les outils, les menus, elle se promet, quand elle sera chez elle, de s’appliquer « à développer, à raffiner le goût du mangeur, à fournir à celui-ci les facultés d’un jugement plus rigoureux, quelles qu’en puissent être les conséquences pour le cuisinier » (p. 174). Le client devra être intransigeant, doué d’un jugement aiguisé au plus loin de l’aveuglement amoureux. C’est ainsi qu’à La Bonne Heure, elle proposera au client indécis de lui faire la surprise d’un plat-mystère et cependant sur-mesure : un plat qui soit vraiment pour lui, en vertu de la connaissance affûtée qu’elle a du client et du plat.
La récompense d’une l’étoile l’inquiète au bord de la détresse, et ce n’est point là coquetterie mais conscience aiguë d’une incompatibilité. La récompense n’est-elle pas le symptôme d’une compromission donc d’un démérite, d’une préférence pour les larges voies balisées du succès, d’un abandon de « cette crête sauvage où une petite erreur d’appréciation, une insouciance ou une excessive griserie pouvaient faire sombrer ses recettes dans l’inadmissible ou le saugrenu » (pp. 257-258) où elle s’est toujours maintenue, amenant le convive à soi par-là seul ? À quoi bon, si l’on ne peut plus prendre le risque de renvoyer un plat en cuisine ?
Soustraire le corps cuisinant à l’égo cuisinier
Cuisiner pour de vrai, donc cesser de vouloir conduire la « machine corporelle », renoncer à une certaine maîtrise du « tout ». Sait-on ce que peut un corps ? La Cheffe découvre sa vocation dans la cuisine des Landes des Clapeau en faisant « connaissance avec son propre corps ». Ce corps pensant a appris à l’insu de l’individu-Cheffe, en observant la cuisinière attitrée du couple, en esquissant les gestes qu’il n’avait encore jamais eu l’occasion d’accomplir. Loin d’être ce que la Cheffe croyait, une « brave machine qu’elle manœuvrait depuis son cœur », ce corps s’avère constitué de « divers petits animaux qui avaient appris tout seuls à travailler impeccablement et qui, cet après-midi-là, contents, modestes, à la fois dociles et discrètement entreprenants, lui montraient l’étendue de leur savoir-faire » (pp. 84-85) et leur stupéfiante efficacité.
Cuisiner pour de vrai, donc travailler à l’effacement de l’égo, à la simplicité extrême, au dénuement même. Devenir « un pur visage », ni masculin ni féminin, « une idée de visage, un emblème de visage » qui, si la « cuisine doit être représentée par des traits humains », le seront par des traits « ni charmeurs ni jolis ni ornés », mais bien plutôt « au-delà de toute considération de beauté ou de laideur » (p. 24). Le narrateur alors âgé de dix-neuf ans, nouvellement commis à La Bonne Heure, est séduit par ces cheveux aplatis, tirés en chignon vers l’arrière, par ce visage comme il n’en avait encore « jamais vu », « archétype de tout visage humain, sans distinction de sexe ni d’âge ni de beauté » : « douloureusement parfait » (p. 230), fier, expressif de la seule « la nécessité qu’elle ressentait de se sentir habitée » (p. 250).
Cuisiner pour de vrai, donc conduire le corps à l’extrême d’une « tension contrôlée, dynamique, galvanisante » et jusqu’à l’épuisement, au vertige qui accompagne la prouesse accomplie. Sans cette tension, l’ouvrage de la cuisine reste ce qu’il est aussi, un labeur sordide propre à décourager les affects les plus aguerris. Comment supporter ces « cadavres d’animaux dépecés », ces « légumes encore terreux », tous ces « ingrédients fermés sur le secret de leur goût et attendant sans rien faciliter, sombrement, qu’on sache ce qu’on allait faire d’eux » sans « un écœurement, une immense lassitude » et une « envie de fuir les lieux », de « ne plus jamais vous sentir uni à la chair morte, aux odeurs lourdes, aux entrailles et à la graisse, aux tourments divers et monotones, à l’inévitable saleté », aux souffrances des bêtes et des hommes (p. 93) ? Comment, sinon en aimant cette tension, en y reconnaissant l’épure d’un processus de transformation des « idées miraculeuses » en miracles toujours fragiles ?
