Numéro 2 | 2019 : GourmandiseS

Péché ou célébration, excès ou idéal de vie, la gourmandise fait débat, mais attise aussi la créativité. Poésie, littérature, photographie, peinture, philosophie, pédagogie, introspection et voyage peuplent ce numéro spécial, concocté à l’occasion le Festival du Peu, à l’instigation de son commissaire d’exposition Frédérik Brandi.

 

Avec la participation de :

Florence Albrecht | Marilyne Bertoncini | Laurent Bouisset | Pablo Cueco | Luc Aimé Dansou | Gwenael De Boodt | Emmanuel Desestré | Marie-H. Desestré | Philippe Devisme | Charles Duttine | Jean-Christophe Goddard | Hoda Hili | Orianne Hurstel | Anne Ibos-Augé | Maurice Jakubowicz | Vincent Jourdan | Nathalie Labrousse-Marchau | Marie-France Leccia | Hounhouénou Joël Lokossou | Elena Maselli | Laurent Pina | Éric Planes | Katy Remy | Jean-François Roullin | Anabel Serna Montoya | Ta Gali | Jean-Paul Terranova | Jason Weiss | Judith Wiart

Parution du 28 juin 2019 pour le début du Festival du Peu à Bonson.


Petits plaisirs et grands excès

Le gourmand : glouton ou gourmet ? Il n’est pas dit que notre XXIe siècle soit si différent du Moyen-Âge relativement à la gourmandise. L’histoire de la gourmandise oscille entre le péché le plus combattu, traînant derrière ou devant lui luxure, orgueil, envie, avarice ou désobéissance, et le privilège aristocratique des gastronomes dont Anthelme Brillat-Savarin s’institua prince. Aujourd’hui au moins autant qu’avant, ce siècle culpabilise ceux des gourmands qui ne savent pas se tenir. Trop gros, trop gras, dispendieux, gaspilleurs indécents, trucideurs de saumons, exploiteurs de biosphère, il n’y a qu’un pas du raffinement le plus valorisé à l’avanie cholestérique. Bien sûr, ce n’est plus l’Église qui fustige ses ouailles trop gourmandes, ce rôle est tenu désormais par une forme d’autosurveillance sociale. La gourmandise contient en elle le trop débordant, ce trop qui nous fait montrer du doigt le gourmand — on passe toutefois cette manie aux femmes longtemps considérées comme incapable de maturité et de raison, ainsi qu’aux enfants, que l’on juge tout autant dépourvus de ces qualités.

Pourtant, les recettes de nos campagnes et celles des grands chefs sont nourries du plaisir gourmand — serait-il encore coupable ? — des générations d’amateurs de bonne chère. Loin d’être une pratique individuelle et égoïste, elle s’entretient entre commensaux, par le partage, la parole, dans les cuisines, les rues du monde où gourmandise signifie parfois l’engouement pour un plat, les cafés, les restaurants, la cour des fermes et la place des villages. Il suffit de voir la diversité des gourmandises d’Europe, d’Asie, d’Afrique et des Amériques, salées, sucrées, vêtues d’umami, alcoolisées, complexes ou frustes ; car si « l’homme doit manger pour vivre », il semble bien avoir redoublé de créativité pour saliver avant, pendant et après le repas.

Les peintres de la Renaissance n’ont-ils pas rivalisé de génie créatif, à l’instar de Willem Claeszoon Heda, pour attiser la gourmandise de leurs contemporains par des natures mortes d’un réalisme fascinant ? Non contents de croquer les ingrédients, ils ont peint les excès d’un peuple ripailleur, les gloutons invétérés, leur donnant une place de choix. À trop interdire, on attise l’envie ! Les poètes et les écrivains, Homère, Horace, Charles d’Orléans, François Rabelais, Pierre Loti, Molière, Victor Hugo, Émile Zola, Alexandre Dumas, Saint-John Perse, Charles Marie Georges Huysmans ou Karen Blixen ont croqué gourmandise de mets et de vin — car l’ivresse n’est pas en reste, notamment chez les soufis Djalàl Al-Din Rùmi, Attâr, Hafez. Gourmandise terrestre, gourmandise divine.

Rabelais quant à lui a probablement poussé cette gourmandise à des extrémités peu religieuses et aussi ouvert la gourmandise à d’autres péchés. Pour ne serions-nous pas, il est vrai, gourmands de chair humaine, au figuré comme au propre ? Ces bébés à croquer et ces petons potelés que l’on dévore par jeu ne sont-ils pas le signe qu’il n’y a qu’un pas du symbolique à la réalité ? N’est-ce pas parce que nous nous attachons à une vision éminemment rationnelle que nous voyons dans la dévoration amoureuse une simple métaphore ? Imaginons que tout est chose à manger : hommes, femmes, enfants, livres, sons, pensée, rêves, êtres surnaturels ou divinités, ainsi que nous l’évoquions. Ne salivons-nous à écouter parler de cuisine que par analogie ? La gourmandise de découvertes n’a-t-elle pas d’effets physiologiques ? Quant à la musique, si elle chante et encourage les amphitryons et les convives, n’oublions qu’on peut aussi s’en goinfrer jusqu’à écœurement.

Conséquence sociale ou ferment de société ? Le cinéma explore aussi ces aspects de la gourmandise. Là où la télévision d’aujourd’hui glorifie les flamboyants cuisiniers contorsionnistes, le cinéma des années soixante-dix condamnait les excès consuméristes d’une société opulente : celui qui en a les moyens meurt de trop de gourmandise, celui qui ne les a pas meurt aussi, de faim. Aussi, la gourmandise est sucrée, salée, grasse, juteuse, craquante, dorée, croustillante, moelleuse ; la gourmandise est opulence — à la mesure de l’orgueil de certaines civilisations—, apanage de ceux qui ont trop. Et la modération me direz-vous, ne peut-elle être gourmande ? Se priver pourrait bien aboutir à développer goût et sensations, tout comme la compréhension de ses propres affects.

Vous l’aurez compris, honnie ou bénie, la gourmandise est une chose sérieuse, trop sérieuse pour ne pas s’en préoccuper. Le festival du Peu, à Bonson l’aura entendu ainsi de son côté, ouvrant le champ de l’art à ce que la gourmandise évoque de beau, de mystérieux, de savoureux, de dérangeant, mais aussi d’effroyablement tapi au creux de nos désirs. Ici, dans ce numéro 2 du Ventre et l’oreille, cuisiniers, philosophes, plasticiens, comédiens, voyageurs, mangeurs, photographes, musicologues, cinéphiles, écrivains, poètes friands de spiritualité, ou simples… gourmands, tous les contributeurs ont agrandi un territoire commun. Des plaisirs les plus simples — souvenez-vous de la sensation des doigts qui glissent dans le pot de confiture —, à ceux plus élaborés des grands pâtissiers, chacun a fait œuvre pour dire ou montrer que la gourmandise attise nos sentiments et notre créativité.  Bien que la gourmandise soit une affaire visiblement intime — il est indéniable que certaines de nos appétences dégoûtent ou horrifient nos voisins —, elle est communicative et transmissible. Aussi, dans une volonté d’attiser l’appétit de nos lecteurs, avons-nous pris la liberté de parsemer çà et là quelques recettes, des plus conventionnelles aux moins avouables.

Tous les participants à ce numéro plaident coupable, bien entendu, car ils sont tous gourmands !