La vie est un songe en Tarentaise… baroque

 In Scénopathie

El Gran Teatro del Mundo et ses rêves nocturnes, entre Calderón et tragédies lyriques françaises

Depuis maintenant vingt-huit ans, le Festival Baroque de Tarentaise propose une alliance particulièrement heureuse entre les arts visuel et musical : près de deux semaines de concerts – il y en a parfois deux dans une même journée – dans des lieux remarquables du baroque religieux savoyard, plus particulièrement tarin. Son directeur artistique, Jean-Luc Hyvoz, met un point d’honneur et une énergie peu commune à accueillir musiciens confirmés et jeunes talents, aidé par une équipe presque entièrement bénévole, preuve admirable, s’il en était encore besoin, que l’excellence n’est pas nécessairement – ni seulement – une question de moyens financiers.

Un premier concert m’avait permis d’entendre les Goldberg Variationen jouées au clavecin par Jean Rondeau ; il se déroulait dans la petite église récemment restaurée de Saint-Martin à Hauteville-Gondon, au-dessus de Bourg-Saint-Maurice. C’est dans l’église Saint-Sigismond de Champagny-en-Vanoise, au-dessus de la vallée de Bozel qui conduit à la Grande Casse, qu’avait lieu La vie est un songe. L’édifice perché sur une motte de gypse est dédié au roi burgonde fondateur de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune. Reconstruit entre 1683 et 1689, il a été récemment muni d’un nouveau plafond, destiné à remplacer l’original dangereusement lézardé au cours du temps. Le visiteur ne peut qu’être saisi, dès son entrée dans les lieux, par la magnificence du retable majeur. Construit en 1710 par Jacques Clérant et Jean-Baptiste Gualaz, il est entièrement doré et témoigne d’un luxe particulier et d’une décoration foisonnante, toute de volutes et de mouvements. Entre les colonnes torses et les représentations de saints et de martyrs sont narrées avec force détails diverses petites scènes de la vie du Christ. Surtout, le retable compte plus de cent-soixante figures d’anges qui lui confèrent la signification symbolique de véritable « porte du ciel ». En cherchant bien, le visiteur remis de sa surprise – mais, on l’espère, pas de son émerveillement – pourra même trouver, sur l’antependium [1], la figure rehaussée de vermillon et de noir de l’ange musicien qui sert de logo au Festival.

Retable de l’église Saint-Sigismond (détail)

Le programme de la soirée est l’un de ceux que je goûte tout particulièrement, qui allient textes et sons, paroles et musiques en une quête commune de poésie. Les premiers sont extraits du monologue de Segismundo dans La Vie est un songe (La Vida es sueño) de Pedro Calderón de la Barca ; s’y ajoutent des fragments non déclamés de livrets de tragédies lyriques françaises du XVIIe siècle, comme autant de points de repère poétiques émaillant le programme. Les seconds sont issus d’œuvres baroques (opéras, musiques instrumentales) de Lully, Campra, Marais et Charpentier. Le tout propose une mise en regard stimulante et poétique autour de la nuit, ligne directrice du Festival cette année, en un prologue, trois rêves et un épilogue.