Comment, sans aimer cette tension, apprendre de l’autre en cuisine ? L’autre souvent rebutant, parfois dégoûtant, ainsi de Millard, le cuisinier du restaurant bordelais où la Cheffe travaille quelque temps. Millard, prototype du cuisinier machiste, plaisante de manière abjecte sur les femmes qui ambitionnent de travailler en cuisine, et pourtant ! Tendre vers la perfection de sa tâche aiguise l’esprit de la Cheffe, l’élève à une tolérance seule digne de ce nom, intelligente et sélective. Percevant ce qu’a de sérieux la goujaterie de Millard, elle ne s’en trouble pas. Le cuisinier du restaurant Declaerk, « tracassé à la perspective que des femmes embrassent sa profession, que leur nature étrangère, absconse, sans humour perturbe les joyeux échanges d’histoires drôles et de confidences masculines » (p. 188), est par sa ténacité une sorte d’alter ego duquel il est possible d’apprendre le métier tout en abhorrant la muflerie. En effet, Millard se montre parfaitement honnête lorsqu’il s’agit de préparer un plat et sa méthode, la délicatesse de son attitude, font écho à l’idéal encore informulé de la Cheffe. Sa cuisine « ressortissait sobrement aux goûts et pratiques de l’époque, cependant à l’élaboration classique des quenelles de brochet sauce Nantua, par exemple, il apportait une note personnelle, esthétique en coupant menu une pleine botte de persil plat dans la béchamel rose, disant par pudeur, sur un ton qui voulait laisser penser qu’il se moquait de lui-même, qu’il manquait dans tout ce rose une seconde couleur fraîche et contrastante, mais il œuvrait avec sérieux et il tâchait généralement, sans avoir l’air d’y toucher, presque subrepticement, d’alléger ne serait-ce qu’à la vue la farineuse densité des roux ou la graisse flottante séparée des jus, il utilisait tout le vert des légumes, il n’en disait rien, peu à l’aise pour justifier ses intuitions » (p. 199). Intransigeante dans une sorte très personnelle de féminisme épuré d’affects personnels, la Cheffe nourrit sa vocation de femme en cuisine de cette différence entre une « bêtise jamais lasse », celle des paroles de Millard, et ses « mains habiles » que « ni la bêtise ni la malveillance n’entravaient » (p. 199).
Soustraire le produit à la dictature du « joli »
Au commencement était la détestation du « dessert », car à quoi vise un dessert sinon à noyer les phases subtiles d’un repas exigeant dans la vague d’un contentement mou qui clôt le bec et l’esprit ? La Cheffe décide que, s’il faut un dessert, elle inventera « la probité et le respect de soi dans le dessert » (p. 109). Mais comment faire un « dessert intransigeant, peu enjôleur, irréprochable » ? La confection de sa tarte aux pêches, qui deviendra célèbre, est parlante : d’abord une pâte à tarte sans beurre, juste de la farine, deux œufs et de l’eau, puis là-dessus « des quartiers de pêche bien serrés », une pincée de sucre, de sel et enfin, « laconiquement », un soupçon « de verveine hachée menu, cueillie au pied du perron » (p. 107). Alors que la cuisinière de Marmande recouvrait les tartes d’un sirop de sucre épais et de confiture d’abricots, de sorte que « les tartes arrivaient sur la table brillantes, lustrées, glacées comme des ornements de pierre tombale », la Cheffe, au plus loin de cette joliesse confondante, impose sa « vision idéale et simple d’une tarte aux pêches », d’une sobriété presque cruelle.
Loin de cette sobriété, son premier repas dans la chaleur des Landes, outre la soupe magistrale, la voit sacrifier « la chair tendre, pleine et jaune » d’un poulet fermier à un tour de magie qui fera s’exclamer Monsieur Clapeau : « Elle a fait un cromesquis du poulet tout entier ! » (p. 131) Le commis décrit longuement le sort de ce poulet :
[…] dans la pure conscience d’agir comme il le fallait qu’elle hacha très finement toute la chair du poulet qu’elle avait préalablement découpée au plus près de la carcasse, elle passa au hachoir à viande cette chair onctueuse et dense dont la raison d’être réclamait pourtant qu’on la reçoive telle quelle en bouche, cuite avec simplicité et, surtout, dans son intégrité.
