Le pâté de foie de Petite Mamie
Dans le vaste salon de mon grand-père à Neuilly, la lumière blanche de l’hiver traverse la vapeur ondoyante de deux cafés servis dans de la porcelaine fine. Les bords dorés des tasses accrochent les maigres rayons de novembre. Une petite assiette de boudoirs est posée à côté.
Jeanne, surnommée Petite Mamie (on ne naît pas le Sud pour rien), discute avec son beau-fils Robert. Ils s’entendent depuis bien longtemps. Il a épousé sa fille il y a bientôt quarante ans, alors leur complicité est ancrée dans d’innombrables rires et petits gâteaux partagés. Confortablement calés dans des bergères en faux Louis XV, ils touillent tranquillement leurs cafés.
Elle est toute petite et ridée, pas bien épaisse. Elle n’a presque plus de cheveux depuis qu’elle a eu un vilain zona qui lui a abîmé la moitié de la tête. Elle est habillée simplement, elle est assez fauchée, mais porte quand même un collier de perles d’écume sculptées en forme de fleurs pour égayer son chemisier blanc. Robert, lui, est un grand bourgeois un peu rêveur. Il est bien dégarni et porte un costume gris un peu trop grand, on est dimanche. Ils ont tous les deux l’air malicieux de farfadets prêts à imaginer une niche pour le prochain venu.
— Jeanne, le pâté caussadais que Geneviève a servi en entrée était vraiment délicieux. Tous les ans, je me régale lorsque nous ouvrons les pâtés de l’été ! Votre recette est franchement bonne. Les truffes de chez Gaillard sont vraiment extras et vous mettez presque autant de truffes que de foies !
— Merci Robert, c’est toujours un plaisir de vous voir vous jeter dessus comme si je devais ne plus jamais en faire ! Le meilleur, quand on cuisine, c’est bien de voir l’allure du convive lorsqu’il déguste les préparations. Et puis la truffe ce n’est bon que s’il y en a, sinon autant ne pas en mettre ! »
Elle s’installe mieux au fond de son fauteuil avec sa tasse.
— Cette année, qu’elle prononce an-n-née avec son accent mi-limousin, mi-quercinois, je les ai fabriqués avec la petite Anne qui était à Caussade avec Nicole.
— Avec Anne ! le pâté de foie truffé ! C’est étonnant qu’elle ait voulu le faire avec vous. Si je me souviens bien de la recette, c’est un peu répugnant pour une enfant de huit ans, d’autant plus qu’elle ne mange rien. Faire un cake aux fruits confits, je comprends, elle doit picorer pendant qu’elle vous aide, mais le pâté cru, pouah !
— Parlez pour vous, Robert ! Je sais bien que vous détestez voir la préparation. À chaque fois que vous êtes là quand j’en fais, vous trouvez toujours une excuse pour filer vous promener avec mon neveu Pierre et ses enfants. On voit bien que vous avez été élevé à la ville. Pour une campagnarde, le foie cru, ce n’est rien au regard des cris du cochon quand on le tue ! »
Elle est secouée par un petit rire. Du coup, elle se sert un biscuit.
Figurez-vous que si Anne ne mange rien, elle adore les truffes. Elle en est folle ! Les truffes et les cèpes sont les seules choses dont elle est capable de se gaver, surtout dans les omelettes. Quand j’ai dit que j’allais faire du pâté aux truffes, elle a sorti son museau du gros livre dans lequel elle était fourrée, comme d’habitude, et son regard s’est éclairé.
— Du pâté à la truffe ? Je peux t’aider, Mamie ?
J’ai ri intérieurement et je me suis dit, pourquoi pas ? si elle veut essayer cette petite, on verra si elle tient jusqu’au bout…
— Bien sûr ma chérie, tu sais que j’adore faire des choses avec toi. Viens allons chez Monsieur Gaillard acheter quelques belles boîtes de brisures de truffes, puis nous irons chez le boucher chercher le foie de porc que je lui ai commandé.
