Le chou
Où il est montré qu’un rejeton mâle peut issir des feuilles d’un chou, après diverses opérations ci-dessous détaillées
(mais non que les filles naissent dans les roses)
La veille, vingt-quatre décembre, les vivres de Joseph Jenseky étant épuisés — il évitait la fréquentation des commerces depuis une bonne semaine conformément à la tradition familiale — il dîna d’un chou vert, don de Marie Dedieu, exploitante en fichu et blouse à fleurs, qui malgré son âge avancé entretenait un potager au bord du Garon, modeste affluent du Rhône, et bradait ses productions au marché de la Croix-Rousse. Joseph avait déjà remarqué la vieille dame grincheuse, qu’on appelait familièrement la mère Dedieu, qui faisait partie du tableau habituel du quartier et dont le parfum flottait longtemps après son départ, après même que les employés municipaux aient fini de balayer le trottoir, avalé leur anisette et repris le chemin du logis, accord ambré de foin, légume et crottin de cheval, celui qu’elle utilisait comme engrais et transportait sous ses bottes — et un nez attentif pouvait encore en localiser l’emplacement les jours suivants. Joseph longeait le boulevard pour rentrer chez lui alors que les derniers marchands finissaient de plier bagage et passait devant les cagettes de son étal quand elle l’avait hélé d’un ton bourru et lui avait placé son chou dans les bras. « Celui-là il est pour toi ! » : ce fut la seule explication qu’il obtint, elle retourna à ses cagettes et il partit avec son chou gracieux enveloppé d’une double page de journal ficelée d’un sibyllin phrasé.
C’était un chou de bonne famille et de noble descendance. Les traités de botanique qui racontent l’histoire de ce légume hasardent que le premier homme qui eut l’idée d’accueillir un chou sauvage dans son potager devait crier famine, avoir un solide estomac ou beaucoup d’imagination, car Brassica Oleracea subspecie Oleracea, ancêtre des choux cultivés, était une plante peu avenante. Elle offrait une bien maigre pitance — tige ligneuse, feuillage étriqué et rugueux, saveur âpre — et poussait, qui plus est, au flanc de vertigineuses falaises sous le fouet des embruns océaniques, dardant ses prunelles de chardon au-delà des mers. Qui peut croire la fable de l’audacieux jardinier mésolithique, visionnaire et encordé, arrachant au péril de sa vie une plante sans appâts dans l’espoir d’en faire un légume acceptable pour sa lointaine descendance, après des siècles de labeur ingrat et de sélection ? Profitons de cette parenthèse pour soulever le coin du voile d’un bien lourd secret historique — ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage, même si nous nous hâterons de relâcher aussitôt la pesante tenture de velours mordoré sur cette alcôve où il sommeille encore : c’est Brassica Oleracea qui jeta son dévolu sur Homo Sapiens, et non l’inverse. L’anthropologie potagère attend son inventeur, mais les temps ne sont pas encore venus et il y a pour l’heure d’autres chats à fouetter. Disons simplement que le chou originel, malgré son apparente modestie, était une plante peu ordinaire. D’un tempérament fougueux, chose peu commune chez les végétaux, elle ne sut se résigner à la sédentarité coutumière de ses semblables. Ce chou archaïque trépignait d’impatience et il eut l’idée ingénieuse de s’attacher les services d’un mammifère nomade bipède, aux longues jambes alertes, capable de courir sur de longues distances, de construire des charrois pour sillonner les continents et des navires de bois pour traverser les mers, et susceptible ainsi d’assurer son expansion. En bref, c’est le chou qui jeta son dévolu sur l’homme et le domestiqua pour satisfaire ses appétits de grands espaces. Le lecteur désireux d’en apprendre davantage sur le sujet — ce n’est ici ni le lieu ni le temps — consultera avec profit le codicille apocryphe du Sefer Yetsirah, commentaire de la Genèse, dans l’édition critique de Dulard de préférence à la seconde, ou bien encore l’étude de L. Ginsburg intitulée L’homme à l’image du Chou, ainsi que l’ouvrage Les Sept Noms en OU faisant leur pluriel en OUX, dans lequel on trouvera une étude du rituel de psalmodie des Sept Noms (bijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou, pou), ainsi qu’une analyse des correspondances avec les jours de la Création et de la place du chou dans cette liste — non alphabétique, contrairement aux apparences — et la célébration de Choubat le mardi (avec du lait de chamelle fermenté). À quoi l’on peut ajouter les différentes approches du rituel de préparation du chou cabu le jour de Tou Bichevat, symbole de l’abondance en Terre promise au même titre que le lait, le miel, les raisins, figues, grenades, olives et dattes, le Deutéronome (20, 19) qui invite à voir dans ce légume de forme et taille semblables à une tête humaine un homme des champs, un double botanique — la controverse sur ses origines ashkénaze, séfarade ou mizrahim est oiseuse, de même que les ratiocinations de l’herméneutique scolastique sur sa rotondité ou la possibilité qu’il ait pu ou non accompagner l’agneau pascal au menu de la dernière Cène, au détriment de la fève et du pois chiche.