Le prologue y dit non pas la gloire du roi mais celle des « ombres de la nuit » d’Armide de Philippe Quinault. Se succèdent ensuite ouverture à la française (celle de Phaëton de Jean-Baptiste Lully), airs, prélude et entrée (extraits d’Atys du même Lully), autant d’introductions au texte de Calderón dont le début sera chuchoté-parlé – en plusieurs langues – par l’ensemble des musiciens et la suite déclamée avec une belle justesse de ton par le claveciniste. « ¿ Qué es la vida ? » (« qu’est-ce que la vie ? »), se demande Segismundo, avant de répondre aussitôt : « un frenesí, […] una ilusión, una sombra, una ficción ». « Fureur, illusion, ombre, fiction » : autant de mots pour qualifier aussi… la tragédie. Et c’est bien à la manière d’une véritable « tragédie instrumentale » qu’est construit le concert. Les airs y sont assurés tour à tour par les divers solistes – violon, traverso et hautbois assumant les parties chantées – et leur succession d’épisodes contrastés y est entrecoupée de moments purement instrumentaux (dont une Passacaille d’Armide de Lully particulièrement réussie). Quelques jonctions entre les airs sont parfois assurées par le continuo (Julio Caballero Pérez au clavecin et Bruno Hurtado Gosalvez à la basse de violon [2]), simples et brèves, qui assurent la transition entre les diverses tonalités afin de construire un ensemble cohérent et d’une grande fluidité. Le premier rêve est celui des pleurs et de la peine évoqués, alors que « les ombres de la nuit couvrent encore ces lieux » par un extrait du livret de Persée de Quinault. Le hautbois (Miriam Jorde Hompanera) et le traverso (Johanna Bartz) s’y répondent d’abord, extraordinairement à l’écoute l’un de l’autre comme du continuo dans des extraits de Marais et Lully, puis c’est au tour du violon solo (Coline Ormond, à laquelle fait parfois écho son comparse Lukas Hamberger) de jouer les cavaliers espagnols de L’Europe galante de Campra. Le deuxième rêve projette des songes funestes qui peuvent « dire vrai » même s’ils « font souvent des mensonges », si l’on en croit le livret d’Atys de Philippe Quinault. Dans le somptueux Prélude pour la nuit du Triomphe de l’amour de Lully, la basse de violon entre littéralement « dans » le son du clavecin et déroule des lignes contrapuntiques semblables à des rubans d’un son rond et velouté ; le violon parvient presque à imiter la sonorité des bois, littéralement « sur le souffle » et la scène du sommeil de l’acte III d’Atys (Lully) donne à entendre un traverso d’une pureté absolue, qui sombre dans le sommeil à l’extrême limite d’un silence autorisé par la qualité d’écoute peu commune d’un public véritablement suspendu à la musique. Seuls les songes funestes – et mensongers – l’interrompront brusquement, parfaite introduction au troisième et dernier rêve, qui voit le déchaînement du courroux de l’onde et de « l’impitoyable rage » des vents imaginés par Antoine Houdar de La Motte pour le livret d’Alcyone, dont on entend aussitôt la version musicale de Marais (Tempête du sommeil). Le somptueux Prélude et récit pour le violon d’Orphée de l’Orphée de Charpentier marque, avec l’épilogue, le retour au calme du lever de l’aurore.

Pour les musiciens du Gran Teatro del Mundo, l’art du contraste est roi, indubitablement. Mais pas seulement. Ces jeunes artistes – l’ensemble, qui a bénéficié du projet européen EEEmerging, vient de remporter le prix « Cambridge Early Music » à l’International Young Artists Competition de York – mettent en œuvre d’heureuse et visible manière un remarquable art de l’écoute. Écoute de la musique et du texte au service desquels ils mettent leur talent, écoute mutuelle absolue – ils jouent beaucoup par cœur, se regardent les uns les autres avec une parfaite et permanente connivence, répondant à l’élan d’une phrase par l’énergie d’une autre et jouant avec un bonheur palpable à se relayer sons et phrases avec une infinie délicatesse –, écoute de leurs respirations, mises en évidence par des phrasés toujours souples, parfois suspendus, écoute physique de leurs mouvements sur scène, écoute d’un public qu’ils parviennent à conduire très loin, à la limite de la musique même et de son corollaire, le silence. C’est beau, c’est juste, c’est élégant. Simplement.

La vie est un songe : El Gran Teatro del Mundo en concert

Coline Ormond, Lukas Hamberger, violons
Miriam Jorde Hompanera, hautbois
Johanna Bartz, traverso
Bruno Hurtado Gosalvez, basse de violon
Julio Caballero Pérez, clavecin

Mercredi 7 août | 20h30 Église Saint-Sigismond | Champagny-en-Vanoise
Jeudi 8 août | 20h30 Église Saint-Grat | Albertville (Conflans)
Festival baroque de Tarentaise


[1] L’antependium ou « devant d’autel » est le décor de la face antérieure d’un autel, le plus souvent en métal précieux, pierre sculptée, bois travaillé ou peint.
[2] Il s’agit d’un instrument à cordes frottées de la famille des violons, disparu depuis les années 1730 et dont la taille est légèrement supérieure à celle du violoncelle.

Photographies : @ Festival de Tarentaise | Bruno Berthier