L’autre monde ou les états et empires de la lune à l’Athénée

 In Scénopathie

L’autre monde de Benjamin Lazar : états et empires du baroque à l’Athénée

Un chou qui parle, un mahométan qui se glisse dans un chrétien, un « démon de Socrate », une « jeune fillette », des musettes [1] et la berceuse du petit frère Colas… Curieuse liste ? Elle est loin d’être exhaustive et ne propose qu’un pan de ce que l’on peut percevoir de L’autre monde de Savinien de Cyrano de Bergerac joué au théâtre de l’Athénée en ce début d’automne parisien. Ou plutôt, faudrait-il dire, de ce que Benjamin Lazar et l’Ensemble La Rêveuse souhaitent nous en faire percevoir.

Reprenons. Savinien de Cyrano de Bergerac, avant que d’être un personnage d’Edmond Rostand à la fin du XIXe siècle – et l’un des héros les plus célèbres du théâtre français –, a été un écrivain, (libre) penseur, libertin, inventif et (très) critique de son temps. Dans L’Autre Monde : l’Histoire comique des Estats et empires de la Lune, il imagine, dès 1657, un voyage fictif sur la Lune au cours duquel le narrateur croise des personnages aux coutumes bien éloignées de celles qu’il connaît. Là-bas en effet, on « marche » à quatre pattes, on se nourrit de senteurs, on caresse « mignotement » ses invités, on paie à l’aide de poèmes, on écoute des livres, les vieillards doivent le respect aux plus jeunes, et on fait parfois profession d’idées extrêmes…

Le texte est voltairien avant la lettre et prétexte à dénoncer les intolérances diverses, qu’elles proviennent du clergé ou de la société laïque. Il parle d’humains, d’animaux, de gens qu’on pourrait vouloir prendre pour ce qu’ils ne sont pas et d’autres, auxquels on pourrait avoir envie de faire croire ce qu’ils ne devraient pas croire. Usant et abusant, pour notre plus grand plaisir, de sophismes et de jeux de mots piquants, la satire, violente, sait aussi se nuancer d’un rien de tendresse, finalement, comme d’une infinie drôlerie. Parmi les meilleurs moments, on citera le discours plaintif du chou à qui l’on coupe la tête sans se soucier de ce qu’il pense, la plainte de l’enfant qui voudrait n’être pas né parce que, peut-être, il n’a pas été désiré à l’exact instant où il a été conçu, l’évocation d’un mahométan qui se serait glissé dans le corps d’un chrétien…

Pour servir ce discours, finalement, très proche de nous – et dont on s’étonne peu qu’il ait été, en son temps, censuré, réécrit, amendé –, le comédien Benjamin Lazar et l’Ensemble La Rêveuse proposent au spectateur un autre voyage, à la lueur des bougies, en mots et en musique mêlés. Côté jardin, les musiciens alternent atmosphères et couleurs instrumentales. Toutes les combinaisons sont possibles avec les cinq instruments pendus derrière le duo : dessus et basse de viole pour Florence Bolton, luth, théorbe et guitare pour Benjamin Perrot, remarquablement complices dans cette aventure pittoresque. Dufaut, Sainte-Colombe, Playford, Dubuisson, Hume, Marais, Ortiz, Kasperger répondent au texte, le rehaussent, dialoguent avec lui, s’y superposent parfois, sans jamais – pari difficile mais tout à fait réussi – passer au-dessus. Quelques clins d’œil se font entendre : la musique de Diego Ortiz accompagne les évocations de l’Espagnol avec lequel on veut accoupler le narrateur pris, à son corps défendant, pour « la femelle du petit animal de la reine » ; le petit frère de Colas sert à l’endormissement du voyageur épuisé à son arrivée sur la Lune ; le motif de la « jeune fillette » accompagne la fille du roi venue visiter le narrateur que l’on a finalement emprisonné (dans les barreaux de son escabeau). Quelques passages musicaux libres accompagnent rythmiquement l’épopée : bris des fioles de rosée, chute du narrateur, bruit du vent… La musique va d’ailleurs jusqu’à structurer le discours : ainsi entendra-t-on la même musette de Marin Marais lors des deux évocations des « dîners d’odeurs » donnés au voyageur affamé.

Il ne faut pas venir dans cet « autre monde » comme l’on viendrait au concert. Les musettes, bourrées et autres sarabandes ne cherchent pas à faire danser. On pourrait le regretter. Mais on se tromperait. La direction privilégiée est ici celle des mots – la diction parfaite de Benjamin Lazar est un enchantement, à l’instar la prononciation restituée de fort belle façon et sans l’outrance un rien snob que l’on entend parfois du côté de « l’historiquement informé » – et de la musique même qu’ils donnent à entendre.

La voix, la parole, le dire, sont dynamiques. Le voyageur parle, déclame, pleure, se plaint, joue, bouge, chante – les Grands Soleils d’Antoine Boësset, qui s’achèvent en une déclamation chantée remarquable, nous rappellent que les chanteurs du début du baroque étaient des acteurs, des diseurs d’émotions –, murmure, chantonne, sifflote. La gestuelle, comme la musique, souligne les effets du discours, et comme elle sans ostentation superflue. Mains, corps entier participent au dire du texte, le dansent, le virevoltent, l’habitent en chacune de ses syllabes.

La mise en scène de Benjamin Lazar, la scénographie d’Adeline Caron, laissent aussi la part belle au texte qu’elles suggèrent sans ostentation. Aux trois accessoires – un escabeau double en bois, une chaise, un pupitre haut –, que le comédien bouge, gravit, s’approprie au fil du spectacle, s’ajoute une marionnette, réplique de lui-même avec laquelle il dialogue parfois, lorsque le texte le demande.

Certains spectateurs plus amateurs de musique que de théâtre seront peut-être surpris, attendant autre chose… Mais à ceux-là, je le répète, il faudra conseiller de se rendre au concert plutôt que d’aller écouter/voir une pièce de théâtre mise en relief par de la musique. Parce que c’est finalement de cela qu’il s’agit, d’une mise en relief. Ponctuant avec une grande délicatesse une œuvre qui, sous le rire, évoque avec un ton juste des questions que les voyageurs que nous sommes (ou pas) se posent encore. Intimiste, tendre et moqueur à la fois, tour à tour sérieux et drôle, le voyage vers cet « autre monde » est un bien beau voyage dont le spectateur, une fois rentré chez lui, pourra avec bonheur, à l’instar du narrateur sur le vaisseau qui le reconduit en France après son retour sur terre, « ruminer les merveilles ».

L’autre monde ou les états et empires de la lune au théâtre de l’Athénée du 25 au 28 septembre et du 8 au 12 octobre 2019 | texte Savinien de Cyrano de Bergerac | adaptation et mise en scène Benjamin Lazar | conception musicale Ensemble La Rêveuse. 


Photographie : © Nathaniel Baruch

[1] La musette est une danse populaire modérée à la mélodie souvent assez simple, basée sur une pédale (ou bourdon). Son nom provient de la « muse » ou « musette », ancêtre de la cornemuse.