La nourriture de l’exil

 In Chroniques

Mon père avait un faible pour Alexandre.

Alexandre, pour se la couler douce et rester au lit, a mis au point un merveilleux procédé : il a accroché sa pitance au plafond de sa chambre. Bon vin et saucisson. Il lui suffit de dérouler la ficelle près de son chevet, comme on descend un store, pour se ravitailler grâce à un ingénieux système de poulie.

Flemmarder comme personne jamais n’a osé, s’offrir le luxe voluptueux d’une grasse matinée, puis d’une grasse après-midi, puis d’une grasse soirée, et cela tous les jours, se prélasser avec la satisfaction d’une journée bien remplie à ne rien faire. Le panache dans la paresse. Un rêve qu’avait peut-être caressé mon père, c’est du moins ce que j’avais pensé à voir le plaisir qu’il manifestait devant cette scène, et qui s’incarnait d’autant mieux que Philippe Noiret, qui jouait Alexandre le Bienheureux, n’était pas sans présenter quelque ressemblance avec l’auteur de mes jours — le nez charnu semblant conçu pour capter les mille séductions des saveurs, la corpulence clamant une opposition massive à toute forme d’ascèse.

Mon père. On aurait presque pu retracer son histoire à travers ses aliments préférés. Son histoire et la géographie de sa vie. Il y avait le Côte d’Or devant la télé, qu’il appréciait je crois autant pour son goût que parce que les ingrédients étaient écrits sur l’emballage dans différentes langues, dont l’hébreu. Il était arrivé en Israël, qui ne s’appelait pas encore Israël, à cinq ans avec sa mère et sa sœur, et y était resté jusqu’à l’adolescence. D’Israël encore, le goût des graines de tournesol au sel, que j’ai retrouvées plus tard en Espagne sous le nom de pipas. Le houmous, qu’à une époque il achetait en conserve, ce qui lui donnait un petit arrière-goût de métal. C’était avant la déferlante du houmous dans les supermarchés et son invasion des tables basses quand sonne l’heure de l’apéro.

En conserve encore, le corned-beef en gelée. Je crois qu’elle lui rappelait les colis alimentaires de la Croix-Rouge, ceux qui faisaient son ordinaire dans le camp où, enfant, il avait été interné. À Vittel. À moins qu’il ne s’agisse de la nourriture qu’on leur avait donnée sur le trajet de Vittel à Haïfa, Palestine, lorsqu’ils avaient quitté le camp à la faveur d’un échange de prisonniers. Il en est de même pour la crème caramel, qu’il avait aussi découverte à l’époque, dans ces mêmes circonstances. S’il ne m’a pas convertie au corned-beef, son penchant pour la crème caramel semble être passé dans mes gènes, où elle s’y est épanouie sans entraves.

La banane en revanche, qu’il a découverte pour la première fois à Istanbul, lors de ce fameux échange de prisonniers, n’a jamais su trouver sa place sur son podium gustatif, peut-être parce que cette première rencontre s’est faite sous le signe du malentendu — il avait aussi mangé la peau.

Son tropisme pour la tartine d’os à moelle lui venait, je l’ai su plus tard, de la cuisine ashkénaze, que sa mère avait emportée dans la valise de ses souvenirs. Il rapportait de chez elle carpe farcie, foie haché, pâtes au fromage blanc et à la cannelle, qu’il aimait mais n’aurait pas su cuisiner. Et il profitait des pubs du programme du soir pour aller découper une tranche de saucisson de Cracovie pendu au crochet de la cuisine.

De son intégration française lui venait un penchant jamais démenti pour les escargots à l’ail et, comme Alexandre, pour le saucisson pur porc et pas très catholique, enfin pas très juif, du moins si l’on pratique.

De quelle époque française lui venait ce goût ? De celle qui a débuté avec son arrivée à Paris à l’âge de treize ans ? Ou de son séjour à Azay, près de Vendôme, dans une famille où tout jeune encore il lui fallait cacher qui il était, et où il avait découvert les canards : non pas sur la rivière traversant le village, non pas la bête à plumes, mais le morceau de sucre que l’on imbibe de café puis qu’on laisse fondre sous le palais — technique différente de celle que ma mère avait héritée de Pologne, ou peut-être de Russie, où l’on croque pur sucre puis on sirote, on croque, on sirote, et rebelote.

Et toujours dans le placard de la cuisine, était-ce d’inspiration juive polonaise ou d’Israël, je l’ignore, mais en toute saison, pas seulement pour Pâques où la tradition l’impose, le pain azyme de chez Roszynski, ces tôles ondulées qui heurtent les gencives, sans goût, difficiles à tartiner avec ce beurre ou ce Nutella ou encore, pourquoi pas, ce houmous qui se terre dans les creux, ce paysage blanc de vaguelettes rigides que l’on mange en souvenir de l’Égypte biblique, du départ vers un nouveau pays, ce pain d’exil et d’exode.


Illustration : archives personnelles de l’autrice.

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