Le Fou sifflant (Whistling Fool)
Toujours la même cadence, qui n’a jamais changé : mes pas. S’il y eut une époque avant que cette habitude ne me saisisse, comme c’est probablement le cas, je ne parviens pas à me rappeler comment cette période, ce vide, était, ou bien si ce n’était un vide disons cette attente, cette invitation, cette façon de se rassembler pour amorcer un mouvement vers l’avant, affleurant les sources de la conscience, parce que je suis un fou sifflant. Quand il a commencé, sûrement longtemps avant, serpentant par le chuchotement confus du monde, ce sifflement se déclenchait depuis le juke-box crânien, et une fois libéré trouvait des perchoirs proches et lointains, dans les recoins les plus insoupçonnés, ou bien là, juste devant moi, étonné de mon inattention jusqu’alors. Un son sympa, inexercé, qui ne prend pas vraiment de corps et manque d’une tonalité parfaite, se moquant bien de l’ouïe, de l’air, de l’entrain ; les obstacles lui donnent plutôt de la force, alors qu’il s’élève et flotte, pour rebondir spontanément sur des talus cachés ou pour virer en fugue pour tester des intervalles, des échelles fortuites à grimper puis en les redescendant, pour se volatiliser. À vrai dire, je ne sais pas d’où il vient avant d’arriver là, ni ce qui le réveille exactement. Peut-être quelqu’un a-t-il dit un mot ou mentionné une référence culturelle ? Peut-être que la forme d’une pensée ou les rythmes de la lumière, les branches, les surfaces passantes, la séquence involontaire d’un bruit, un klaxon, un craquement dans le ciel, produisent une ouverture, l’aperçu d’une ouverture ? Et je tombe dedans. Si on me donnait une formule pour déterminer son cours, une sorte de plan ou d’algorithme, je ne saurais pas comment m’en servir, et le sifflement se faufilerait quoi qu’il en soit, toujours imprévisible.
Les mélodies qui se déroulent, je suppose, surgissent bien de quelque part ; ou pas. « Quelqu’un est heureux », m’a-t-on fait remarquer, pourtant je ne crois pas que la félicité soit non plus le véritable déclencheur. Toutes les saisons et toutes les humeurs fournissent leurs tonalités, leurs indices d’une phrase ou d’un souvenir. Est-ce que le sifflement anticipe mes mouvements ? Parfois j’en ai la certitude. « Eh oh ! Essayons ceci ! », me dit-il, et on est parti. Mais même lorsqu’un air se glisse mystérieusement dans mes pensées, et que je le transmets dans mon sifflement, peu importe avec quel soin je le retrace, bientôt la mémoire trébuche et me renvoie vers une note différente, qui pourrait être considérée comme une « mauvaise » note, laquelle me mène ensuite vers de nouvelles voies et possibilités et je perds le fil complètement. Mais je peux le faire ̶ qui d’autre que moi ? ̶ puisque je suis le Fou sifflant ! D’ailleurs, s’il donne l’impression de donner concert, ce n’est que par hasard. Je n’ai pas de responsabilités envers un public, ni de maîtriser un instrument, seulement de tendre mes lèvres et de souffler. Je peux l’emporter où je veux, ou le laisser m’emporter, nous y arriverons ensemble de toute façon.
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Whistling Fool
The time signature remains the same, that has never changed — my footsteps. If there was a time before the habit took hold of me, as there probably was, I cannot recall what it was like, that emptiness, or if not emptiness that waiting, that invitation, that gathering into forward motion just below the wellsprings of consciousness, because I am a fool for whistling. Whenever it started, and surely long before, meandering through the confused whisper of the world, that whistling tripped forth from the cranial jukebox and once let loose found perches near and far, in the most unsuspected corners, or else right in front of me, curious at my inattention until that moment. A friendly sound, untrained, not quite full-bodied and lacking a perfect tone, it doesn’t care about the hearing or the airing or the faring, obstacles sooner give it strength, as it rises and floats, bouncing unbidden off hidden embankments or bending away to test intervals, chance ladders to climb and stepping off, vanish. The truth is, I don’t know where it goes until it gets there, nor what stirs it awake exactly. Maybe someone said a word or mentioned a cultural reference, maybe the shape of a thought or the rhythms of light, branches, passing surfaces, the unintended sequence of a noise, a horn, a crack in the sky, produce an opening, the glimpse of an opening, and I fall in. If I was given a formula to plot its course, some kind of plan or algorithm, I would not know how to use it, and the whistling would wend its way regardless, ever unpredictable.
The melodies that unfold, I suppose, have to come from somewhere; or not. Someone’s happy, I’ve been told, and yet I don’t think happiness is especially the generator either. Every season and every mood provide their tones, their hints of a phrase or memory. Does the whistling anticipate my moves? Sometimes I’m certain that it does. Hey, let’s try this, it says, and off we go. But even when a tune slips mysteriously into my thoughts, and I carry it along in my whistling, no matter how carefully I trace it, before long memory stumbles and lands me on a different note, what might seem a wrong note, which then leads to new paths and possibilities and I’ve lost the thread completely. But I can do that, who else but me, since I’m the whistling fool. Besides, if it sounds like a concert, that’s only accidental. I have no responsibilities to an audience, nor to mastering an instrument, just pucker up my lips and blow. Can take it where I may, or let it take me, we’ll get there together anyhow.
Photographie : Bird perched on Tree Branch | Pixabay (CC0)
Traduction anglais-français : Jason Weiss, revue par Orianne Hurstel & Emmanuel Desestré