Elle mélangea à cette chair hachée cinq œufs, des herbes, de la mie de pain ramollie dans du lait, un peu de cumin et de girofle, puis elle réalisa un prodige de dextérité en recomposant la forme exacte du somptueux poulet des Joda : elle sculpta le hachis autour des os, le moula sur la carcasse de telle sorte qu’on pût croire que le poulet n’avait pas été touché, elle le recouvrit ensuite de sa belle peau couleur de maïs afin que l’illusion fût parfaite et que, ce poulet monstrueusement reconstruit, rebâti d’agrégats qui ne valaient pas la matière d’origine, on pût croire qu’il sortait ainsi de la basse-cour, dans une ivresse de faux-semblant que la Cheffe devait ensuite rejeter jusqu’à l’entêtement mais qui, cet après-midi-là, lui apparaissait comme l’apogée de son art, comme l’affirmation magistrale de sa supériorité sur la cuisinière de Marmande qui n’avait jamais été capable, elle, de faire passer quoi que ce soit pour quelque chose d’autre.
Comme la Cheffe haïrait le simulacre, plus tard.
Avec le surplus de farce, elle remplit l’intérieur de la carcasse et le poulet eut l’air encore plus dodu, il semblait prêt à éclater sous l’excès de sa propre excellence.
C’était un miracle d’habileté, la Cheffe en conviendrait tout de même, on ne pouvait deviner que la bête avait été brutalisée, dépecée puis remodelée, en une sorte de blague macabre.
Elle le mit au four, largement arrosé de beurre fondu, elle l’entourerait une heure plus tard de petites pommes de terre, de tronçons de carottes, de navets, d’oignons rouges, de têtes d’ail entières (pp. 80-81).
Alors, avouera la Cheffe au commis favori « avec efforts », avec « honte », elle offrit brièvement à la contemplation la peau cuivrée luisante, tendue à craquer sur les filets gonflés par la farce, sur les membres anormalement enflés, elle voulait que les Clapeau croient s’assurer qu’il s’agissait d’une simple volaille au four afin de donner tout son relief à la mystification, tout son lustre à sa propre virtuosité de magicienne » Voilà très précisément le genre de procédé que la Cheffe condamnera par la suite, et s’interdira absolument.
Plus tard, dans son propre restaurant, la Cheffe tend « vers les plus grands égards possibles vis-à-vis des produits » qu’elle traite, leur rendant hommage « de son mieux, légumes, herbes, plantes, animaux », n’en méprisant ni malmenant aucun, respectueuse des éléments comme des gens, fussent-ils les plus modestes et insignifiants (p. 77).
À La Bonne Heure, la cuisine se fait de plus en plus simple, « non pas au sens des dogmes de la ‘nouvelle cuisine’, dans laquelle elle ne se retrouva jamais tout à fait, mais dans la mesure où elle accorda une importance croissante et, pour finir, presque exclusive aux qualités de chaque denrée, du morceau de viande le plus coûteux au moindre brin de persil, du poisson le plus fin au moindre grain de sel dont il serait assaisonné, tout en conservant obstinément sa volonté de présenter des assiettes copieusement remplies, d’apparence épurée (pas plus de trois couleurs juxtaposées) mais où le souci de perfection ne devait littéralement pas se voir ni, du reste, aucune espèce de souci, sinon celui de contenter de prime abord le regard amateur de beauté aussi bien qu’anxieux de savoir si la faim serait assouvie, l’appétit satisfait. » (p. 223) Les tracasseries douloureuses du travail s’effacent derrière un raffinement impitoyable de rigueur.
Elle en vient ainsi à offrir le produit « dans sa quasi-nudité ». « Le produit tout nu n’étant pas acceptable, ni plaisant à l’œil ni séduisant au goût, l’art de la Cheffe consistait à le modifier juste assez pour qu’il semblât alors superbe autant que délicieux, cependant parfaitement reconnaissable, intègre, exhibant fièrement et posément son aspect parfois singulier. » Y toucher « à peine », telle est son ambition et la « quintessence de son travail ». Ainsi s’abstient-elle de recouvrir de crème ou de beurre son célèbre gigot en habit vert, afin que ressorte le contraste singulier de l’agneau de Pauillac et de l’oseille de Belleville.
