La p’tite musique de la manif du 7 mars

 In Chroniques

15 h 42. La manif arrive, elle s’apprête à pénétrer sur la place.
Le cortège, sa tête, se tient immobile à 200 m de moi pendant une bonne dizaine de minutes.
On entend déjà un mélange de sifflets, de basses assourdissantes et lourdes d’un système son, de percussions, de cornes de stade, de sirènes, de clameurs déterminées d’un chant scandé soutenu par des claquements de mains. Une grosse rumeur.

Le cortège redémarre bien bordé par un double cordon de policiers… Avancée à moins de cinq kilomètres à l’heure.

Désireux d’avancer, le cortège de manifestants se fait rappeler à l’ordre pour une raison inconnue. Et il obéit sagement.

Je vois le premier sifflet devant moi, suivi d’un chant porté par un mégaphone, une vuvuzela qui court sur le côté de la foule, une caisse claire et d’autres cornes, ça en fait trois (énumérer sur le papier à l’aide de bâtonnets les instruments récurrents).

Suivi de près par le chant scandé et cadré par les claquements de mains, c’est énergique, voire virulent, entouré de drapeaux noirs et noirs et rouges, quelqu’un entonne une phrase au mégaphone devant deux lignes de personnes qui se dessinent clairement, qui claquent des mains. Elles reprennent le chant avec vigueur. Tout ce groupe avance comme ça, je comprends pas leurs paroles ayant toujours du mal à distinguer clairement dans la foule les sons, pourtant je suis à 20 m mais les basses assourdissantes du premier sound system les talonnent de près.

Dans la camionnette de location, un utilitaire de chantier à plateau, les enceintes sont attachées au cul, ils ont fait un petit mur, comme en teuf.

Derrière le mur, trois « musiciens » s’affairent, on repère directement le bonnet reggae tricolore de l’un des trois. Sans surprise niveau musique : ça crache du reggae et je ne distingue pas de quoi il s’agit. Concentrée sur les prochains qui s’amènent cherchant encore mes marques pour ne rien oublier, je fais pas gaffe aux acolytes du mec au bonnet reggae. Que font-ils ? Mystère, lacune, oubli, lui sourit comme sur un char de carnaval. Impossible de dire s’il s’agit d’une playlist ou s’il y a une table de mixage quelque part.

Arrive une fanfare pas très grande maximum deux lignes, groupe informe, pas très organisée, c’est flou, ça fait un petit amas, on voit même pas les instruments. C’est tout couleur « habits d’hiver », pour le sonore en revanche, y’a des caisses claires, des instruments à vent, styles clarinettes, trompettes. Y a-t-il une grosse caisse ? Ne parvient jusqu’à moi que du bruit, des signaux, tout ça toujours ponctué de quelques sifflets épars. Un djembé fait son apparition, isolé, assez calme et qui ne joue pas en permanence. Deux trois tap-tap de-ci de-là.

Un autre petit convoi conduit par un mégaphone anime d’un chant enfoui dans le brouhaha, c’est la config classique, là en l’occurrence c’est une voix féminine qui balance des paroles dans le mégaphone. Derrière les autres répètent ou poursuivent le couplet à l’unisson. Un micro avec une sono portable montée sur le système de caddies de mémères à roulettes pour le trimballer sert à une autre voix féminine. En solo, elle déambule pour faire entendre ses propres slogans. À un moment, on l’entend dire qu’une arrestation a eu lieu en amont de la manif aux abords de la place Kléber. Elle fait part de l’abus de pouvoir des autorités impliquées, donnant rendez-vous devant le commissariat pour faire pression et soutenir la victime —