La voilà levée comme un diable qui sort de sa boîte. Deux minutes après, elle avait mis ses chaussures et elle tournait autour de moi en bondissant, attendant que je finisse de me préparer.
— Sa mère était pareille, dit Robert, toujours impatiente, rien n’allait assez vite pour elle quand elle était petite !
— C’est toujours le cas, répondit Jeanne en souriant. Donc me voilà partie chez les voisins truffiers. Vous auriez dû voir sa tête une fois rentrée dans leur grande maison de briques sur la place du village, une pièce remplie de boîtes de conserve aux étiquettes blanches : truffes entières, brisures de truffes dans des boîtes minuscules ou au contraire imposantes. On aurait cru la voir devant les vitrines de Noël aux Galeries Lafayette ! Nous sommes ensuite passées chez le boucher qui m’avait préparé un paquet déjà emballé.
Nous sommes enfin retournées en cuisine. Elle tournait autour de la table en laissant glisser son doigt langoureusement sur la boîte de truffes.
— Mettons nos tabliers maintenant, veux-tu ? et lave-toi bien les mains !
— Bien, Mamie !
— J’ai sorti le hachoir, le vieux que j’utilise depuis des années (ils sont quand même bien mieux que ces nouveaux trucs électriques qu’on trouve maintenant !). J’ai ensuite posé sur la table deux grands couteaux et des planches à découper.
— Ouvre le paquet de foie, s’il te plaît !
— Oui, Mamie !
— Évidemment, je la regardais en coin pour voir sa tête en ouvrant le paquet. Je n’ai pas été déçue du voyage : je vois sa tête s’allonger en voyant les masses de foie rouges et luisantes. Prends-en un et puis tu me le coupes en gros morceaux s’il te plaît. »
— Mais c’est horrible ! Moi, je ne pourrais jamais faire ça !
— Je vous en prie, vous déshabillez bien les lapins après la chasse !
— Ce n’est pas pareil ! Le lapin, il ne saigne pas quand on le dépèce !
— C’est un comble, je croyais que c’étaient les femmes qui s’évanouissaient à la vue du sang !
Robert fait une vilaine grimace, et Jeanne repose sa tasse de café.
— Anne a découpé les morceaux de foies en grimaçant mais sans râler, ce qui m’a plutôt étonnée. J’ai pris ma grande bassine en plastique bleu pâle et je lui ai demandé de la tenir pendant que je hachais la viande. Elle tordait un peu le nez et essayait de regarder ailleurs tout en vérifiant que tout tombait dans la bassine. Le spectacle n’était effectivement pas très ragoûtant. Viande sanguinolente et molle, bruit humide et sourd quand la viande tombe dans la bassine… Je ne m’étends pas car j’aimerais bien que vous ne tombiez pas dans les pommes !
Grognement de Robert.
— Ma petite était vraiment peu à l’aise. Je sale, je poivre, puis j’ouvre la boîte de truffes. Elle sort de sa torpeur et elle vient se coller contre moi pour observer ce que je fais. Je sors les brisures et je les mélange avec la chair. Franchement, ce n’est pas joli à voir. Comme je suis taquine, je lui ai demandé si elle voulait goûter la mixture… et là elle me dit « Oui, oui, d’accord !».
Elle se met à plonger sa cuillère dans la bassine, une fois puis deux, quand elle a voulu y revenir j’ai crié « stop !! ». Elle mangeait du foie cru sans broncher à l’heure du goûter.
— Beurk ! dit Robert, cette enfant est vraiment bizarre. Bon, j’ai bien gagné un petit remontant pour me remettre de votre recette affreuse. Dire que je la trouvais mignonne, maintenant je vais l’imaginer comme un petit lionceau les babines pleines de sang !
Il revient avec deux minuscules verres en argent ciselé et sert un petit verre de cognac pour Jeanne et lui.
Il le descend cul sec et se ressert.
Jeanne prend un boudoir qu’elle croque avec un bruit sec et sirote lentement son verre avant de prendre le journal.
Photographie : Big Dodzy @Unsplash