Que lui importe l’habileté du jeune commis à « tourner les pommes de terre ou les têtes de champignons, à lier les haricots verts d’une fine tranche de lard pour les présenter en élégants fagots » ? La Cheffe attend que passe cette vanité de jeunesse, fruit d’un dressage visant à flatter, érotiser, captiver pour capturer au détriment de la « qualité première du produit » : en cuisine, « les falbalas étaient suspects » (p. 237).
Soustraire les mots de la restauration aux « falbalas » du social
Les mots de la cuisine procurent aux Clapeau un plaisir intense, ils les répètent et gardent en bouche « autant que possible avant de passer au mot suivant » (p. 49). Si la dimension honteusement érotique de cette délectation la dégoûte, la Cheffe ne renie cependant pas le plaisir des mots s’il est fier, assumé, si le langage désigne et explique, sans complaisance. Certes, elle parle peu et ne se plaît guère aux commentaires. Cependant le langage d’une carte à la « meilleure table de Bordeaux » que devient La Bonne heure, ne lui est pas indifférent ; sans fioriture, il participera de la plénitude gastronomique si, comme le mets, il « tombe à la perfection » selon la métaphore vestimentaire que la Cheffe affectionne, « rigoureusement juste, harmonieux et équilibré dans son austérité » (p. 108).
La fille de la Cheffe qui, pour des raisons complexes et passées au prisme de la subjectivité narratrice, déteste sa mère et la cuisine, s’attachera à l’inverse à en mettre plein la vue selon les goûts ampoulés supposés de la clientèle, plutôt qu’à faire comprendre tel ou tel plat. Fanatique de cette mauvaise littérature, elle n’aura de cesse de « rebaptiser toutes les recettes de la Cheffe en usant de périphrases à ses yeux autrement appétissantes », amorçant une décadence qui aboutira à la fermeture du restaurant. Ainsi le client n’est-il « plus forcé de lire des mots tels que thon, poulet ou tomate », mais plutôt « Germon de Novembre, Prince de Bresse, Carpaccio de Tomatines… ». C’est dans la même logique qu’elle se mêle du service, ce à quoi la mère s’est toujours refusée, et s’adresse « aux clients d’une voix à la fois onctueuse et trop familière », parle « trop haut », interrompt les conversations, demande si tout va bien et s’éloigne « avant d’entendre la réponse » (p. 279), impose une musique trop forte qu’elle refuse de baisser.
Mots sobres, choix progressivement réduit aux plats qu’elle a le plus de plaisir à créer : l’austérité de la Cheffe ne restreint que pour ouvrir aux multiples possibilités du goût. Que reste-t-il ? Le meilleur en bouche, à prononcer et manger : « tourte aux écrevisses, pigeon froid chantilly aux épices, terrine de canard et d’épinards, filets de sole transparents, gigot en habit vert, bœuf au miel, tarte aux pêches des Landes, crème de pistaches », « menu d’été » qui varie « en fonction des arrivages » (p. 219). Ou encore, « de la tourte aux écrevisses, des beignets de cervelle d’agneau à la sauce d’anchois, des quenelles de veau, du thon au four, du rôti de bœuf cuit au miel de lavande, la tarte aux pêches des Landes, un parfait à la vanille nappé d’un jus de café » (p. 212). Et c’est cela, précisément, que le client se délecte de commander et de goûter :
À part l’illustre gigot en habit vert et la tarte aux pêches des Landes, les côtelettes de veau à la chapelure de fines herbes étaient souvent demandées, comme le chou farci à l’andouillette de Troyes, le poulet de Bresse à l’estragon et aux olives de Nyons, les navets nouveaux glacés au sucre de canne, les rattes frites tout entières avec leur jeune peau dans la graisse d’oie, la batavia au jus de rôti et aux fruits secs, la terrine de canard et de clémentines de Corse (p. 225).
Et ce qui se passe en salle, en cuisine sur le temps de service, s’expérimente d’abord auprès du commis qui nomme et teste, ainsi la « chair de crabe » pochée « dans de la liqueur de génépi », le « lapereau en croûte de noix, ses beignets de cœurs d’artichaut, ses frites de brocoli, ses raviolis de tomate noire, ses sardines gratinées à l’ail des ours » (p. 246).