On entend pétarader durant un bon moment sans rien distinguer. Un truc entre la sirène et l’accumulation de moteurs. Une ligne de quatre-cinq types habillés avec leurs tenues de boulot (Bûcherons ? Élagueurs ? Employés autoroute ? Mystère en tout cas c’est orange qui pète et jaune fluo, à bandes réfléchissantes, avec un peu partout des éclaboussures d’herbes coupées ; de la bonne grosse tenue de chantier bien épaisse et imperméable). Parallèlement, je sais qu’en ce moment, une pièce se monte cette saison dans un des théâtres institutionnels de la ville, en collaboration avec des architectes où justement sont utilisées les tenues des pros du bâtiment pour habiller les personnages (une histoire d’appropriation…) Toujours est-il que l’habit de travail, fait ici, dans la rue, bon costume, sans rentrer dans une représentation tierce ni intellectualisée. Ces quatre cinq types, eux, leur truc à faire entendre, c’est la tronçonneuse. En les portant en l’air à bout de bras, ils cumulent un tas de machines à moteur, à l’arrêt, pour la taille et l’élagage des espaces verts. Le son qui imite dans les grandes lignes une tronçonneuse au galop vient d’une petite bonbonne à gaz grise. Je ne vois pas le reste du dispositif de ce système qui imite très bien le son lancinant-pétaradant. Ça remporte un petit succès puisque sur la terrasse voisine à la mienne, un groupe de manifestants qui se ravitaille lève les bras en poussant des « Wouaiiis !! » pour ovationner chaleureusement leur prestation. Premier moment de chaleur extérieur de la manifestation. Ça plaît aux tronçonnistes qui remettent la gomme pour un nouveau tour. Ils en profitent aussi pour rejoindre la terrasse et faire une pause au bistrot. Durant un bon quart d’heure, on entendra de temps à autre une résurgence pétaradante indiquant leur présence. Invisible//visible.

Passe aussi une charrette-boissons, avec des thermos, puis une caisse claire encore furtive et discrète.

S’amène le deuxième utilitaire plateau, avec à son bord le groupe de musique, qui m’a donné envie d’initier ce relevé, que j’ai aperçu lors de la première manif du 31 janvier. On peut dire qu’il s’agit d’une formation rock classique, ils sont tous à bord, avec leurs instruments, amplis, dont une batterie électrique. Le quatuor aux couleurs CGT FAPT habillé en rockeur, donc avec beaucoup de noir ou de choses qui ressemblent à du cuir, est porté par une chanteuse. Pu personne n’est tout jeune. À la première manif, ils jouaient leur vie scénique en reprenant « Knocking on heaven’s door », et j’avais pensé : drôle de moment pour concert. Une sensation d’amalgame quelque part.

Au moment où le camion passe devant moi, je suis un peu déçue : pas de morceau en cours. Ils sont entre deux morceaux. La chanteuse entonne quand même des « Wouuuhououhouuouo » qui se veulent aguichants, annonçant leur prochain tube…

Le retour d’un sifflet.

Un mec plutôt petit porte une boîte accrochée autour du cou par une lanière. Il tourne une manivelle et le bruit s’amplifie crescendo. On dirait une sorte de sirène à base de crécelle. Dans tous les cas, il s’agit d’un vieil instrument, parce que conçu pour être robuste ; ses couleurs sont défraîchies, filtrées comme dans un film à la Amélie Poulain. À ma droite, un type avec une corne passe, puis un autre, avec une corne style corne de brume. Plus loin, on entend une corne de stade. De l’autre côté parvient une résurgence de feulement métallique des tronçonneuses.

Un type un peu en marge avec deux de ses copains allume des fusées de signalisation rouges. Dans l’arrière-plan de mon champ de vision, quelqu’un allume un mortier, qui produit une détonation, qui bien que je suive le déroulé de l’action me fait sursauter. Le seul pétard que je verrai de la journée…

Le cortège n’en finit pas de se dérouler avec ses béquilles, fauteuils roulants… Les marcheurs serrés, lents dévisagent les personnes extérieures à cette coulée trop bien canalisée, bien cernée. Ils ont l’air d’avoir conscience eux-mêmes d’un regard extérieur… Le regard un peu vide. C’est une sensation qui me dérange. Comme s’ils étaient à l’extérieur de leur propre expérience, à leur propre truc… Normalement… Un rapport inversé dehors/dedans. Ça me fait de la peine.

