Les Études Karnatiques de Jacques Charpentier par Giusy Caruso
Une somme musicale au parfum d’absolu
Dans le paysage relativement restreint des cycles d’études pour piano seul du second XXe siècle (Phil Glass, György Ligeti, Maurice Ohana, Alain Louvier, Olivier Greif), les 72 Études Karnatiques de Jacques Charpentier représentent une somme considérable. Ce ne sont en effet pas moins de trois heures de musique, écrites en près de trente ans par un compositeur par ailleurs prolixe bien que peu connu du grand public et qui était aussi organiste, homme d’institutions et pédagogue.
Avec cette somme colossale, c’est un monde d’absolus qui se livre à l’auditeur. Absolu dans l’idée initiale même : la musique « karnatique » est une tradition du sud de l’Inde née au milieu du XVIe siècle puis restructurée au cours du XVIIe. Elle est basée sur un ensemble (Melakarta) de soixante-douze modes ou ragas, chacun d’eux constitué d’une octave divisée en deux tétracordes. Pour Jacques Charpentier, qui a passé près de deux ans en Inde et entretenu une correspondance étroite avec l’ethnomusicologue Alain Daniélou, l’utilisation de ces ragas permet un jeu avec les douze notes de l’échelle occidentale qui est en même temps une alternative à l’atonalité comme au dodécaphonisme. À cette idée-mère s’ajoutent d’autres mondes, d’autres emprunts : à l’Orient toujours avec le recours aux deçî-tâlas, cycles rythmiques propres au nord de l’Inde – très utilisés aussi par Messiaen, avec qui Charpentier a étudié et à qui sont dédiées les Études ; aux traditions musicales occidentales savantes enfin, grâce à diverses références glissées dans l’œuvre. Ainsi les huitième et neuvième cycles font-ils respectivement référence à la sonate comme genre (« Quasi una Sonata », dont certains ragas jouent les rôles de thèmes de sonate) et à Maurice Ravel (« Miroirs »). La mise en jeu des hauteurs, durées, nuances et modes d’attaques n’est pas sans rappeler le sérialisme intégral – on ne peut s’empêcher de songer parfois à la quatrième des Études de rythme d’Olivier Messiaen (encore lui), Mode de valeurs et d’intensités. D’autres techniques (nappes d’accords résonants, ostinati, mélodies en mouvements parallèles, accentuations décalées) évoquent parfois Debussy, Bartók ou Stravinsky. Enfin le douzième et dernier cycle introduit une autre référence à la musique contemporaine avec l’idée de forme ouverte : il est conçu de façon aléatoire, l’interprète étant libre du choix des enchaînements des motifs disposés en étoile sur la partition ; la dernière étude de ce cycle – et de l’ensemble – fait d’ailleurs figure de « résumé » (des accords comme des schémas mélodiques) du cycle entier.
À l’image de la division du Melakarta, en douze cycles ou chakras de six échelles, l’ensemble est divisé en douze cycles dont les numéros d’ordre possèdent un sens symbolique (certains d’entre eux sont enchaînés), chacun comprenant six études. Chacune des études, dont la durée varie entre moins d’une minute et plus de cinq, est précédée de l’énoncé du mode sur lequel elle est basée. Et avec ces modes, ce sont autant de mondes, de paysages sonores, d’atmosphères, qui se donnent à entendre. Certains, lents à l’extrême, sont de vrais moments de temps suspendu (Yâgaprya, Hâmovasantha) alors que d’autres surprennent par leur vivacité (Chakavaka, Çanhâradvani, Mârarângini, Gamanacrya). Les longues résonances (Çadivedamangini, mouvement lent de la « sonate » du 8e cycle) font parfois brusquement interruption par des élans vifs, gestes incisifs, « griffures » (Vânaspati, Rishavaprya) – certaines études ne sont, d’ailleurs, que purs gestes comme Chintâmani, la plus brève, extrêmement incisive, toute de batteries agressives et de traits virtuoses balayant le clavier. Les accords sont clusters et agrégats sonores proposant une écriture verticale des notes des ragas, en nappes résonantes ou en mouvements rapides (Hatakambari, Karaharaprya), alternant parfois avec des figures mélismatiques. Certaines études offrent une succession de sections contrastées (Jâlavarâlî, Ragonprya, Visvambari, Lalângî) lorsque d’autres s’entendent comme un unique élan (Pâvanî, qui s’achève par une série de notes répétées, Vâchaspati). Les registres extrêmes s’opposent (Nâvanîta, Matsyakaliâni) ou se superposent (Rhâtnangi, Nâtabhairavi) ; les motifs mélodiques sont parfois présentés en ostinati à la manière de mouvements perpétuels (Tânarupi), dupliqués (Nâmanagini), joués parallèlement dans des registres différents (Gamanacrya), ponctués par des accords (Visvambari). Les fins se font abruptes (Ragavardini, Gamanacrya) ou diminuent progressivement en decrescendo jusqu’à atteindre le silence (Salanâva, Jâlavarâlî, Gamanacrya).
À cette musique absolue, il faut une interprétation absolue. Qui sache se faire l’écho d’une œuvre qui s’essaie avec bonheur à la synthèse d’esthétiques si différentes. Cette interprétation, Giusy Caruso, à qui l’on doit déjà deux enregistrements remarqués par la critique [1], la propose, l’affirme devrait-on dire, avec un engagement total. Il faut dire que la pianiste, qui est aussi chercheure, a consacré sa thèse aux études [2]. Aussi s’est-elle plongée dans l’univers des musiques et traditions hindoues pour en approcher la substance profonde, qu’elle restitue au long de ces trois heures – ce premier enregistrement live de l’œuvre est la captation d’un concert exceptionnel donné le 26 novembre 2016 à l’auditorium du conservatoire de Carcassonne en présence du compositeur – avec une palette sonore dont la richesse et la variété rendent parfaitement les multiples mondes du Melakarta. Tour à tour percussif et caressant, enchaînant les élans et phrasant les motifs avec la respiration juste, le jeu de Giusy Caruso témoigne d’une parfaite appropriation du langage original et complexe des Études. Face à une telle heureuse énergie, on est d’autant plus malheureux de l’habillage vieillot du coffret et on regrette infiniment, surtout, l’indigence d’une prise de son qui, conférant à l’instrument une couleur bien trop métallique, ne rend justice ni à l’œuvre ni à son interprétation, à laquelle on se désole d’autant plus de n’avoir pu assister. On se console toutefois : la pianiste a, pour reprendre une expression empruntée à Marie Trautmann-Jaëll qu’elle cite elle-même dans sa thèse, « son âme au bout de ses doigts ». Nul doute qu’elle ne poursuive avec bonheur les chemins qu’elle a commencé à s’ouvrir de si belle manière.
Jacques Charpentier, 72 Études Karnatiques | Giusy Caruso, piano | CRC 3610/11/12 | Centaur Records
[1] L’un est consacré à Franz Liszt et l’autre à des compositeurs italiens (Giacinto Scelsi, Biagio Putignano et Davide Anzaghi).
[2] Mirroring the Intentionality and Gesture of a Piano Performance. An Interpretation of 72 Études Karnatiques pour piano. La thèse, préparée à l’Université de Ghent (Belgique), en partenariat avec le KASK – School of Arts (Conservatoire royal de Ghent), a été soutenue en 2018.