Mais revenons au chou de Joseph Jenseky, car la suite est plus digeste sinon délectable. La passion du chou est bien excusable. En effet, quoi de plus réconfortant, pour l’homme misérable et mélancolique, que d’enfouir son nez dans les feuilles d’un chou ? Joseph ne s’en priva pas, quand il se retrouva chez lui, seul face au légume offert par la mère Dedieu, après l’avoir débarrassé du journal qui l’enveloppait, qu’il déplia et sur lequel il jeta un regard effaré, car les caractères d’imprimerie utilisés sur le papier de médiocre qualité n’appartenaient à aucun système graphique connu de lui, et les mauvaises photographies en noir et blanc affichaient les portraits officiels de parfaits inconnus. Le chou avait été tranché net à l’aube, ras le cou, par Marie Dedieu, armée d’un véritable couteau à égorger, qui avait contemplé le sang laiteux qui suintait, puis bercé cette tête de chou dans ses bras avec la tendresse d’une mère, comme Judith le fit avec celle d’Holopherne dans un remord tardif. Joseph, lui, tenant à deux mains son trophée, se perdait dans les replis sans fin de ses feuilles, des premières plus évasées au vert franc vigoureux, grumeleuses, aux drapés de velours bleu des suivantes, de plus en plus claires, s’emmitouflant dans la rude douceur de leurs arômes préhistoriques. Il avait croqué, pour l’immortaliser, sur une page de son carnet son chou posé sur la table. Il ne tergiversa pas sur les possibilités infinies qu’offrait l’art d’accommoder ce légume, repoussa l’évocation fugitive du bortsch, des soupes et potées, de la garbure béarnaise, du maoutche, de la sarmalute moldave et de l’embeurrée de chou vert. Il opta par goût et par nécessité (car il n’avait aucun ingrédient pouvant servir d’accompagnement) pour la sobriété et passa à la préparation : le broc rempli à la fontaine (on lui a coupé l’eau le premier dimanche de l’Avent) ; son cri d’oiseau manchot quand il le repose sur le carrelage ; le lit d’eau salée dans la cocotte, un modèle breveté amélioré du digesteur de Denis Papin ; la longue cuisson ; les soupirs langoureux et rythmés s’échappant de la soupape du coquemar ; l’humble logis embaumé par la vapeur chaude, sucrée et douceâtre du légume au cours de sa métamorphose dans le secret de l’autoclave ; le philtre transfigurant la demeure, la baignant tout entière de son charme comme une chaumière de conte.
Puis le repas, à la lueur d’une bougie (on lui a coupé l’électricité le deuxième dimanche de l’Avent) : il ne doit rien rester, pense-t-il en ingérant une à une les feuilles tendres de papier gaufré, fondantes comme des hosties mais combien plus goûteuses, en une extase de bonheur primaire, un sentiment de plénitude corporelle et spirituelle que seul le chou peut offrir à l’homme. La cornemuse ne sonne bien que le ventre plein, et rien ne remplit le ventre comme le chou. Il n’est pas au monde de meilleur moyen de parvenir à la véritable satiété, au bonheur d’être repu, comme l’affirment d’ailleurs les traités de brassicologie. C’est pourquoi un décret de Panurge déclare le planteur de choux bienheureux, comme on peut le lire au chapitre dix-huitième du Quart Livre, dans lequel, en son prologue, Priape affirme en outre l’origine divine des choux cabus, qui naquirent des gouttes de la sueur de Jupiter tombées en terre, sous l’effort qu’il fit pour résoudre une aporie.
Ensuite la lente digestion, mystérieuse alchimie mettant au travail les quatre éléments, terre, eau, air et feu dans le chaudron du ventre, l’alambic tirant goutte à goutte la quinte essence et recueillant gramme après gramme la philosophale pierre, au cours du cheminement par l’œsophage, l’estomac, qui produit la matière première brute appelée chyme, le pylore, le duodénum, où commence la purification des fibres précieuses par extraction et élimination des éléments indésirables (lesquels, par une de ces merveilles d’économie dont la nature donne maints exemples, sont réacheminés vers le corps comme d’utiles nutriments), le jéjunum, l’iléon, le cæcum, le côlon, et enfin l’ampoule rectale où est recueillie la matière aboutie, dit aussi boyau culier, creuset du Grand-œuvre.