Arrive une autre sono, ambulante, à roulettes, avec un micro HF une femme à son bout, qui réinvente les paroles de « I will survive » sauce manif et syndicat. Pour le coup elle chante toute seule le morceau, sans attendre d’accompagnement ni de reprise quelconque. Pas de lead de groupe. Ce sont plutôt les personnes extérieures à son alentour à elle, qui chantent au hasard… qui chantent les paroles originales. D’où viennent les chansons qu’on chante en manif ?

Le sosie de la chanson métamorphique de Gloria Gaynor s’éloigne, entouré de quelques cornes de foot éparses, mais bien présentes. Débouche une formation floue, style fanfare à tendance sud-américaine portée par les sonorités de cet instrument frotté qui ressemble à une râpe à fromage (güiro), de trois tambourins et d’un ou deux autres que je ne distingue pas. C’est évident que j’ai pas choisi le meilleur point d’observation, je ne vois quasi aucun instrument lorsque les personnes passent à ma hauteur. Une personne sort du bandeau humain pour allumer une fusée éclairante. Une nouvelle sono ambulante fait son apparition, un homme cette fois au micro. Il transforme les paroles de J’ai encore rêvé d’elle d’Il était une fois. Impossible à distinguer, ceci dit, son entourage semble avoir les codes et quelques-uns l’accompagnent. Aux abords, des terrasses, certains se mettent à fredonner les vraies paroles. Une charrette boisson défile aussi à leur niveau.

Dans l’ensemble, l’ambiance reste très éteinte, maussade voire évidée, les personnes partagées : beaucoup sont tout comme leurs habits grisâtres, ternes, passe-partout. Hormis les habits de tous les jours, un tiers du cortège porte les couleurs d’un syndicat ou d’une représentation politique. Les autres des costumes avec des perruques de clown ou autres, bière de 50 à la main. Le courage, la fête semble tenir à ça. Je trouve ça triste. Le cortège très lent… vraiment canalisé comme une coulée de boue dont on ne voudrait pas, dont on a anticipé le chemin à la perfection pour que ça ne touche rien, ni que ça abîme quoi que ce soit. Similaire à l’impact conséquent à cette action de manifestation. Cette drôle de fonction du dehors, qui n’en garde plus rien de la substance, sinon le fait d’être au-dehors des bâtiments. Mais c’est un corridor bien cerné sans portes, une bille qui roulerait dans un tuyau en acier hermétique sans contact ni toucher avec l’extérieur.

Quatre cinq amis se promènent dans une foule pas très compacte, lâche et molle, ça sent la fin, quelque chose d’errant à l’intérieur de ce canal humain, eux jouent de la caisse claire, de plusieurs tambourins et de crécelles utilisées par les enfants à Pâques.

Une rumeur musicale gonfle, un nouveau sound system déboule à deux à l’heure, constitué d’une fameuse camionnette-plateau, qui pour le coup n’est pas une location, tractant une caravane au style vintage et arrondi. Ce convoi tout orange appartient à la CFDT. La camionnette diffuse une playlist dont parvient « Motivé, Motivé » de Zebda… À ce niveau du cortège, on remarque, mieux qu’ailleurs, les regroupements entre syndicats. Tout le monde ou presque porte un accessoire orange pour marquer son appartenance. Personne ne se mélange trop… S’adjoint à ce morceau incontournable de manifestation syndicale une sirène caractéristique aux mégaphones que je ne vois pas.

Avant l’arrivée du sound system suivant dont j’entends déjà la rumeur, un type pas trop grand trimballe une percu : un tambourin sans cymbalettes, monté sur un saut de chantier pour en amplifier la résonance. La première cloche de vachette me parvient et je me dis que je n’en ai pas entendu beaucoup, encore des crécelles, une corne très sonore, probablement une corne de chasse, puis une autre sirène de mégaphone. On ne compte plus les quelques caisses claires et tambourins essaimés tout le long du cortège, accompagnés visuellement par des fusées éclairantes.

