Le Kugelhopf de Solange
Au risque de ne pas vous étonner, Solange n’était pas alsacienne. Elle tenait ce doux prénom d’« ange du soleil » des origines berrichonnes de sa mère, et un caractère marqué, en ces temps peu féministes, de son gascon de père. Qu’est-ce qui a amené Solange à se retrouver les mains dans le pétrin, à faire démonstration à son unique petite-fille d’un des monuments de la pâtisserie alsacienne ? Une guerre, mondiale, un divorce, un homme ayant parcouru la diagonale Strasbourg-Agen pour fuir les bombardements, un amour et deux fils.
Ma grand-mère, née dans la belle bourgeoisie industrielle du Sud-Ouest, en 1914, était fort bonne conductrice mais piètre cuisinière. Elle a pourtant appris, pour celui qui serait son second mari, à mitonner choucroutes, soupes et autres douceurs du cru, au prix de quelques fonds de casseroles qu’elle oubliait régulièrement sur le feu.
Solange et moi n’avons partagé que dix ans de vie, autant dire peu de choses à cet âge. Cependant je garde pour elle une affection profonde, et cette image de mes petites mains ouvertes en grand, hérissées de pâte collante, un sourire radieux aux lèvres disant « Regarde Mamie, j’ai des gants de pâte ! ». À mon sourire répondait celui, faussement sérieux, de ma grand-mère, qui avait gardé de son éducation « bien comme il faut » quelque chose entre l’altier et le raide. Ce moment-là était jouissif, et sa réminiscence régressive. J’avais le droit d’y plonger mes mains, de la malaxer, de la travailler, de jouer avec, sans limite, contrairement à d’autres préparations où je me voyais contenue à un rôle de spectatrice bien sage.
Un contact que j’ai retrouvé il y a quelques années en officiant comme cuisinier : le plaisir et l’effort de pétrir, encore et encore, une pâte proche de la pâte à pain, pour s’assurer d’une bonne levée, d’une belle cuisson, d’un goût incomparable bien loin de la brioche dont les mal-informés le rapprochent souvent. Solange était avec moi, comme chaque fois que je ressors ses moules émaillés (voir photo d’illustration) pour me lancer dans l’aventure du kugelhopf [prononcer grosso modo Kougleuf].
Le kugelhopf, c’est le délice du petit déjeuner ou du goûter. C’est encore meilleur le lendemain ou le surlendemain. Sa pâte dense, relevée de raisins et surplombée d’amandes, se marie à ravir avec un thé ou un chocolat maison pour les plus petits. Voire avec un bon vin blanc d’Alsace, comme préconisé plus bas…
J’en partage avec vous une recette retrouvée au hasard d’un tri récent de vieux cartons, issue de l’ouvrage Elsässiches Kochbüchlein [1] (que je traduirais par « Petit livre de cuisine alsacienne »), que mes camarades Florence Albrecht et Emmanuel Desestré m’ont fait l’amitié de traduire. Eh oui, mon père m’a transmis l’amour du pays, l’amour des mets et des vins alsaciens, les moules à gâteaux ad hoc aussi, mais peu de choses de la langue…
Kugelhopf (ou Gugelhopf)
500 g de farine / 200 g de beurre / 100 g de sucre / ¼ L de lait / 1 petite cuillère à café de sel / 50 g de raisins secs sans pépins / environ 50 g d’amandes entières / 25 g de levure de boulanger
Dissoudre la levure dans un demi-verre de lait tiède et laisser lever. Ajouter le beurre, le sucre et le sel au reste du lait. Verser la farine dans un grand bol en terre, former un puits, y incorporer les œufs et le mélange précédent. Pétrir la pâte à la main et la battre pour l’aérer le plus possible (auparavant on faisait cela durant une demi-heure). Lorsque la pâte se détache bien de la main, incorporer la levure de boulanger. Pétrir de nouveau la pâte pendant quelques minutes, la battre et la laisser reposer dans le bol ; couvrir d’un linge. La pâte doit lever pendant environ 1 heure dans un endroit modérément chaud. Lorsque la pâte a doublé de volume, on la bat une fois de plus (casser la pâte) ; incorporer les raisins gonflés dans l’eau tiède.
Bien beurrer un moule à kugelhopf et garnir les décorations d’amandes (une amande bien calée au fond de chaque cannelure, ndlr). Laisser lentement la pâte entrer d’elle-même dans le moule et la faire lever de nouveau. Elle doit dépasser légèrement du bord. Cuire environ 45 minutes à four moyen. Le kugelhopf doit bien dorer. On peut protéger la surface du gâteau avec du papier d’aluminium. Servir en saupoudrant de sucre glace au petit déjeuner du dimanche ou même comme dessert.
Déguster avec un verre de bon vin d’Alsace (gewurztraminer ou riesling).
On croit savoir que le kugelhopf vient d’Autriche et a été introduit chez nous par la reine Marie-Antoinette. Sa forme en couronne rappelle les couvre-chefs du XIVe siècle « Gugelhüte » (voir « Gogel »).
[1] Doerflinger Marguerite, Elsässiches Kochbüchlein, 75 einfache Küchenrezepte, Delta 2000, Colmar, 1978.
Photographie : Orianne Hurstel (Moule de Solange)