Choix réduit, prix le plus juste possible : la Cheffe répugne à augmenter les tarifs, sa marge est très mince et le vin, auquel elle n’a pas travaillé, est facturé à un tarif tout juste supérieur au prix où elle l’achète. Et pas de réservations ! Tel est son engagement de départ : que l’on vienne par désir, par hasard, en ayant rêvé des mois ou par impulsion, au plus loin des conventions. La Cheffe se méfie de la « clientèle aisée, avertie » qui finirait, craint-elle, « par chasser, sans le vouloir ni s’en douter, celle qui ne lui ressemblait pas, par la seule force d’inertie de son autorité, de son bon droit, de tout ce qui émanait d’elle de sélectif et de clos, de complice et de moqueur » (p. 249). Réserver n’est pas retrancher, mais saper, rendre insipide. Elle devra s’y résoudre cependant, comme au reste, car c’est bien un « restaurant » au cœur d’une grande ville, dans une société donnée, qu’elle a ouvert et non quelque lieu où cuisiner-manger ne dépendrait que de l’imagination créatrice.
Soustraire, haine de la cuisine ?
Le restaurant fermera, longtemps, au grand désespoir du commis. Puis il rouvrira, renaissance qui s’accompagnera, chez le commis réinvité, d’un pressentiment du danger. De quoi cette réouverture est-elle le signe ? Cela ne se voit pas, mais « les plats les plus récents poussaient à leur point extrême ses conceptions rigoristes » (p. 301). L’étoile perdue est rendue sans que la Cheffe, cette fois, ne s’en attriste… Détachement, voire hostilité, haine envers la cuisine ? Elle se met « insensiblement » à retrancher « ingrédient après ingrédient de ses plats, se maintenant dans les limites d’une exquise austérité mais au bord », se dit le commis, « de verser dans le non-sens » (p. 302). Jusqu’au repas final, « sobre, magnifique et parfait ».
La Cheffe est, reste « cuisinière » : étrangère à la vanité de l’ambition sociale, tendue même au sommet de la gloire vers l’usage artisanal des outils, des produits. Rien que cuisinière, mais plus ou toute autre que la « cuisinière » des Clapeau posée dans la cuisine tel un objet animé face à d’autres objets inanimés : tout autre, sachant « tirer parti de sa propre harmonie, de son adaptation équilibrée, heureuse et belle à tout endroit où elle devait cuisiner, elle était en paix, concentrée, ravie, amie des pins scrutateurs, à la fois éveillée et très aiguisée quant à ce qui l’entourait, et ailleurs suprêmement » (p. 98).
Marie NDiaye, par la voix ambiguë d’un narrateur amoureux d’une cuisine rétive à l’amour, propose de la vocation une vision discrètement subversive. Non, cuisiner ne comble pas magiquement les lacunes d’une sociabilité meurtrie, mais nécessite et meurtrit souvent à son tour. Non, cuisiner ne met pas à disposition les plaisirs qu’un quotidien aliéné refuse, mais a quelque chose d’une résistance ascétique. Non, cuisiner n’est pas le verbe performatif d’un lien générationnel, au contraire un gouffre entre mère et fille peut s’en trouver creusé, ou rendu plus profond. Pour autant la transmission s’opère, parfois sautant une génération. Pour autant la jouissance est forte, souvent ailleurs et autre que ce qu’on attendait. Comme en peinture peut-être ; comme peut-être en littérature.
***
Il m’arrive d’oublier, quand je m’adresse à vous, quand je pense à la Cheffe, que le hasard de sa naissance a voulu que ses dispositions trouvent la cuisine comme terrain d’épreuves, c’est que je la tiens, quoi qu’elle en eût, pour une artiste qui, en d’autres circonstances, aurait donné sa mesure dans la peinture ou l’écriture, je ne sais quoi encore, mais la Cheffe n’aimait pas que je considère les choses ainsi, elle ne pensait pas avoir une complexion particulière, un talent qui lui serait propre, seulement la chance d’être organisée, travailleuse, intuitive et d’héberger en soi, sans garantie que ce fût pour toujours, le petit génie de son métier – C’est exactement ce dont je vous parle à propos de l’art, lui rétorquais-je, alors la Cheffe fronçait les sourcils, elle se méfiait des grands mots, tout ce cinéma comme elle disait. (pp. 13-14)
Marie NDiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, Folio Gallimard, Paris, 2018 (2016), 320 pages.