S’ensuit l’arrivée du sound system FO, qui diffuse une playlist à fond les ballons, impossible de ne pas entendre le crachat d’une sorte de musique dance de l’Est censée galvaniser les âmes. Comble de l’horreur, le morceau suivant, encore de la dance techno, semble constitué uniquement d’un refrain entêtant, capiteux et ingrat qui finit sempiternellement par les mots « Johnny Depp ». Ça me fout la chair de poule direct, ça me répugne… Impossible de savoir ce que c’est mais ça a l’air connu : sur la table à côté de la mienne, la contagion prend et le mec commence à entonner les paroles…. BRRRRR !!! Sur le plateau de la camionnette, ils sont plusieurs, un « DJ » est posé devant sa table de mixage pour s’appliquer à peaufiner le son de Johnny Depp, en s’adressant à la foule dans un style DJ de fête foraine, avec le flow de réverb entraînant additionné aux voix compressées des radios FM. Pour parfaire ce cliché, la deuxième personne sur le plateau, une nana, s’est improvisée danseuse, pour enjoliver le char. Je préfère me concentrer alentour et relever la première trompette solo que j’entends, le premier tambour plus grosse caisse que caisse claire, les sifflets habituels ainsi que les cornes de stade et de brumes.

Le premier clairon annonce avec hasard le nouveau sound system qui arrive sans prétention, portant les couleurs d’un collectif. Ça crache plein gaz un rap français avec du texte en colère contre la société avec des paroles et un ton testostéronnés que je n’identifie pas, à cause de mes lacunes évidentes sur le sujet. L’habituel combo « sifflets, cornes » enrobe toujours le tout sans être oppressant. À quelle occasion se procure-t-on des sifflets ? Je suis étonnée de constater qu’autant de personnes en possèdent. Le convoi disparaît sans incident pour laisser place à un tracteur rutilant, gigantesque et ostentateur, qui ferait pâlir n’importe quel agriculteur, agrémenté de sa benne qui semble toute neuve. À bord de celle-ci s’affairent trois types. Pareil, ils sont là non pas sans avoir l’air d’y être, mais plutôt satisfaits de leur tour de tracteur comme si c’était un privilège. Je peux comprendre qu’on soit content, mais à quel moment rentre-t-on en contact avec les autres ? L’un est au téléphone, ils semblent parader et se faire des blagues entre eux. Le tracteur est d’un bleu immaculé, ça ressemble plus à la caravane du Tour de France ou à une foire d’automne quelconque : petite déception : zéro son, le silence total, mais un gros canon à confettis, joujou d’un des trois types qui le recharge sans cesse, qui regarde s’envoler avec beaucoup de contentement les petits morceaux de papier de soie bleue rectangulaires. Il adore son joujou. Pour parfaire cette installation quasi marketing : un bon gros ballon publicitaire — mais dépourvu de tout et uniquement bleu tracteur — gonflable en tissu est arrimé avec des fils de nylon dans la benne.

Ça sent franchement la fin, le lit d’humain s’étiole de plus en plus. Au loin à l’horizon de la rue qui débouche sur la place, la fin du cortège ceinte par la présence du double cordon de flics, petites voitures et motos…

Une caisse style Kangoo passe quand même encore dans cet éventail sonore, seul le conducteur méga calme est présent à l’intérieur. Sur le toit à l’arrière du véhicule, une enceinte accrochée couchée. Aussi une playlist pour eux : un titre de Bob Marley…

Une bonne rangée de vélos ferme cette coulée de manifestants en actionnant leurs sonnettes, le dernier moment musical de cette manifestation.

Il est 16 h 40 lorsque les derniers flics passent devant mes yeux.


Photographies : Pierre Simoneau